L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Personne ne sembla remarquer combien il est absurde pour une aveugle de dire qu’elle n’oubliera pas un visage qu’elle n’a pas vu. Les aveugles avaient reculé aussi vite qu’ils le pouvaient, cherchant les portes, peu après les aveugles de la première chambrée mettaient leurs compagnons au courant de la situation, D’après ce que nous avons entendu, je ne crois pas que nous puissions faire autre chose qu’obéir pour l’instant, dit le médecin, ils semblent nombreux, et le pire c’est qu’ils ont des armes, Nous aussi nous pourrions nous en procurer, dit l’aide-pharmacien, Oui, des branches que nous arracherions aux arbres, s’il en reste encore quelques-unes à hauteur de bras, des fers de lits que nous aurions à peine la force de brandir, alors qu’eux disposent d’au moins une arme à feu, Moi je ne donnerai pas ce qui m’appartient à ces fils de putes aveugles, dit quelqu’un, Moi non plus, renchérit un autre, Bon, ou bien nous donnons tous, ou bien personne ne donne, dit le médecin, Nous n’avons pas le choix, dit sa femme, de plus, ici, la règle devra être la même que celle qui nous est imposée de l’autre coté, celui qui ne voudra pas payer ne paiera pas, c’est son droit, mais alors il ne mangera pas, car en aucun cas il ne pourra se nourrir aux dépens d’autrui, Nous donnerons tous et nous donnerons tout, dit le médecin, Et celui qui n’a rien à donner, demanda l’aide-pharmacien, Celui-là, en revanche, mangera de ce que les autres donneront, car comme a dit très justement quelqu’un, à chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins. Un silence se fit et le vieillard au bandeau noir demanda, Qui désignerons-nous comme responsable, Je choisis le docteur, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Un vote ne fut pas nécessaire, toute la chambrée était d’accord. Nous devons être deux, rappela le médecin, y a-t-il un volontaire, demanda-t-il, Moi, si personne d’autre ne se présente, dit le premier aveugle, Très bien, commençons donc la collecte, il nous faudrait un sac, un fourre-tout, une petite valise, n’importe quoi fera l’affaire, Je peux vider ça, dit la femme du médecin, et de se mettre aussitôt à vider un fourre-tout où elle avait réuni des produits de beauté et diverses babioles à un moment où elle ne pouvait pas imaginer les conditions dans lesquelles elle serait obligée de vivre. Parmi les flacons, boîtes et tubes venus d’un autre monde, il y avait une paire de longs ciseaux avec des pointes fines. Elle ne se souvenait pas de les avoir mis dedans, mais les ciseaux étaient là. La femme du médecin leva la tête. Les aveugles attendaient, son mari était allé jusqu’au lit du premier aveugle et bavardait avec lui, la jeune fille aux lunettes teintées disait au garçonnet louchon que la nourriture ne tarderait plus, et par terre, poussée derrière une table de chevet, comme si la jeune fille aux lunettes teintées avait voulu dans un inutile et puéril geste de pudeur la cacher à la vue de qui ne voyait pas, il y avait une serviette hygiénique tachée de sang. La femme du médecin regardait les ciseaux et se demandait pourquoi elle les regardait ainsi, ainsi comment, ainsi, mais ne découvrait aucune raison, vraiment, quelle raison pourrait donc être enfouie dans une simple paire de longs ciseaux couchée dans des mains ouvertes, avec ses deux lames nickelées et ses pointes acérées et brillantes, Tu l’as trouvé, demanda son mari, Oui, répondit-elle, et elle tendit le bras qui tenait le fourre-tout vide pendant que l’autre bras allait se placer derrière le dos pour cacher les ciseaux, Que se passe-t-il, demanda le médecin, Rien, répondit la femme, comme elle aurait pu aussi bien répondre, Rien que tu puisses voir, ma voix a dû te surprendre, c’est tout. En compagnie du premier aveugle, le médecin s’avança de ce côté, prit le sac avec des mains hésitantes et dit, Préparez ce que vous avez en votre possession, nous allons commencer la collecte. La femme détacha sa montre, fit de même pour celle de son mari, retira ses boucles d’oreilles, une petite bague avec un rubis, la chaînette en or qu’elle portait au cou, son alliance, celle de son mari, qui ne furent pas difficiles à enlever, Nous avons les doigts plus fins, pensa-t-elle, elle mit tout ça dans le sac, puis l’argent qu’ils avaient apporté de chez eux, des billets de banque de différente valeur, quelques pièces de monnaie, Tout est là, dit-elle, Tu es sûre, demanda le médecin, cherche bien, C’est tout ce que nous avions comme objets de valeur. La jeune fille aux lunettes teintées avait déjà rassemblé ses biens, ils n’étaient pas très différents, il y avait seulement deux bracelets en plus et une alliance en moins. La femme du médecin attendit que son mari et le premier aveugle lui tournent le dos, que la jeune fille aux lunettes teintées se penche vers le garçonnet louchon, Fais comme si j’étais ta mère, disait-elle, je vais payer pour toi et pour moi, alors elle recula jusqu’au mur du fond. Il y avait là, comme le long des autres murs, de grands clous qui sortaient et qui avaient dû servir aux fous à suspendre Dieu sait quels trésors et fantaisies. Elle choisit le plus haut clou qu’elle pût atteindre et y suspendit les ciseaux. Puis elle s’assit sur son lit. Son mari et le premier aveugle se dirigeaient lentement vers la porte, s’arrêtaient pour collecter de part et d’autre ce que chacun avait à leur donner, certains protestaient, disant qu’ils étaient honteusement dépouillés, et c’était la vérité pure, d’autres se défaisaient de ce qu’ils possédaient avec une espèce d’indifférence, comme s’ils pensaient que finalement il n’y a rien au monde qui nous appartienne absolument, autre vérité non moins éclatante. Quand ils arrivèrent à la porte du dortoir, une fois la collecte achevée, le médecin demanda, Avons-nous tout donné, plusieurs voix résignées répondirent oui, d’autres gardèrent le silence, le moment venu nous saurons si c’était afin de ne pas mentir. La femme du médecin leva les yeux vers les ciseaux. Elle s’étonna de les voir si hauts, suspendus par un des anneaux, comme si ce n’était pas elle-même qui les avait placés là, puis elle se dit en son for intérieur que ç’avait été une excellente idée de les prendre avec elle, maintenant elle pourrait tailler la barbe de son homme et le rendre plus présentable car, comme nous le savons, un homme ne peut absolument pas se raser normalement dans les conditions où nous vivons. Quand elle regarda de nouveau en direction de la porte, les deux hommes avaient disparu dans l’ombre du couloir, en route vers le troisième dortoir côté gauche où ils avaient reçu l’ordre d’aller payer la nourriture. Celle d’aujourd’hui, celle de demain aussi, peut-être celle de toute la semaine, Et après, la question n’avait pas de réponse, tout ce que nous possédions est dans ce sac.

