L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Car c’est de cela qu’il s’agit, véritablement. Chaque fois que les préposés au transport de la nourriture reviennent dans les dortoirs avec les maigres quantités qui leur sont remises, des protestations furieuses éclatent. Il y a toujours quelqu’un pour proposer une action collective organisée, une manifestation de masse, présentant comme argument décisif la force d’expansion des nombres si souvent prouvée, sublimée dans l’affirmation dialectique que les volontés en général difficilement additionnables entre elles peuvent très bien, dans certaines circonstances, se multiplier entre elles jusqu’à l’infini. Toutefois, les esprits ne tardaient pas à se calmer, il suffisait qu’une personne plus prudente, dans la simple intention objective de peser les avantages et les risques de l’action proposée, rappelât aux enthousiastes les effets mortels que les pistolets ont habituellement, Ceux qui iront devant, disaient-ils, savent ce qui les attend, et quant à ceux qui seront derrière, mieux vaut ne pas imaginer ce qui leur arrivera dans le cas fort probable où nous prendrions peur au premier coup de feu, ils mourront plus par écrasement que par balle. Comme solution intermédiaire, il fut décidé dans une des chambrées, et cette décision fut communiquée aux autres, que la nourriture serait cherchée non par les habituels émissaires déjà échaudés mais par un groupe plus nourri, expression manifestement impropre, constitué d’une dizaine ou d’une douzaine de personnes qui s’efforceraient d’exprimer en chœur le mécontentement de tous. L’on demanda des volontaires, mais, peut-être à cause des avertissements connus des prudents, dans aucun dortoir les personnes qui se présentèrent pour la mission ne furent très nombreuses. Grâce à Dieu, cette preuve évidente de faiblesse morale cessa d’avoir la moindre importance et même d’être un motif de honte lorsque le résultat de l’expédition organisée par le dortoir qui en avait eu l’idée fût connu, donnant ainsi raison à la prudence. Les huit courageux qui s’aventurèrent furent chassés incontinent à coups de gourdin et, s’il est vrai qu’une seule balle fut tirée, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne fut pas tirée aussi haut que les premières, la preuve étant que les protestataires jurèrent ensuite qu’ils l’avaient entendue siffler tout près de leur tête. Nous saurons peut-être plus tard s’il y avait eu là une intention assassine, laissons pour l’heure au tireur le bénéfice du doute, mais peut-être ce coup de feu ne fut-il rien d’autre qu’un avertissement plus sérieux, ou alors le chef des scélérats se sera trompé sur la taille des manifestants, les imaginant plus petits, ou encore, mais c’est une supposition inquiétante, l’erreur aura été de les imaginer plus grands qu’ils ne l’étaient en réalité, auquel cas l’intention de tuer devra être inévitablement envisagée. Laissons pour l’instant ces questions mineures de côté et prenons en considération l’intérêt général, le seul qui compte, or le fait que les protestataires se fussent annoncés comme étant délégués du dortoir X fut authentiquement providentiel, même si c’est un simple hasard. Ainsi il fut le seul à jeûner pendant trois jours en guise de châtiment, et il eut beaucoup de chance, car il aurait pu se voir couper les vivres à tout jamais, comme il est juste que cela arrive à qui ose mordre la main qui le nourrit. Les occupants du dortoir insurgé n’eurent donc pas d’autre solution pendant ces trois jours que d’aller de porte en porte implorer l’aumône d’un croûton de pain, pour l’amour du ciel, agrémenté si possible de quelque accompagnement, ils ne moururent pas de faim, certes, mais ils se firent dûment chapitrer, Avec des idées comme ça vous pouvez toujours vous brosser, Si nous avions écouté vos bobards, dans quelle situation serions-nous à présent, mais le pire de tout fut de s’entendre dire, Prenez votre mal en patience, prenez votre mal en patience, mieux vaut encore une insulte. Et quand les trois jours de châtiment s’achevèrent et que l’on crut qu’un jour nouveau allait se lever, force fut de constater que la punition de l’infortuné dortoir où logeaient tous les quarante aveugles insurgés n’avait finalement pas pris fin, car la nourriture qui jusqu’alors avait à peine suffi pour vingt était devenue si chiche que dix personnes ne réussiraient même pas à assouvir leur faim. L’on peut donc imaginer la révolte, l’indignation et aussi, même si c’est douloureux à dire, mais les faits sont les faits, la peur des autres dortoirs, qui se voyaient déjà assaillis par les indigents et étaient écartelés entre les devoirs classiques de la solidarité humaine et le respect du vieux et non moins classique précepte selon lequel charité bien ordonnée commence par soi-même.

