L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Quand elles entrèrent dans la salle de séjour, la femme du médecin vit que le vieillard au bandeau noir était assis sur le canapé où il avait dormi. Il avait la tête entre les mains, les doigts plongés dans la broussaille de cheveux blancs qui peuplaient encore ses tempes et sa nuque, et il était immobile, tendu, comme s’il voulait retenir ses pensées ou, au contraire, les empêcher de prendre racine. Il les entendit entrer, il savait d’où elles venaient, ce qu’elles avaient fait, il savait qu’elles avaient été nues, et s’il en savait tant ce n’était pas parce qu’il avait soudain recouvré la vue et qu’il était allé à pas de loup, comme les autres vieillards, épier non pas une Suzanne au bain, mais trois, aveugle il avait été, aveugle il était toujours, il était simplement allé à la porte de la cuisine et de là il avait entendu ce qu’elles se disaient sur le balcon, les rires, le bruit de la pluie et des gifles d’eau, il avait respiré l’odeur du savon puis était retourné sur son canapé, se disant qu’il y avait encore de la vie dans le monde et se demandant s’il y en aurait une petite part pour lui. La femme du médecin dit, Les femmes sont lavées, maintenant c’est le tour des hommes, et le vieillard au bandeau noir demanda, Il pleut toujours, Oui, il pleut, et il y a de l’eau dans les bassines qui sont sur le balcon, Alors je préfère me laver dans la salle de bains, dans le tub, il prononçait ce mot comme s’il présentait son certificat de naissance, comme s’il expliquait, Je date du temps où on ne disait pas baignoire mais tub, et il ajouta, Si ça ne t’ennuie pas, bien entendu, je ne veux pas salir ton appartement, je te promets de ne pas verser d’eau par terre, enfin, je ferai de mon mieux, Dans ce cas, je vais t’apporter les bassines dans la salle de bains, Je vais t’aider, Je peux les porter seule, Il faut bien que je serve à quelque chose, je ne suis pas un invalide, Alors, viens. Du balcon la femme du médecin poussa vers l’intérieur une bassine presque pleine, Prends par là, dit-elle au vieillard au bandeau noir en lui guidant les mains, On y va, ils soulevèrent la bassine, Heureusement que tu es venu m’aider, finalement je n’aurais pas pu le faire seule, Tu connais le dicton, Quel dicton, Travail de vieux est peu, mais qui le méprise est fou, Ce dicton n’est pas comme ça, Je le sais, là où j’ai dit vieux il faut dire enfant, là où j’ai dit méprise c’est dédaigne, mais il faut adapter les dictons au temps si on veut qu’ils continuent à dire la même chose, Tu es un philosophe, Quelle idée, je ne suis qu’un vieillard. Ils vidèrent la bassine dans la baignoire, puis la femme du médecin ouvrit un tiroir, elle venait de se souvenir qu’elle avait encore une savonnette. Elle la plaça dans la main du vieillard au bandeau noir, Tu sentiras bon, plus que nous, savonne-toi à volonté, ne te fais pas de soucis, la nourriture manquera peut-être, mais des savonnettes, il doit y en avoir à foison dans les supermarchés, Merci, Fais bien attention, ne glisse pas, si tu veux j’appelle mon mari pour qu’il vienne t’aider, Non, je préfère me laver seul, Comme tu voudras, et tu as ici, regarde, donne-moi la main, un rasoir et un blaireau, si tu as envie de te raser, Merci. La femme du médecin sortit. Le vieillard au bandeau noir ôta le pyjama qui lui était échu en partage lors de la distribution des vêtements, puis, avec beaucoup de prudence, il entra dans la baignoire. L’eau était froide et peu profonde, une vingtaine de centimètres, et quelle différence entre la recevoir à grands jets du ciel en riant comme les trois femmes et ce pataugement triste. Il s’agenouilla au fond, inspira profondément et, joignant les mains, il jeta sur sa poitrine la première louchée d’eau qui lui coupa presque le souffle. Il se mouilla vite tout entier pour ne pas avoir le temps d’avoir la chair de poule, puis il commença à se savonner avec ordre et méthode, à se frotter