Contrairement à l’habitude, les couloirs étaient déserts, en général il n’en était pas ainsi, quand on sortait des dortoirs on trébuchait, se cognait et tombait, les agressés pestaient, lançaient des jurons grossiers, les agresseurs répondaient sur le même ton, mais personne n’y prêtait attention, il faut bien se défouler de temps en temps, surtout si l’on est aveugle. Devant eux il y avait un bruit de pas et de voix, ce devait être les émissaires d’un autre dortoir allant s’acquitter de la même obligation. Quelle situation, docteur, comme s’il ne nous suffisait pas d’être aveugles, il a fallu en plus que nous tombions entre les griffes d’aveugles voleurs, on dirait vraiment que c’est là mon destin, d’abord ce fut le voleur de voitures, maintenant ce sont ces voleurs de nourriture, armés de pistolet par-dessus le marché, L’arme fait toute la différence, Oui, mais les cartouches ne dureront pas toujours, Rien ne dure toujours, pourtant, dans ce cas-ci, il serait peut-être souhaitable qu’elles durent, Pourquoi, Parce que si les cartouches manquent, ce sera parce que quelqu’un les aura tirées, et nous avons déjà assez de morts comme ça, Nous sommes dans une situation intenable, Elle est intenable depuis que nous sommes arrivés ici, pourtant nous la supportons, Vous êtes optimiste, docteur, Je ne suis pas optimiste, mais je ne peux rien imaginer de pire que ce que nous vivons, Eh bien moi je crains fort qu’il n’y ait pas de limite à la méchanceté, au mal, Vous avez peut-être raison, dit le médecin, puis, comme s’il se parlait à lui-même, Il faudra bien que quelque chose se passe ici, conclusion entachée d’une certaine contradiction, car ou bien finalement il y a des situations pires que celle-ci, ou bien désormais les choses s’amélioreront, encore que cela ne semble pas devoir être le cas. Vu le chemin parcouru, vu les angles qu’ils avaient dépassés, ils ne devaient plus être très loin du troisième dortoir. Ni le médecin ni le premier aveugle n’étaient jamais venus ici, mais, logiquement, la construction des deux ailes devait obéir à une stricte symétrie, et si l’on connaissait bien l’aile droite on pouvait facilement s’orienter dans l’aile gauche et inversement, il suffisait de tourner à gauche dans une aile alors que dans l’autre il fallait tourner à droite. Ils entendirent des voix, il s’agissait sans doute de ceux qui les avaient précédés, Nous devrons attendre, dit le médecin à voix basse, Pourquoi, Ceux qui sont dans le dortoir voudront savoir exactement ce que les uns et les autres apportent, ils s’en moquent eux, ils ont déjà mangé, ils ne sont pas pressés, L’heure du déjeuner ne doit pas être très loin, Même si ces deux-là pouvaient voir, il ne leur servirait à rien de le savoir, ils n’ont même plus de montres. Un quart d’heure plus tard, à quelques minutes près, le troc s’acheva. Les deux hommes passèrent devant le médecin et le premier aveugle, à leur conversation on se rendait compte qu’ils revenaient avec de la nourriture, Attention, ne la laisse pas tomber, disait l’un, et l’autre murmurait, Je ne sais pas si ça suffira pour tout le monde, On se serrera la ceinture. Glissant la main le long du mur, suivi du premier aveugle, le médecin avança jusqu’à ce que ses doigts rencontrent le chambranle de la porte, Nous sommes du premier dortoir côté droit, annonça-t-il. Il allait faire un pas quand sa jambe heurta un obstacle. Il comprit que c’était un lit placé en travers qui faisait office de comptoir, Ils sont bien organisés, pensa-t-il, tout ça a été soigneusement préparé. Il entendit des voix, des pas, Combien peuvent-ils bien être, sa femme lui avait parlé d’une dizaine, mais il n’était pas à exclure qu’ils fussent plus nombreux, car tous n’étaient pas dans le vestibule au moment où ils étaient allés chercher la nourriture. L’homme au revolver était le chef, c’était sa voix goguenarde qui disait, On va voir maintenant les trésors que nous apporte le premier dortoir côté droit, puis, plus bas, à quelqu’un qui devait se trouver tout près, Prends note. Le médecin fut perplexe, qu’est-ce que ça veut dire, il a dit, Prends note, il y a donc ici quelqu’un qui peut écrire, quelqu’un qui n’est pas aveugle, ça fait déjà deux cas, Nous devons être sur nos gardes, pensa-t-il, demain ce type peut s’approcher de nous sans que nous ne nous en rendions compte, la pensée du médecin n’était guère différente de celle du premier aveugle, Entre le pistolet et un espion nous sommes cuits, nous ne relèverons plus jamais la tête. L’aveugle à l’intérieur, le capitaine des voleurs, avait déjà ouvert le fourre-tout, sa main habile sortait les objets, l’argent, les palpait, les identifiait, sans doute distinguait-elle au toucher ce qui était en or et ce qui ne l’était pas, au toucher aussi la valeur des billets de banque