Les choses en étaient à ce point quand arriva un ordre des scélérats qui exigeaient encore de l’argent et d’autres objets de valeur, estimant que la nourriture fournie avait déjà dépassé la valeur du paiement initial, calculée au demeurant, disaient-ils, généreusement. Les dortoirs répondirent avec angoisse qu’il ne leur restait plus un sou vaillant en poche, que tous les biens collectés avaient été ponctuellement remis et que, argument vraiment ignominieux, toute décision tendant à ignorer délibérément les différences de valeur entre les différentes contributions ne serait pas entièrement équitable ou plutôt, pour parler simplement, qu’il ne serait pas bien que le juste payât pour le pécheur, et que par conséquent il ne fallait pas couper les vivres à ceux qui avaient probablement encore un solde en leur faveur. Aucun des dortoirs, évidemment, ne connaissait la valeur de ce qui avait été remis par les autres dortoirs, mais chacun jugeait qu’il avait des raisons pour continuer à manger quand les autres auraient épuisé leur crédit. Heureusement, ce qui permit aux conflits latents de mourir à leur naissance, les scélérats se montrèrent inflexibles, l’ordre devait être exécuté par tous, et, s’il y avait eu des différences dans l’évaluation, celles-ci demeuraient ensevelies dans le secret de la comptabilité de l’aveugle préposé aux écritures. Dans les dortoirs, la discussion fut enflammée et âpre, parfois même violente. D’aucuns soupçonnaient certains égoïstes malintentionnés d’avoir dissimulé une partie de leur richesse au moment de la collecte et donc d’avoir mangé aux dépens de ceux qui s’étaient honnêtement dépouillés de tous leurs biens au profit de la communauté. D’autres, récupérant pour leur usage personnel ce qui avait été jusque-là une argumentation collective, alléguaient que rien que ce qu’ils avaient donné devrait leur permettre de manger pendant de nombreux jours encore, au lieu de servir à sustenter des parasites. La menace, lancée au début par les aveugles scélérats, de venir perquisitionner dans les dortoirs et de punir les contrevenants finit par être mise à exécution à l’intérieur de chaque dortoir, bons aveugles contre mauvais aveugles, eux aussi scélérats. L’on ne débusqua pas de richesses fabuleuses, mais on découvrit tout de même plusieurs montres et plusieurs bagues, appartenant plutôt à des hommes qu’à des femmes. Quant aux châtiments de la justice interne, ils n’allèrent pas au-delà de quelques bourrades administrées au hasard, de quelques horions languissants et mal ciblés, l’on échangea surtout des insultes, des phrases sorties d’une ancienne rhétorique accusatoire, du genre, Tu serais capable de dépouiller ta propre mère, vous imaginez un peu, comme si pareille ignominie, et d’autres plus graves encore, avait dû attendre pour être perpétrée le jour où tous les humains deviendraient aveugles et où, pour avoir perdu la lumière de leurs yeux, ils perdraient aussi le phare du respect. Les aveugles scélérats reçurent le paiement avec des menaces de dures représailles qui, heureusement, ne furent pas mises à exécution par la suite, sans doute par oubli, pensa-t-on, alors qu’à la vérité les scélérats avaient déjà une autre idée en tête, comme on ne tardera pas à le savoir. S’ils avaient exécuté leurs menaces, d’autres injustices auraient aggravé la situation, peut-être avec des conséquences immédiates dramatiques, dans la mesure où, pour dissimuler le délit de rétention dont ils étaient accusés, deux dortoirs se présentèrent au nom des autres, imputant aux dortoirs innocents des fautes qu’ils n’avaient pas commises, un de ces dortoirs étant même tellement honnête qu’il avait tout remis dès le premier jour. Heureusement, pour ne pas se compliquer la tâche, l’aveugle comptable décida d’inscrire à part, sur une feuille de papier unique, les différentes contributions nouvelles, et cela tira tout le monde d’affaire, les innocents comme les coupables, car l’irrégularité fiscale lui aurait certainement sauté aux yeux s’il les avait inscrites sur des comptes différents.