énergiquement en partant des épaules, les bras, la poitrine et l’abdomen, le pubis, le sexe, l’entrecuisse, Je suis pire qu’un animal, pensa-t-il, puis les cuisses maigres, jusqu’à la croûte de saleté qui lui chaussait les pieds. Il laissa la mousse agir pour renforcer l’opération de nettoyage et dit, Il faut que je me lave la tête, et porta les mains derrière sa nuque pour en détacher le bandeau, Toi aussi, tu as besoin d’un bain, et il le laissa tomber dans l’eau, maintenant son corps était réchauffé, il se mouilla et se savonna les cheveux, il était un homme de mousse, tout blanc au milieu d’une immense cécité blanche où personne ne pourrait le découvrir, s’il pensa cela il se trompa car au même moment il sentit des mains toucher son dos, cueillir la mousse de ses bras et de sa poitrine pour l’étendre ensuite sur son dos, lentement, comme si, ne pouvant voir ce qu’elles faisaient, elles devaient être plus attentives à leur travail. Il eut envie de demander, Qui es-tu, mais sa langue se figea, il ne le put pas, maintenant son corps frissonnait, mais pas de froid, les mains continuaient à le laver doucement, la femme ne dit pas, Je suis la femme du médecin, je suis la femme du premier aveugle, je suis la jeune fille aux lunettes teintées, les mains achevèrent leur œuvre, se retirèrent, on entendit dans le silence la porte de la salle de bains se refermer doucement, le vieillard au bandeau noir resta seul, à genoux dans la baignoire comme s’il implorait miséricorde, tremblant, tremblant, Qui cela peut-il bien être, se demandait-il, la raison lui disait que ce ne pouvait être que la femme du médecin, c’est elle qui voit, c’est elle qui nous a protégés, soignés et nourris, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle ait eu aussi cette discrète attention, c’était ce que la raison lui disait, mais il ne croyait pas à la raison. Il continuait à trembler, sans savoir si c’était d’émotion ou de froid. Il chercha le bandeau au fond de la baignoire, il le frotta avec vigueur, le tordit, se le remit autour de la tête, ainsi il se sentait moins nu. Quand il entra au salon, séché, sentant bon, la femme du médecin dit, Voici un homme propre et rasé, puis comme si elle découvrait que quelque chose aurait dû être fait et ne l’avait pas été, Ton dos n’a pas été lavé, quel dommage. Le vieillard au bandeau noir ne répondit pas, se disant qu’il avait eu raison de ne pas croire à la raison.

Le peu qu’il y avait à manger fut donné au garçonnet louchon, les autres devraient attendre un réapprovisionnement. Il y avait dans la dépense des compotes, des fruits secs, du sucre, un reste de biscuits, quelques biscottes rassies, mais ils ne puiseraient dans ces réserves, et dans d’autres qui leur seraient éventuellement adjointes, qu’en cas de nécessité absolue, car la nourriture de chaque jour devrait être gagnée chaque jour, et si par mésaventure l’expédition revenait bredouille, alors oui, chacun recevrait deux biscuits et une cuillerée de compote, Il y a de la compote de fraise et de pêche, que préférez-vous, trois moitiés de noix, un verre d’eau, le luxe, tant que cela durera. La femme du premier aveugle dit qu’elle aimerait les accompagner dans leur recherche de nourriture, trois personnes ne seraient pas de trop, même si deux d’entre elles étaient aveugles elles pourraient toujours porter des fardeaux, et de plus, si c’était possible, comme ils n’en étaient pas très loin, elle aimerait bien aller voir dans quel état se trouvait son appartement, s’il était occupé, si c’était par des gens de sa connaissance, par exemple, des voisins dont la famille se serait accrue du fait de l’arrivée de parents de province fuyant l’épidémie de cécité qui avait attaqué leur village, l’on sait qu’en ville il y a toujours davantage de ressources. Ils partirent donc tous les trois, empaquetés dans ce qui restait encore comme vêtements à la maison, car les autres, ceux qui ont été lavés, devront attendre le beau