et des pièces de monnaie, c’est facile quand on a de l’expérience, au bout de quelques minutes seulement l’oreille distraite du médecin commença à percevoir un bruit de picotage tout à fait particulier et qu’il identifia aussitôt, quelqu’un écrivait tout à côté en alphabet braille, appelé aussi écriture anaglyptique, l’on entendait le son à la fois sourd et net du poinçon qui perforait le papier épais et frappait contre la plaque métallique du plateau de dessous. Il y avait donc un aveugle normal au milieu des aveugles délinquants, un aveugle semblable à ceux à qui l’on donnait naguère le nom d’aveugle, sans doute avait-il été attrapé dans le filet avec les autres, le chasseur n’avait pas eu le temps de vérifier, Êtes-vous un aveugle moderne ou un ancien, expliquez-nous donc de quelle façon vous ne voyez pas. Quelle chance ont ces aveugles, le sort leur a envoyé un scribe qui par-dessus le marché pourra aussi leur servir de guide, car un aveugle avec une formation d’aveugle c’est tout autre chose, ça vaut son pesant d’or. L’inventaire continuait, à une ou deux reprises l’homme au pistolet demanda l’avis du comptable, Que penses-tu de ceci, et celui-ci interrompait son inventaire pour donner une opinion, Du toc, auquel cas l’homme au pistolet rétorquait, S’il y en a beaucoup comme ça ils jeûneront, ou bien, C’est du vrai, alors le commentaire était, Rien de tel qu’avoir affaire à des gens honnêtes. À la fin, trois caisses de nourriture furent posées sur le lit, Prenez ça, dit l’homme au pistolet. Le médecin les compta, Trois ne suffiront pas, nous en recevions quatre quand la nourriture était juste pour nous, au même instant il sentit le froid du canon du pistolet sur son cou, pour un aveugle il ne visait pas mal du tout. Je ferai retirer une caisse chaque fois que tu râleras, maintenant fiche le camp, prends celles-ci et remercie le ciel de pouvoir encore manger. Le médecin murmura, Ça va, saisit deux caisses, le premier aveugle se chargea de l’autre et, plus lentement maintenant car ils transportaient un fardeau, ils reparcoururent le chemin qui les mènerait au dortoir. Quand ils arrivèrent dans le vestibule apparemment désert, le médecin dit, Je n’aurai plus jamais une occasion pareille, Que voulez-vous dire, demanda le premier aveugle, Il a braqué son pistolet sur mon cou, j’aurais pu le lui arracher des mains, Ç’aurait été risqué, Pas autant qu’on pourrait le croire, moi je savais où était le pistolet, lui ne pouvait savoir où étaient mes mains, Tout de même, Je suis sûr qu’à ce moment-là il était le plus aveugle de nous deux, dommage que je n’y aie pas pensé, ou alors j’y ai pensé mais je n’en ai pas eu le courage, Et après, demanda le premier aveugle, Quoi, après, À supposer que vous ayez vraiment réussi à lui arracher son arme, je ne crois pas que vous seriez capable de l’utiliser, Si j’avais la certitude que cela nous permette de sortir de cette situation, oui, j’en serais capable, Mais vous n’en avez pas la certitude, Non, en effet, je ne l’ai pas, Alors il vaut mieux que les armes soient dans leur camp à eux, en tout cas aussi longtemps qu’ils ne s’en serviront pas pour nous attaquer, Menacer avec une arme c’est déjà attaquer, Si vous lui aviez enlevé son pistolet, la vraie guerre aurait déjà commencé et il est plus que probable que nous ne nous en serions jamais tirés, Vous avez raison, dit le médecin, je vais faire comme si j’avais pensé à tout ça, Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit il y a peu, docteur, Que vous ai-je dit, Que quelque chose allait forcément se passer, Cette chose s’est passée et je n’en ai pas profité, Ce sera autre chose, pas ça.

Quand ils entrèrent dans le dortoir et qu’ils durent présenter le peu qu’ils avaient à mettre sur la table, d’aucuns trouvèrent que c’était de leur faute, parce qu’ils n’avaient pas protesté ni exigé davantage, après tout ils avaient été élus représentants de la collectivité pour ça. Alors le médecin expliqua ce qui s’était passé, parla de l’aveugle comptable, des façons insolentes de l’aveugle au pistolet, du pistolet aussi. Les mécontents baissèrent le ton et finirent par se rallier à l’idée que oui, parfaitement, la défense des intérêts de la chambrée était entre de bonnes mains. La nourriture fut enfin distribuée, quelqu’un ne manqua pas de faire remarquer aux impatients qu’un peu vaut toujours mieux que rien du tout, et que de plus, vu l’heure qu’il devait être, le déjeuner ne tarderait plus, Ce qui serait fâcheux, dit un autre, c’est qu’il nous arrive la même chose qu’à ce fameux cheval qui est mort quand il venait tout juste de se déshabituer de manger. Les autres eurent un pâle sourire et l’un d’eux dit, Ce ne serait pas une mauvaise idée, s’il est vraiment vrai que, quand il meurt, le cheval ne sait pas qu’il va mourir.