Une semaine plus tard, les aveugles scélérats firent savoir qu’ils voulaient des femmes. Comme ça, tout simplement, Amenez-nous des femmes. Cette exigence inattendue, encore que pas entièrement insolite, suscita une indignation facile à imaginer, les émissaires abasourdis qui revinrent avec cet ordre retournèrent aussitôt là-bas pour annoncer que les dortoirs, les trois de droite et les deux de gauche, sans oublier les aveugles des deux sexes qui dormaient par terre, avaient décidé à l’unanimité de ne pas satisfaire à une exigence aussi dégradante, objectant qu’on ne pouvait faire fi à ce point de la dignité humaine, en l’occurrence la dignité féminine, et que si dans le dortoir numéro trois côté gauche il n’y avait pas de femme, la responsabilité, si responsabilité il y avait, ne pouvait leur en être imputée. La réponse fut courte et sèche, Pas de femme, pas de bouffe. Humiliés, les émissaires revinrent dans les dortoirs avec l’ordre suivant, Ou bien vous allez là-bas, ou bien on ne nous donnera pas à manger. Les femmes seules, sans partenaire, ou sans partenaire fixe, protestèrent immédiatement, elles n’étaient pas disposées à payer la nourriture des hommes des autres femmes avec ce qu’elles avaient entre les jambes, l’une d’elles eut même l’audace de dire, oubliant le respect qu’elle devait à son sexe, Je suis parfaitement maîtresse d’aller là-bas, mais ce que je gagnerai sera pour moi et si ça me chante je resterai vivre avec eux, comme ça j’aurai le coucher et le couvert assurés. Elle fit cette déclaration en ces termes dépourvus d’équivoque, mais ensuite elle ne passa pas aux actes, elle pensa à temps au mauvais quart d’heure qu’elle allait passer si elle devait endurer à elle seule la fureur érotique de vingt mâles déchaînés qui, vu le ton péremptoire de l’ordre, devaient être aveuglés par le rut. Toutefois, cette affirmation proférée à la légère dans le deuxième dortoir côté droit ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd, car un des émissaires, avec un à-propos remarquable, en profita aussitôt pour proposer que des volontaires se présentent pour ce travail, alléguant que ce qui est fait de plein gré coûte généralement moins que ce qui est fait par obligation. Seules une dernière pudeur, une ultime prudence l’empêchèrent de conclure son appel en citant le proverbe connu, Qui court par plaisir ne se fatigue pas. Cela n’empêcha pas les protestations de fuser dès qu’il eut fini de parler, de tous côtés des furies bondirent, les hommes furent anéantis moralement, sans apitoiement ni compassion, traités de souteneurs, de proxénètes, de sangsues, de vampires, d’exploiteurs, de maquereaux, selon la culture, le milieu social et le style personnel des femmes justement indignées. Certaines déclarèrent qu’elles regrettaient d’avoir cédé, par pure générosité et pitié, aux sollicitations sexuelles de compagnons d’infortune qui se montraient maintenant bien ingrats en voulant les précipiter vers le pire des sorts. Les hommes tentèrent de se justifier, disant que ce n’était pas tout à fait ça, qu’il ne fallait pas dramatiser, que diable, que c’est à force de se parler que l’on se comprend, qu’ils avaient dit ça simplement parce que l’habitude veut qu’on demande des volontaires dans les situations difficiles et dangereuses, comme c’est indéniablement le cas de celle-ci, Nous courons tous, vous et nous, le risque de mourir de faim. Plusieurs femmes se sentant ainsi rappelées à la raison se calmèrent, mais une autre, dans une inspiration soudaine, jeta de l’huile sur le feu en demandant ironiquement, Et que feriez-vous donc si au lieu de demander des femmes ils avaient demandé des hommes, que feriez-vous, racontez-nous donc un peu ça. Les femmes jubilèrent, Racontez, racontez, criaient-elles en chœur, ravies d’avoir acculé au mur les hommes, pris au piège de leur propre logique dont ils ne pourraient s’échapper, elles voulaient voir maintenant jusqu’où irait la cohérence masculine tant vantée, Ici il n’y a pas de pédés, osa protester un homme, Ni de putes, rétorqua la femme qui avait posé la question provocatrice, et même s’il y en avait, il se pourrait qu’elles ne soient pas disposées à l’être ici pour vous. Embarrassés, les hommes battirent en retraite, conscients qu’il n’y avait qu’une seule réponse susceptible de donner satisfaction aux femelles vindicatives, S’ils demandaient des hommes, nous irions, mais pas un n’eut le courage de prononcer ces brèves paroles explicites et dépourvues d’inhibition, ils étaient si troublés qu’ils ne s’avisèrent pas qu’ils ne couraient pas un grand risque en les exprimant puisque ces enfants de salaud n’avaient pas envie de se soulager avec des hommes mais avec des femmes.