temps. Le ciel était toujours couvert, mais il ne pleuvait plus. Emportées par l’eau, surtout dans les rues en pente, les ordures s’étaient amoncelées en petits monticules, laissant propres d’amples sections de la chaussée. Pourvu que la pluie continue, dans notre situation le soleil serait le pire qui puisse nous arriver, dit la femme du médecin, il y a déjà assez de pourriture et de puanteur comme ça, Nous sentons plus ces odeurs parce que nous sommes propres, dit la femme du premier aveugle, et son mari fut d’accord, bien qu’il eût l’impression d’avoir attrapé un refroidissement à cause du bain d’eau froide. Il y avait des masses d’aveugles dans les rues qui profitaient de l’éclaircie pour chercher de la nourriture et satisfaire dehors les besoins excrétoires auxquels le peu d’aliments et de boissons obligeait encore. Les chiens flairaient partout, fouillaient les ordures, certains tenaient dans la gueule un rat noyé, cas extrêmement rare, explicable seulement par l’abondance inusitée des dernières pluies, le rat avait dû être surpris par l’inondation dans un endroit difficile, être bon nageur ne lui avait servi à rien. Le chien des larmes ne se mêla pas à ses anciens compagnons de meute et de chasse, il a fait son choix, mais il n’est pas animal à attendre qu’on le nourrisse, le voici déjà en train de mastiquer on ne sait quoi, ces montagnes d’ordures renferment des trésors inimaginables, il faut simplement chercher, fourrager et trouver. Le premier aveugle et sa femme devront aussi, le moment venu, chercher et fourrager dans leur mémoire, maintenant qu’ils connaissent les quatre coins non pas de la maison où ils vivent et qui en a beaucoup plus, mais de la rue où ils habitent, les quatre coins qui leur serviront de points cardinaux, les aveugles n’ont pas envie de savoir où est l’orient ou l’occident, le nord ou le sud, ce qu’ils veulent c’est que leurs mains tâtonnantes leur disent s’ils sont sur le bon chemin, jadis, quand ils étaient encore peu nombreux, ils se servaient de cannes blanches, le son des coups continus sur le sol et sur les murs était comme une espèce de chiffre qui identifiait et reconnaissait la route, mais aujourd’hui où tout le monde est aveugle, une canne de ce genre serait à peu près inutile au milieu du vacarme général, sans compter qu’immergé dans sa propre blancheur l’aveugle pourrait douter d’avoir quoi que ce soit dans la main. Outre ce que nous appelons instinct, les chiens ont, comme on le sait, d’autres moyens de s’orienter, encore qu’étant myopes ils se fient assez peu à leur vue, mais comme ils ont le nez bien en avant des yeux, ils arrivent toujours là où ils veulent, dans ce cas-ci, et à toutes fins utiles, le chien des larmes leva la patte dans les quatre vents principaux, si un jour il se perd, la brise se chargera de le guider jusqu’à la maison. Pendant qu’ils marchaient, la femme du médecin regardait les rues d’un côté et de l’autre, à la recherche de magasins de denrées alimentaires où réapprovisionner leur dépense bien diminuée. La razzia n’était pas totale car dans les anciennes épiceries on pouvait encore trouver quelques haricots ou quelques pois chiches au fond des barils, ce sont des légumineuses qui mettent beaucoup de temps à cuire, il faut de l’eau, il faut du combustible, et actuellement elles ne jouissent pas d’un très grand crédit. La femme du médecin n’était pas particulièrement férue de proverbes, pourtant un peu de ces sciences anciennes avait dû lui rester en mémoire car elle emplit deux des sacs qu’ils avaient emportés de haricots et de pois chiches, Il faut toujours garder une poire pour la soif, lui avait dit sa grand-mère, en fin de compte l’eau où tu les mettras à tremper servira aussi à les cuire, et ce qui restera de l’eau de cuisson ne sera plus de l’eau mais du bouillon. Ce n’est pas seulement dans la nature que parfois rien ne se perd et tout est mis à profit.

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