10

Le vieillard au bandeau noir avait considéré que la radio portative, tant à cause de sa fragilité structurelle qu’en raison des informations connues sur sa durée de vie utile, était exclue de la liste des objets de valeur à remettre en guise de paiement pour la nourriture, estimant que le fonctionnement de l’appareil dépendait premièrement de la présence des piles à l’intérieur et deuxièmement de la durée de leur fonctionnement. Au son rauque des voix qui sortaient encore de la petite boîte, il était évident qu’il n’y avait plus grand-chose à en attendre. Le vieillard au bandeau noir décida donc de ne plus renouveler les auditions générales, d’autant plus que les aveugles du troisième dortoir côté gauche pourraient fort bien débarquer ici avec un avis différent, non à cause de la valeur matérielle de l’appareil, pratiquement nulle à court terme, comme cela fut démontré, mais à cause de sa valeur d’utilisation immédiate, très grande sans le moindre doute, sans compter que là où il y avait un pistolet il y avait très probablement aussi des piles. Le vieillard au bandeau noir déclara que désormais il écouterait les informations sous la couverture de son lit, la tête bien cachée, et que s’il entendait une nouvelle intéressante il en ferait part aussitôt. La jeune fille aux lunettes teintées lui demanda quand même de lui laisser écouter de temps en temps un peu de musique, Juste pour ne pas en perdre le souvenir, se justifia-t-elle, mais il se montra inflexible, déclarant que ce qui importait c’était de savoir ce qui se passait au-dehors et que la personne qui avait des envies de musique n’avait qu’à l’entendre à l’intérieur de sa propre tête, la mémoire était faite pour ça. Le vieillard au bandeau noir avait raison, la musique de la radio écorchait les tympans comme seul un mauvais souvenir peut le faire, et il la gardait donc au plus faible volume sonore possible, en attendant l’heure des informations. Il augmentait alors un peu le son et tendait l’oreille pour ne perdre aucune syllabe. Puis, avec ses propres mots, il résumait les nouvelles et les communiquait à ses voisins immédiats. Ainsi, lit après lit, faisaient-elles lentement le tour de la chambrée, dénaturées un peu plus à chaque passage d’un récepteur à un autre, l’importance de l’information étant ainsi amoindrie ou enflée en fonction du degré d’optimisme ou de pessimisme propre à chaque émetteur. Jusqu’au moment où les paroles se turent et où le vieillard au bandeau noir n’eut plus rien à dire. Et ce ne fut pas parce que la radio était tombée en panne ou parce que les piles étaient à plat, l’expérience de la vie et des vies a clairement démontré que personne ne gouverne le temps, cette petite machine semblait ne pas devoir durer longtemps, or finalement quelqu’un a dû se taire avant elle. Tout au long de ce premier jour passé sous la griffe des aveugles scélérats, le vieillard au bandeau noir avait passé son temps à écouter et à transmettre les nouvelles, réfutant de sa propre initiative la fausseté évidente des prophéties officielles optimistes, et maintenant que la nuit était très avancée, sortant enfin la tête des couvertures, il collait son oreille à l’enrouement en quoi la faible alimentation électrique de la radio transformait la voix du speaker, quand il entendit soudain celui-ci crier, Je suis aveugle, puis le choc d’un objet heurtant violemment le micro, une suite précipitée de bruits confus, d’exclamations, et soudain le silence. La seule station qu’il avait pu capter dans son appareil s’était tue. Longtemps encore le vieillard au bandeau noir avait gardé l’oreille collée à la boîte inerte comme s’il attendait le retour de la voix et la suite du journal parlé. Toutefois il devinait, il savait qu’elle ne se ferait plus entendre. Le mal blanc n’avait pas aveuglé que le speaker. Comme une traînée de poudre, il avait atteint rapidement et successivement tout le personnel de la station radio. Alors le vieillard au bandeau noir laissa tomber la radio par terre. Si les aveugles scélérats venaient ici en quête de bijoux dissimulés, ils trouveraient une confirmation de la raison, pour autant qu’elle leur fût venue à l’esprit, pour laquelle ils n’avaient pas inclus les radios portatives sur la liste des objets de valeur. Le vieillard au bandeau noir tira la couverture sur sa tête afin de pouvoir pleurer tout à son aise.