Or ce qu’aucun homme ne pensa il semble bien que les femmes le pensèrent, car le silence qui s’installa peu à peu dans le dortoir où ces affrontements avaient eu lieu n’a sûrement pas d’autre explication, c’était comme si elles avaient compris que pour elles la victoire dans la lutte verbale ne se distinguait pas de la défaite qui viendrait inévitablement après, et le débat n’aura probablement pas été différent dans les autres dortoirs, tant il est vrai que les raisons humaines se répètent et leur déraison aussi. Ici, ce fut une femme de cinquante ans qui avait sa vieille mère avec elle et aucun autre moyen de lui donner à manger qui eut le mot de la fin, J’irai, dit-elle, elle ne savait pas que ces mots étaient l’écho de ceux que la femme du médecin avait prononcés dans le premier dortoir, J’irai, dans cette chambrée-ci il n’y a pas beaucoup de femmes, voilà peut-être pourquoi les protestations ne furent pas aussi nombreuses ni aussi véhémentes, il y avait la jeune fille aux lunettes teintées, il y avait la femme du premier aveugle, il y avait la réceptionniste du cabinet médical, il y avait la femme de chambre de l’hôtel, il y avait une femme dont on ne connaît pas l’identité, il y avait la femme qui ne pouvait pas dormir, mais elle est si malheureuse, si pitoyable, que le mieux serait de la laisser en paix, les hommes n’ont pas à être les seuls à bénéficier de la solidarité des femmes. Le premier aveugle avait d’abord déclaré que sa femme ne se soumettrait pas à la honte de livrer son corps à des inconnus en échange de quoi que ce soit, qu’elle-même ne le voulait pas et que lui ne le permettrait pas, la dignité n’a pas de prix, on commence par céder sur de petites choses et on finit par perdre complètement le sens de la vie. Le médecin lui demanda alors quel sens il voyait à la vie dans la situation où tous se trouvaient ici, affamés, couverts de crasse jusqu’aux oreilles, rongés par les poux, dévorés par les punaises, piqués par les puces, Moi non plus je n’ai pas envie que ma femme aille là-bas, mais mes envies n’entrent pas en ligne de compte, elle a dit qu’elle était disposée à y aller, elle a pris cette décision de son plein gré, je sais que mon orgueil d’homme, ce que nous appelons orgueil d’homme, si tant est qu’après tant d’humiliations nous conservions encore quelque chose qui mérite ce nom, je sais que mon orgueil d’homme en souffrira, il en souffre déjà, je ne peux l’éviter, mais c’est probablement la seule solution, si nous voulons vivre, Chacun agit en fonction de sa propre morale, moi je pense comme ça et je n’ai pas l’intention de changer d’idée, rétorqua avec agressivité le premier aveugle. Alors la jeune fille aux lunettes teintées dit, Les autres ne savent pas combien il y a de femmes ici, vous pourrez donc garder la vôtre pour votre usage exclusif, nous vous nourrirons, vous et elle, mais j’aimerais bien voir comment se sentira votre dignité après et quelle saveur vous trouverez au pain que nous vous rapporterons, La question n’est pas là, entreprit de répondre le premier aveugle, la question est, mais la phrase resta en l’air, à la vérité il ne savait pas quelle était la question, tout ce qu’il avait dit précédemment n’était qu’opinions dépareillées, des opinions appartenant à un autre monde, pas à celui-ci, en revanche ce qu’il devrait faire ce serait élever les mains vers le ciel et remercier le sort de pouvoir garder, pour ainsi dire, son honneur à la maison, au lieu de devoir subir la honte de se savoir nourri par les femmes des autres. Par la femme du médecin, pour être précis et exact, car pour les autres, à l’exception de la jeune fille aux lunettes teintées, célibataire et libre, dont nous connaissons tout de la vie dissipée, si elles avaient un mari, il ne se trouvait pas ici. Le silence qui suivit la phrase interrompue parut attendre que quelqu’un éclaircît définitivement la situation, voilà pourquoi la personne qui devait parler ne tarda pas à le faire et ce fut la femme du premier aveugle, laquelle dit sans que sa voix tremblât, Je suis comme les autres, je ferai ce qu’elles feront, Tu feras seulement ce que je t’ordonnerai, interrompit son mari, Laisse tomber tes attitudes autoritaires, elles ne te servent à rien ici, tu es aussi aveugle que moi, C’est indécent, Il dépend de toi de ne pas être indécent, à partir de maintenant tu ne mangeras plus, telle fut la réponse cruelle et inattendue d’une personne qui jusqu’ici s’était montrée docile et respectueuse de son mari. L’on entendit un brusque éclat de rire, c’était la femme de chambre de l’hôtel, Oh, il mangera, il mangera, que peut-il faire, le pauvre, et soudain le rire se changea en pleurs, les paroles se transformèrent, Que pouvons-nous faire, dit-elle, c’était presque une question, une question à peine résignée, semblable à un hochement de tête découragé et pour laquelle il n’existait pas de réponse, c’était si vrai que la réceptionniste du cabinet médical se contenta de répéter, Que pouvons-nous faire. La femme du médecin leva les yeux vers les ciseaux suspendus au mur, à son expression l’on eût cru qu’elle leur posait la même question, sauf si ce qu’elle cherchait était une réponse à la question que les ciseaux lui renvoyaient, Que veux-tu faire de nous.

Toutefois, chaque chose arrivera en son temps, ce n’est pas pour s’être levé de bon matin que l’on meurt plus tôt. Les aveugles du troisième dortoir gauche sont des gens organisés, ils ont décidé de commencer par ce qui est le plus près d’eux, par les femmes des dortoirs de leur aile. La méthode du roulement, mot particulièrement approprié, présente tous les avantages et aucun inconvénient, tout d’abord parce qu’elle permettra de savoir à tout moment ce qui a été fait et ce qui reste à faire, c’est comme regarder une pendule et dire du jour qui passe, J’ai vécu d’ici à ici, il me reste tant de temps ou il m’en reste si peu, et ensuite parce que, lorsque le tour des dortoirs sera achevé, le retour au point de départ constituera une indéniable bouffée de nouveauté, surtout pour ceux dont la mémoire sensorielle est courte. Que se réjouissent donc les femmes des dortoirs de l’aile droite, moi je m’accommode fort bien des ennuis de mes voisines, paroles que nulle ne prononça mais que toutes pensèrent, car le premier être humain à être dépourvu de cette deuxième peau que nous appelons égoïsme n’a pas encore vu le jour, peau bien plus dure que la première qui, elle, saigne pour un oui pour un non. Il faut d’ailleurs dire que ces femmes se réjouissent doublement, car tels sont les mystères de l’âme humaine que la menace, de toute façon proche, de l’humiliation à laquelle elles vont être soumises réveilla et exacerba dans chaque dortoir des appétits sensuels que la routine de la cohabitation avait émoussés, c’était comme si les hommes imprimaient désespérément leur marque sur les femmes avant qu’on les leur enlève, c’était comme si les femmes voulaient remplir leur mémoire de sensations éprouvées volontairement pour mieux pouvoir se défendre de l’agression de celles qu’elles refuseraient si elles le pouvaient. L’on se demande inévitablement, en prenant l’exemple du premier dortoir côté droit, comment la question de la différence numérique entre les hommes et les femmes fut résolue, même si l’on soustrait les incapables du sexe masculin, et il y en a, ce doit être le cas du vieillard au bandeau noir, et d’autres, inconnus, vieux ou jeunes, qui pour une raison ou pour une autre n’ont rien dit ni rien fait qui intéresse ce récit. L’on a déjà dit que dans ce dortoir-ci il y a sept femmes, y compris l’aveugle insomniaque et celle dont on ne connaît pas l’identité, et qu’il n’y a que deux couples normalement constitués, ce qui laisse une quantité déséquilibrée d’hommes, le garçonnet louchon ne comptant pas