Peu à peu, le dortoir glissa dans un sommeil profond, sous la lumière jaunâtre et sale des faibles ampoules, les corps étaient réconfortés par les trois repas du jour, ce qui n’était arrivé que très rarement auparavant. Si ça continue comme ça, nous finirons une fois de plus par aboutir nécessairement à la conclusion que les pires maux renferment une part suffisante de bien qui permet de les endurer avec patience, ce qui, extrapolé à la situation présente, signifie que, contrairement aux premières prévisions inquiétantes, la concentration des aliments entre les mains d’une seule entité dispensatrice et distributrice avait finalement des aspects positifs, malgré les récriminations de certains idéalistes qui auraient préféré continuer à lutter pour la vie par leurs propres moyens, quitte à souffrir de la faim à cause de leur obstination. N’ayant plus à se soucier du lendemain, oubliant que celui qui paie d’avance finit toujours par être mal servi, la majorité des aveugles dormait à poings fermés dans tous les dortoirs. Les autres, las de chercher en vain un dénouement honorable aux vexations subies, s’endormirent aussi peu à peu en caressant l’espoir de jours meilleurs que ceux-ci, plus libres, sinon plus opulents. Dans le premier dortoir côté droit, la femme du médecin était la seule à ne pas dormir. Allongée sur son lit, elle réfléchissait à ce que son mari lui avait raconté, quand il avait cru un instant que parmi les aveugles voleurs il y avait quelqu’un qui voyait, quelqu’un dont ils pourraient faire un espion. Il était curieux qu’ils n’en eussent pas reparlé par la suite, comme si le médecin, ce que c’est que l’habitude tout de même, avait oublié que sa propre femme voyait toujours. Cette pensée lui était venue mais elle se tut, elle ne voulut pas prononcer les paroles évidentes, Ce que finalement il ne pourra pas faire, je pourrais le faire, moi, Quoi, demanderait le médecin, feignant de ne pas comprendre. Les yeux fixés sur les ciseaux suspendus au mur, la femme du médecin se demandait, À quoi ça me sert de voir. Ça lui avait servi à connaître l’horreur au-delà de ce qu’elle avait jamais pu imaginer, ça lui avait servi à souhaiter être aveugle, à rien d’autre. D’un mouvement prudent elle s’assit sur le lit. La jeune fille aux lunettes teintées et le garçonnet louchon dormaient devant elle. Elle remarqua que leurs deux lits étaient très proches, la jeune fille avait poussé le sien, sans doute pour être plus proche du gamin au cas où il aurait besoin de consolation, qu’on lui sèche des larmes versées pour sa mère perdue. Comment n’y ai-je pas pensé, se demanda-t-elle, j’aurais pu réunir nos deux lits, nous dormirions ensemble sans que j’aie constamment peur qu’il ne tombe du lit. Elle regarda son mari qui dormait d’un sommeil lourd, de pur épuisement. Elle ne s’était pas résolue à lui dire qu’elle avait avec elle des ciseaux, qu’un de ces jours elle lui taillerait la barbe, c’est un travail dont même un aveugle est capable, à condition de ne pas approcher les lames trop près de la peau. Elle s’était trouvé une bonne justification pour ne pas lui parler des ciseaux, Ensuite, tous les hommes seraient après moi, je ne ferais rien d’autre que tailler des barbes. Elle fit rouler son corps hors du lit, posa les pieds par terre, chercha ses souliers. Elle allait les enfiler quand elle s’arrêta, elle les regarda fixement puis secoua la tête et les posa de nouveau par terre sans bruit. Elle s’avança dans la travée entre les lits et se dirigea lentement vers la porte du dortoir. Ses pieds nus avaient senti la saleté poisseuse du sol, mais elle savait que dehors, dans les corridors, cela serait bien pire. Elle regardait d’un côté et de l’autre pour voir s’il n’y avait pas un aveugle éveillé, mais qu’il y en eût un ou plusieurs, ou même toute la chambrée, n’avait aucune importance, dès lors qu’elle ne faisait pas de bruit, et même si elle en faisait, car nous savons à quoi nous obligent les besoins de notre corps qui n’ont pas d’heure, bref, ce qu’elle ne voulait pas c’était que son mari se réveille et s’aperçoive de son absence suffisamment à temps pour lui demander, Où vas-tu, qui est probablement la question que les hommes posent le plus fréquemment à leur femme, l’autre question étant, Où étais-tu. Une des aveugles était assise sur son lit, le dos appuyé contre le chevet bas, son regard vide tourné vers le mur devant elle sans réussir à l’atteindre. La femme du médecin s’arrêta un instant, comme hésitant à toucher ce fil invisible qui flottait dans l’air, comme si un simple contact pouvait le détruire irrémédiablement. L’aveugle leva un bras, elle devait avoir perçu une légère vibration de l’air, puis elle le laissa retomber avec indifférence, ça lui suffisait déjà comme ça de ne pouvoir dormir à cause des ronflements des voisins. La femme du médecin continua à avancer, de plus en plus vite à mesure qu’elle s’approchait de la porte. Avant de se diriger vers le vestibule, elle regarda le long du couloir qui menait aux autres dortoirs de ce côté, puis aux cabinets plus loin, et enfin à la cuisine et au réfectoire. Des aveugles étaient couchés contre les murs, ils n’avaient pas pu s’emparer d’un lit à leur arrivée, ou bien ils étaient restés en arrière pendant l’assaut, ou alors ils avaient manqué de forces pour disputer un lit et le conquérir de haute lutte. À dix mètres de là, un aveugle était couché sur une aveugle, pris en étau entre les jambes de la femme, ils menaient leur affaire le plus discrètement possible, c’étaient des discrets en public, mais point n’était besoin d’avoir l’ouïe très fine pour comprendre à quoi ils étaient occupés, surtout quand tous deux ne purent réprimer leurs soupirs et leurs gémissements, et ces mots inarticulés qui sont les signes que la fin de l’opération est proche. La femme du médecin s’arrêta pour les regarder, non par envie, elle avait son mari et le contentement qu’il lui donnait, mais à cause d’une impression d’une autre nature, pour laquelle elle ne trouvait pas de nom, il s’agissait peut-être d’un sentiment de sympathie, comme si elle s’apprêtait à leur dire, Ne faites pas attention à moi, je sais ce que c’est, continuez, peut-être d’un sentiment de compassion, Même si cet instant de jouissance suprême pouvait durer pour vous la vie entière, jamais les deux êtres que vous êtes ne parviendront à n’en former qu’un seul. Les deux aveugles se reposaient maintenant, séparés, l’un à côté de l’autre, mais ils se donnaient la main, ils étaient jeunes, c’étaient peut-être des amoureux qui étaient allés au cinéma et qui étaient devenus aveugles là-bas, ou bien un hasard miraculeux les avait réunis ici, mais alors comment s’étaient-ils reconnus, mais à leurs voix naturellement, ce n’est pas seulement la voix du sang qui n’a pas besoin d’yeux, l’amour qu’on dit être aveugle a aussi voix au chapitre. Toutefois, le plus probable était que tous deux avaient été attrapés en même temps, dans ce cas ces mains entrelacées ne datent pas d’aujourd’hui, elles sont entrelacées depuis le début.