encore. Peut-être que dans les autres chambrées il y aura plus de femmes que d’hommes, mais une règle non écrite, née ici de l’usage et devenue ensuite loi, veut que toutes les questions soient résolues à l’intérieur des dortoirs où elles se posent, à l’exemple de ce qu’enseignaient les anciens dont nous ne nous lasserons jamais de louer la sagesse, Je suis allée chez ma voisine, j’ai eu honte, je suis retournée chez moi, je me suis débrouillée seule. Les femmes du premier dortoir côté droit se débrouilleront donc pour satisfaire les besoins des hommes qui vivent sous le même toit qu’elles, à l’exception de la femme du médecin que personne n’osa solliciter, allez donc savoir pourquoi, ni en paroles ni par le geste d’une main tendue. La femme du premier aveugle, après le pas en avant qu’avait été la réponse abrupte qu’elle donna à son mari, fit, encore que discrètement, ce que firent les autres, comme elle-même l’avait annoncé. Il est pourtant des résistances contre lesquelles ni la raison ni le sentiment n’ont de prise, comme dans le cas de la jeune fille aux lunettes teintées que l’aide-pharmacien, malgré les innombrables arguments qu’il avança, malgré les supplications qu’il multiplia, ne réussit pas à faire plier, expiant ainsi l’insolence dont il s’était rendu coupable au début. Cette même jeune fille, comprenne les femmes qui pourra, la plus jolie des femmes qui se trouvent ici, celle qui a le corps le mieux fait, la plus attirante, celle que tous se mirent à désirer quand le bruit de sa beauté se répandit, cette même jeune fille, une nuit, alla se glisser de son propre gré dans le lit du vieillard au bandeau noir qui la reçut comme pluie en été et qui fît ce qu’il put, passablement bien pour son âge, démontrant ainsi une fois de plus que les apparences sont trompeuses et que ce n’est pas à l’aspect du visage ni à la prestesse du corps que l’on reconnaît la force du cœur. Dans la chambrée, tous comprirent que la jeune fille aux lunettes teintées était allée s’offrir au vieillard au bandeau noir par pure charité, et des hommes à la nature sensible et rêveuse, qui avaient joui d’elle précédemment, se mirent à fantasmer, à penser qu’il ne devait pas y avoir de récompense plus exquise au monde pour un homme qu’être étendu sur un lit, seul, imaginant des choses impossibles, et sentir une femme soulever tout doucement les couvertures et se glisser dessous, effleurant lentement de son corps son corps à lui, puis rester enfin immobile, en silence, attendant que l’ardeur de leurs deux sangs apaise le frissonnement soudain de la peau troublée. Et tout cela sans raison particulière, simplement parce qu’elle l’a voulu. Ce ne sont pas des bonnes fortunes qui se trouvent à chaque coin de rue, il faut parfois être vieux et porter un bandeau noir sur une orbite définitivement aveugle. Ou alors il vaut mieux ne pas tenter d’expliquer certaines choses, se borner simplement à relater ce qui est arrivé, ne pas interroger le tréfonds des êtres, comme la fois où la femme du médecin s’était levée de son lit pour aller border le garçonnet louchon qui s’était découvert. Elle ne s’était pas recouchée aussitôt. Adossée au mur du fond, dans l’espace étroit entre les deux rangées de grabats, elle regardait d’un air désespéré la porte à l’autre bout, celle par où ils étaient entrés un jour qui semblait déjà bien lointain et qui maintenant ne menait plus nulle part. Elle se tenait ainsi quand elle vit son mari se lever et se diriger vers le lit de la jeune fille aux lunettes teintées, les yeux fixes comme un somnambule. Elle ne fit pas un geste pour le retenir. Debout, immobile, elle le vit soulever les couvertures et se glisser à côté d’elle, elle vit la jeune fille se réveiller et le recevoir sans protester, elle vit les deux bouches se chercher et se trouver, puis ce qui devait arriver arriva, le plaisir de l’un, le plaisir de l’autre, le plaisir de tous deux, les murmures étouffés, elle dit, Oh, docteur, et ces mots auraient pu être ridicules et ils ne l’étaient pas, il dit, Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris, en effet nous avions raison, comment aurions-nous pu, nous autres qui voyons seulement, savoir ce que lui-même ne sait pas. Couchés sur l’étroit grabat, ils ne pouvaient imaginer qu’ils étaient observés, soudain inquiet le médecin se demanda si sa femme dormait ou si elle rôdait dans les corridors comme toutes les nuits, il fit un mouvement pour retourner dans son lit, mais une voix dit, Ne te lève pas, et une main se posa sur sa poitrine avec la légèreté d’un oiseau, il allait parler, répéter peut-être qu’il ne savait pas ce qui lui avait pris, mais la voix dit, Si tu ne me dis rien je comprendrai mieux. La jeune fille aux lunettes teintées se mit à pleurer, Comme nous sommes malheureux, murmurait-elle, puis, Moi aussi j’en avais envie, moi aussi j’en avais envie, ce n’est pas la faute du docteur, Tais-toi, dit doucement la femme du médecin, taisons-nous tous, il est des moments où les paroles ne servent à rien, comme j’aimerais pouvoir pleurer moi aussi, dire tout avec des larmes, ne pas avoir besoin de parler pour être comprise. Elle s’assit au bord du lit, tendit le bras par-dessus les deux corps comme pour les réunir dans la même étreinte, et se penchant vers la jeune fille aux lunettes teintées elle murmura tout bas à son oreille, Je vois. La jeune fille demeura immobile, sereine, juste déconcertée de n’éprouver aucune surprise, comme si elle le savait depuis le premier jour et qu’elle n’avait pas voulu le dire à haute voix tout simplement parce que c’était un secret qui ne lui appartenait pas. Elle tourna un peu la tête et murmura à son tour dans l’oreille de la femme du médecin, Je le savais, je ne sais pas si j’en ai la certitude, mais je crois que je savais, C’est un secret, tu ne dois le dire à personne, Soyez tranquille, J’ai confiance en toi, Vous pouvez vous fier à moi, je préférerais mourir plutôt que de vous tromper, Tu dois me tutoyer, Non, je ne le peux pas. Elles se murmuraient à l’oreille, tantôt l’une, tantôt l’autre, des lèvres touchaient des cheveux, le lobe d’une oreille, c’était un dialogue sans importance, c’était un dialogue profond, pour autant que de tels contraires puissent se rejoindre, une petite conversation complice qui semblait ignorer l’homme couché entre elles mais qui l’enveloppait dans une logique étrangère au monde des idées et des réalités ordinaires. Puis la femme du médecin dit à son mari, Reste encore un instant, si tu veux, Non, je retourne à notre lit, Alors je vais t’aider. Elle se leva pour lui laisser la liberté de mouvement, contempla un instant leurs deux têtes aveugles, posées côte à côte sur l’oreiller crasseux, leur visage sale, leurs cheveux embroussaillés, seuls leurs yeux resplendissaient inutilement. Il se leva lentement, cherchant un appui, puis resta debout à côté du lit, immobile, indécis, comme si soudain il ne savait plus où il était, alors, comme elle l’avait toujours fait, elle lui prit le bras, mais maintenant ce geste avait un sens nouveau, jamais comme en cet instant il n’avait eu autant besoin d’être guidé, mais il ne le savait pas, seules les deux femmes le surent vraiment quand la femme du médecin toucha le visage de la jeune fille avec son autre main et que celle-ci la prit pour la porter impulsivement à ses lèvres. Le médecin eut l’impression d’entendre pleurer, un son presque inaudible, comme seules peuvent l’être des larmes qui glissent lentement jusqu’aux commissures des lèvres et disparaissent là pour recommencer le cycle éternel des inexplicables douleurs et joies humaines. La jeune fille aux lunettes teintées allait rester seule et c’était elle qu’il fallait consoler, voilà pourquoi la main de la femme du médecin mit tellement de temps à se détacher.