La femme du médecin soupira, porta les mains à ses yeux, geste nécessaire parce qu’elle voyait mal, mais elle ne s’effraya pas, elle savait que ce n’étaient que des larmes. Puis elle poursuivit son chemin. Arrivée dans le vestibule, elle s’approcha de la porte qui donnait sur la clôture extérieure. Elle regarda dehors. Derrière le portail il y avait une lumière contre laquelle se détachait la silhouette noire d’un soldat. De l’autre côté de la rue, les immeubles étaient tous dans l’obscurité. Elle sortit sur le perron. Il n’y avait pas de danger. Même si le soldat apercevait sa silhouette, il ne tirerait, après un avis, que si elle descendait l’escalier et s’approchait de cette autre ligne invisible qui était pour lui la frontière de sa sécurité. Habituée désormais au bruit continuel du dortoir, la femme du médecin s’étonna du silence, un silence qui semblait occuper l’espace d’une absence, comme si l’humanité tout entière avait disparu, laissant seulement une lumière allumée et un soldat pour la garder, elle et une poignée d’hommes et de femmes qui ne pouvaient pas la voir. Elle s’assit par terre, le dos appuyé au chambranle de la porte, dans la même position que l’aveugle dans le dortoir, regardant devant elle comme celle-ci. La nuit était froide, le vent soufflait le long de la façade de l’édifice. Cela semblait incroyable qu’il y eût encore du vent sur terre et que la nuit fût noire, elle ne se faisait pas cette réflexion en pensant à elle mais aux aveugles pour qui le jour était éternel. Une autre silhouette se profila derrière la lumière, ce devait être la relève de la garde, Rien à signaler, disait sûrement le soldat qui ira dormir dans la tente pendant le restant de la nuit, ces deux-là n’imaginaient pas ce qui se passait derrière cette porte, le bruit des coups de feu n’était probablement pas parvenu au-dehors, un pistolet ordinaire ne fait pas beaucoup de vacarme. Une paire de ciseaux encore moins, pensa la femme du médecin. Elle ne se demanda pas inutilement d’où lui venait pareille pensée, elle fut tout juste surprise de sa lenteur, du temps qu’avait mis le premier mot à faire surface, du retard des autres, puis elle pensa que la pensée était déjà là précédemment, en un endroit indéterminé, et que seuls les mots lui manquaient, un peu comme un corps dans un lit qui chercherait le creux préparé pour lui par la simple idée de se coucher. Le soldat s’approcha du portail, bien qu’il soit à contre-jour on voit qu’il regarde de ce côté, il a dû apercevoir la silhouette immobile, pour l’instant il n’y a pas assez de lumière pour voir que c’est simplement une femme assise par terre, bras noués autour des jambes et menton appuyé sur les genoux, alors le soldat braque le foyer d’une lanterne de ce côté-ci, maintenant plus aucun doute n’est possible, une femme se lève avec un mouvement aussi lent que celui de sa pensée auparavant, mais cela le soldat ne peut le savoir, il sait seulement qu’il a peur de cette figure qui n’en finit plus de se lever, et il se demande un instant s’il ne devrait pas donner l’alarme, l’instant d’après il décide qu’il ne le fera pas, après tout c’est seulement une femme et elle est loin, à toutes fins utiles il braque préventivement son arme sur elle, mais pour ce faire il doit d’abord lâcher sa lanterne, au même instant le foyer lumineux l’atteint en plein dans les yeux, une impression d’éblouissement subsiste sur sa rétine telle une brûlure subite. Quand il eut recouvré la vue, la femme avait disparu, maintenant cette sentinelle ne pourra pas dire à celle qui viendra la relever, Rien à signaler.

À présent la femme du médecin est dans l’aile gauche, dans le couloir qui la conduira au troisième dortoir. Ici aussi des aveugles dorment à même le sol, ils sont plus nombreux que dans l’aile droite. Elle marche sans faire de bruit, lentement, elle sent le sol visqueux lui coller aux pieds. Elle regarde à l’intérieur des deux premiers dortoirs et voit ce qu’elle s’attendait à voir, des formes couchées sous des couvertures, un aveugle qui lui non plus n’arrive pas à dormir et qui le dit avec une voix désespérée, elle entend les ronflements entrecoupés de presque tous les dormeurs. Elle n’est pas surprise par l’odeur que tout cela dégage. Il n’y en a pas d’autre dans tout le bâtiment, c’est l’odeur de son propre corps, des vêtements dont il est habillé. Après avoir tourné l’angle du corridor qui donne accès au troisième dortoir, elle s’arrêta. Un homme est à la porte, une autre sentinelle. Il tient un bâton de berger et fait de lents moulinets, d’un côté et de l’autre, pour intercepter au passage toute personne qui voudrait approcher. Ici, aucun aveugle ne dort par terre, le corridor est dégagé. L’aveugle à la porte continue son va-et-vient uniforme, ça n’a pas l’air de le fatiguer, pourtant au bout d’un moment il change son bâton de main et recommence. La femme du médecin avança le long du mur de l’autre côté en s’efforçant de ne pas le frôler. L’arc que décrit le bâton n’arrive même pas au milieu du large corridor, l’on a presque envie de dire que cette sentinelle monte la garde avec une arme vide de tout projectile. La femme du médecin se trouve maintenant exactement en face de l’aveugle, elle peut voir le dortoir derrière lui. Les lits ne sont pas tous occupés. Combien peuvent-ils bien être, se demanda-t-elle. Elle avança encore un peu, presque à la limite de la portée du bâton, et s’arrêta là, l’aveugle avait tourné la tête dans sa direction, comme s’il avait perçu quelque anomalie, un soupir, un frémissement de l’air. L’homme était grand, avec de grandes mains. Il tendit d’abord devant lui le bras qui tenait le bâton, il balaya le vide devant lui avec des gestes rapides, puis il fit un pas bref, l’espace d’une seconde la femme du médecin avait eu peur qu’il ne la voie, qu’il ne cherche simplement de quel côté mieux l’attaquer, Ces yeux-là ne sont pas aveugles, pensa-t-elle, effrayée. Mais si, bien sûr qu’ils étaient aveugles, aussi aveugles que les yeux de tous ceux qui vivaient sous ce toit, entre ces murs, tous, tous, sauf elle. À voix basse, presque dans un murmure, l’homme demanda, Qui est là, il ne cria pas comme les vraies sentinelles, Qui va là, la réponse adéquate serait, Des gens de paix, et lui rétorquerait, Passez au large, mais les choses ne se déroulèrent pas ainsi, il se borna à secouer la tête comme s’il se répondait à lui-même, Quelle sottise, il n’y a sûrement personne ici, à cette heure-ci tout le monde dort. Tâtonnant avec sa main libre, il recula vers la porte et, rassuré par ses propres paroles, il laissa retomber ses bras. Il avait sommeil, cela faisait très longtemps qu’il attendait qu’un de ses camarades vînt le relever, mais pour ce faire il fallait que l’autre se réveillât lui-même, appelé par la voix intérieure du devoir, car ici il n’y avait pas de réveil ni aucun moyen d’en utiliser un. La femme du médecin s’approcha prudemment de l’autre jambage de la porte et regarda à l’intérieur. Le dortoir n’était pas plein. Elle compta rapidement, il lui sembla qu’ils devaient être dix-neuf ou vingt. Elle aperçut dans le fond des caisses de nourriture empilées, d’autres sur des lits inoccupés, Il fallait s’attendre à cela, pensa-t-elle, ils ne distribuent pas toute la nourriture qu’ils reçoivent. L’aveugle sembla de nouveau inquiet, mais il ne fit aucun mouvement pour chercher à savoir ce qu’il en était. Les minutes passaient. L’on entendit une toux violente, de fumeur, à l’intérieur. L’aveugle tourna la tête avec impatience, il pourrait enfin aller dormir. Aucun de ceux qui étaient couchés ne se leva. Alors, lentement, comme s’il avait peur d’être surpris en flagrant délit d’abandon de poste ou d’infraction simultanée de toutes les règles que les sentinelles sont censées respecter, l’aveugle s’assit au bord du lit qui obstruait l’entrée. Il dodelina de la tête pendant quelques instants, puis s’abandonna au fleuve du sommeil, probablement avait-il pensé avant de sombrer, Ça n’a pas d’importance, personne ne me voit. La femme du médecin compta de nouveau les dormeurs à l’intérieur, Ils sont vingt avec celui-là, au moins elle rapporterait de là une information exacte, son excursion nocturne n’aurait pas été inutile. Mais est-ce uniquement pour ça que je suis venue ici, se demanda-t-elle, et elle ne voulut pas aller quérir la réponse. L’aveugle dormait, la tête appuyée au chambranle de la porte, le bâton avait glissé sans bruit par terre, voilà un aveugle désarmé et sans colonnes à abattre. La femme du médecin s’efforça délibérément de penser que cet homme était un voleur de nourriture, qu’il dérobait aux autres ce qui leur appartenait en toute justice, qu’il retirait le pain de la bouche des enfants, pourtant elle ne parvenait pas à sentir de mépris, ni même une légère irritation, tout juste une étrange pitié devant ce corps affalé, cette tête renversée en arrière, ce cou étiré par de grosses veines. Elle frissonna de froid pour la première fois depuis qu’elle était sortie du dortoir, les dalles du sol étaient comme de la glace sous ses pieds, comme une brûlure, Pourvu que je n’aie pas attrapé la fièvre, pensa-t-elle. Non, c’était juste une fatigue infinie, une envie de se lover sur elle-même, les yeux, ah, surtout les yeux, de les tourner vers le dedans, plus, plus, plus encore, jusqu’à atteindre et observer l’intérieur de son propre cerveau, là où la différence entre voir et ne pas voir est invisible à l’œil nu. Lentement, encore plus lentement, se traînant, elle revint en arrière vers le lieu auquel elle appartenait, elle passa à côté d’aveugles qui avaient l’air de somnambules, elle aussi pour eux somnambule, et elle n’avait même pas besoin de faire semblant d’être aveugle. Les aveugles amoureux ne se tenaient plus par la main, ils dormaient couchés sur le flanc, recroquevillés pour conserver la chaleur, elle dans le creux formé par son corps à lui, finalement, si, à mieux y regarder, ils se tenaient bien par la main, son bras à lui sur son corps à elle, leurs doigts entrelacés. Dans le dortoir, la femme aveugle qui ne parvenait pas à dormir était toujours assise sur son lit, en attendant que la fatigue de son corps finisse par vaincre la résistance opiniâtre de son esprit. Tous les autres semblaient dormir, certains la tête sous les couvertures, comme à la recherche d’une obscurité impossible. Sur la table de nuit de la jeune fille aux lunettes teintées, on voyait le petit flacon de collyre. Ses yeux étaient guéris mais elle ne le savait pas.