Le lendemain, à l’heure du dîner, si quelques misérables morceaux de pain sec et de viande moisie méritent ce nom, trois aveugles venus de l’autre aile se présentèrent à la porte du dortoir, Combien de femmes avez-vous ici, demanda l’un d’eux, Six, répondit la femme du médecin dans l’intention louable de laisser de côté l’aveugle insomniaque, mais celle-ci corrigea d’une voix étouffée, Nous sommes sept. Les aveugles rirent, Diable, dit l’un d’eux, alors ce soir vous allez devoir trimer dur, un autre suggéra, Il vaudrait peut-être mieux aller chercher des renforts dans le dortoir d’à côté, Pas la peine, dit le troisième aveugle qui était calé en arithmétique, pratiquement ça fait trois hommes par femme, elles résisteront. De nouveau, tous s’esclaffèrent, et celui qui avait demandé combien il y avait de femmes ordonna, Quand vous aurez fini, vous viendrez chez nous, et il ajouta, Si vous avez envie de manger demain et de donner à téter à vos hommes. Ils disaient ça dans tous les dortoirs, mais la blague continuait à les amuser comme le jour où ils l’avaient inventée. Ils se tordaient de rire, donnaient des ruades, frappaient leurs gros gourdins par terre, soudain l’un d’eux déclara, Si l’une de vous a ses règles, nous n’en voulons pas, Aucune n’a ses règles, dit sereinement la femme du médecin, Alors préparez-vous et ne lambinez pas, nous vous attendons. Ils tournèrent les talons et disparurent. Le dortoir fut plongé dans le silence. Une minute plus tard, la femme du premier aveugle dit, Je ne peux plus rien avaler, ce qu’elle tenait dans la main n’était presque rien et elle ne parvenait pas à le manger, Moi non plus, dit l’aveugle insomniaque, Moi non plus, dit celle dont on ne connaît pas l’identité, Moi j’ai déjà fini, dit la femme de chambre, Moi aussi, dit la réceptionniste du cabinet médical, Je vomirai à la figure du premier qui s’approchera de moi, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Toutes étaient debout, tremblantes et résolues. Alors la femme du médecin dit, J’irai devant. Le premier aveugle se cacha la tête sous la couverture, comme si cela pouvait servir à quelque chose, puisqu’il était déjà aveugle, le médecin attira sa femme à lui et, sans parler, il lui donna un baiser rapide sur le front, que pouvait-il faire de plus, quant aux autres hommes cela ne devait leur faire ni chaud ni froid, ils n’avaient ni droits ni obligations de mari à l’égard de l’une quelconque de ces femmes, et donc personne ne pourra leur dire, Cocu complaisant est deux fois cocu. La jeune fille aux lunettes teintées alla se placer derrière la femme du médecin, suivie, dans l’ordre, par la femme de chambre, la réceptionniste du cabinet médical, la femme du premier aveugle, celle dont on ne connaît pas l’identité, et enfin l’aveugle insomniaque, file grotesque de femelles malodorantes, vêtues de loques immondes, on a du mal à croire que la force animale du sexe soit puissante au point d’aveugler l’odorat qui est le plus délicat des sens, il est même des théologiens qui affirment, peut-être pas exactement avec ces mêmes mots, que la plus grande difficulté à vivre raisonnablement en enfer vient de l’odeur qui y règne. Lentement, guidées par la femme du médecin, une main sur l’épaule de la précédente, les femmes se mirent en route. Elles étaient toutes pieds nus car elles ne voulaient pas perdre leurs chaussures au milieu des vicissitudes et des angoisses qu’elles allaient traverser. Quand elles arrivèrent dans le vestibule à l’entrée, la femme du médecin se dirigea vers la porte, elle voulait sans doute savoir si le monde extérieur existait encore. En sentant l’air frais, la femme de chambre dit d’une voix effrayée, Nous ne pouvons pas sortir, les soldats sont dehors, et l’aveugle insomniaque dit, Ça vaudrait mieux, en moins d’une minute nous serions mortes, toutes, Nous, demanda la réceptionniste du cabinet médical, Non, toutes, car c’est ça que nous devrions être, mortes, toutes les femmes qui sont ici, nous aurions au moins une excellente raison d’être aveugles. Jamais depuis son arrivée ici elle n’avait prononcé autant de paroles à la file. La femme du médecin dit, Allons-y, seule mourra qui doit mourir, la mort choisit sans prévenir. Elles franchirent la porte qui menait à l’aile gauche, elles s’engagèrent dans les longs corridors, les femmes des deux premiers dortoirs auraient pu leur parler de ce qui les attendait, si elles l’avaient voulu, mais elles étaient recroquevillées sur leur lit comme des bêtes rouées de coups, les hommes n’osaient pas les toucher, ils n’essayaient même pas de s’en approcher car elles se mettaient aussitôt à crier.

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