11

Si, sous le coup d’une illumination qui eût éclairé son esprit chancelant, l’aveugle chargé de comptabiliser les gains illicites du dortoir des scélérats avait décidé de déménager dans cette aile-ci avec ses tablettes pour écrire, son papier épais et son poinçon, il serait sûrement occupé maintenant à rédiger la chronique instructive et lamentable des privations et des innombrables autres souffrances de ses nouveaux compagnons spoliés. Il commencerait par dire que, de là où il venait, les usurpateurs avaient non seulement expulsé du dortoir les aveugles honnêtes afin de rester maîtres et seigneurs de tout l’espace mais qu’en outre ils avaient interdit aux occupants des deux autres dortoirs de l’aile gauche l’accès et l’utilisation des installations sanitaires, ainsi qu’on les appelle. Il ferait remarquer que le résultat immédiat de cet abus de pouvoir infâme était l’afflux de toutes ces âmes en peine vers les cabinets dans cette aile-ci, avec des conséquences faciles à imaginer pour qui n’a pas oublié l’état dans lequel tout cela se trouvait déjà avant. Il ferait observer qu’il est impossible de marcher le long de la clôture intérieure sans trébucher sur des aveugles en train d’y déverser leurs diarrhées ou de se contorsionner dans l’angoisse de ténesmes éminemment prometteurs mais qui s’en allaient en eau de boudin, et, étant un esprit observateur, il ne manquerait pas de faire état à ce propos de la contradiction manifeste entre le faible volume de la nourriture ingérée et l’important volume des matières excrétées, démontrant peut-être ainsi que la célèbre relation, si souvent mentionnée, entre causes et effets n’est pas toujours fiable, tout au moins d’un point de vue quantitatif. Il dirait aussi que tandis qu’à cette heure le dortoir des scélérats devait être bourré de caisses de nourriture, ici les malheureux en seraient bientôt réduits à ramasser les miettes sur le sol immonde. L’aveugle comptable n’oublierait pas de condamner, en sa double qualité de partie au procès et de chroniqueur, le procédé criminel des aveugles oppresseurs qui préfèrent laisser la nourriture se gâter plutôt que de la donner à qui en a un si grand besoin, car, s’il est vrai que certains de ces aliments peuvent durer plusieurs semaines sans perdre leur vertu, d’autres, en particulier les plats cuisinés, s’ils ne sont pas consommés immédiatement, s’aigrissent vite ou se couvrent de moisissure, devenant impropres à la consommation par des êtres humains, pour autant que ces êtres-ci soient encore humains. Changeant de sujet mais pas de thème, le chroniqueur écrirait avec beaucoup de douleur qu’ici les maladies n’affectent pas uniquement le tractus digestif à cause d’une ingestion insuffisante ou à cause d’une décomposition inadéquate des substances ingérées, car il n’y a pas que des personnes en bonne santé, bien qu’aveugles, qui soient venues ici, certaines, qui semblaient avoir de la santé à revendre, sont maintenant incapables comme les autres de se lever de leur pauvre grabat, terrassées par des grippes virulentes, entrées ici l’on ne sait comment. Et dans aucun des cinq dortoirs on ne trouve une aspirine susceptible de faire baisser la fièvre et de soulager le mal de tête, les quelques rares médicaments ont été vite épuisés et les trousses de toilette des dames fouillées jusqu’à la doublure. Par prudence, le chroniqueur renoncerait à dresser la liste des autres maux qui affligent la majorité des presque trois cents personnes placées dans une quarantaine aussi inhumaine, mais il ne saurait passer sous silence au moins deux cas de cancer assez avancé dont les autorités ne firent aucun cas quand elles se livrèrent à la chasse aux aveugles qu’elles amenèrent ici, allant jusqu’à dire qu’à sa naissance la loi est égale pour tous et que la démocratie est incompatible avec les traitements de faveur. La malchance voulut que parmi tant de personnes il n’y eût qu’un seul médecin, un ophtalmologue de surcroît, c’est-à-dire la spécialité la moins demandée ici. Arrivé à ce stade, las de décrire tant de misères et de douleurs, l’aveugle comptable laisserait tomber sur la table son poinçon métallique, il chercherait d’une main tremblante le croûton de pain dur qu’il aurait mis de côté pendant qu’il s’acquittait de son devoir de chroniqueur de la fin des temps mais il ne le trouverait pas car un autre aveugle le lui aurait dérobé, s’étant laissé guider par son odorat. Alors, reniant le geste fraternel, l’élan plein d’abnégation qui l’avait poussé à venir au secours de cette aile-ci, l’aveugle comptable décida que le mieux serait de retourner dans le troisième dortoir côté gauche, s’il en était encore temps, car au moins là-bas, même si son esprit bouillait d’une honnête indignation contre les injustices des scélérats, il ne souffrirait pas de la faim.

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