L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Tout au fond du dernier corridor, la femme du médecin aperçut un aveugle qui montait la garde comme d’habitude. Il avait dû entendre leurs pas traînants et il cria, Elles arrivent, elles arrivent. Des cris sortirent de l’intérieur, des hennissements, des éclats de rire. Quatre aveugles se dépêchèrent d’écarter le lit qui faisait office de barrière à l’entrée, Vite, les filles, entrez, entrez, nous sommes tous comme des boucs, vous allez vous régaler, disait l’un d’eux. Les aveugles les entourèrent, essayèrent de les peloter mais ils reculèrent en se bousculant quand le chef, celui qui détenait le pistolet, cria, C’est moi qui choisis d’abord, vous le savez. Les yeux de tous ces hommes cherchaient anxieusement les femmes, certains tendaient des mains avides, si au passage leurs mains touchaient une femme les yeux savaient enfin où regarder. Au milieu de la travée, entre les lits, les femmes étaient comme des soldats à la parade qui attendent d’être passés en revue. Le chef des aveugles s’approcha, pistolet à la main, aussi agile et leste que si ses yeux voyaient. Il attrapa de sa main libre l’aveugle insomniaque, qui était la première, il la palpa par-devant et par-derrière, les fesses, les nichons, l’entrecuisse. L’aveugle se mit à pousser des cris et il la repoussa, Tu ne vaux rien, putain. Il passa à la suivante, celle dont on ne connaît pas l’identité, qu’il palpait à deux mains après avoir glissé son pistolet dans la poche du pantalon, Oh, mais elle est pas mal du tout, celle-là, puis il s’attaqua à la femme du premier aveugle, puis à la réceptionniste du cabinet médical, puis à la femme de chambre, et s’exclama, Les gars, ces nanas sont fichtrement bien. Les aveugles hennirent, envoyèrent des ruades, Tringlons-les, il se fait tard, beuglèrent certains, Du calme, dit l’homme au pistolet, laissez-moi voir d’abord comment sont les autres. Il palpa la jeune fille aux lunettes teintées et poussa un sifflement, Mince alors, on a touché le gros lot, du bétail comme ça, on n’en avait pas encore vu. Excité, continuant à peloter la jeune fille, il passa à la femme du médecin, siffla encore une fois, Celle-là est mûre, mais elle m’a tout l’air d’être une femelle du tonnerre, elle aussi. Il attira les deux femmes à lui et dit presque en bavant, Je prends ces deux-là, je vous les refilerai une fois que je me les serai envoyées. Il les traîna vers le fond du dortoir où s’entassaient des caisses de nourriture, des paquets, des boîtes de conserve, toute une dépense susceptible de ravitailler un régiment. Les femmes criaient toutes, on entendait des coups, des gifles, des ordres, Taisez-vous, tas de putes, ces grognasses sont toutes pareilles, faut toujours qu’elles se mettent à beugler, Culbute-la hardiment, elle la bouclera, Quand mon tour viendra, elles en redemanderont, vous verrez, Grouille-toi donc un peu, je n’en peux plus. L’aveugle insomniaque glapissait désespérément sous un aveugle bedonnant, les quatre autres femmes étaient entourées d’hommes qui se bousculaient comme des hyènes autour d’une carcasse, pantalon autour des chevilles. La femme du médecin était debout à côté du lit vers lequel elle avait été poussée, elle serrait les fers du lit de ses mains crispées, elle vit l’aveugle au pistolet tirer sur la jupe de la jeune fille aux lunettes teintées et la déchirer, descendre son slip et, se guidant avec ses doigts, pointer son sexe vers le sexe de la jeune fille, pousser et forcer, elle entendit les grognements et les obscénités, la jeune fille aux lunettes teintées ne disait rien, elle ouvrit juste la bouche pour vomir, la tête de côté, les yeux dans la direction de l’autre femme, l’homme ne se rendit même pas compte de ce qui se passait, l’odeur de vomi ne se remarque que lorsque l’air et le reste n’ont pas la même odeur, l’homme se secoua enfin des pieds à la tête, il fut parcouru de trois saccades violentes comme s’il plantait trois étançons, il haleta comme un cochon qui s’étouffe, il avait fini. La jeune fille aux lunettes teintées pleurait en silence. L’aveugle au pistolet retira son sexe encore tout dégoulinant et dit à la femme du médecin d’une voix chevrotante en tendant le bras vers elle, Ne sois pas jalouse, je vais m’occuper de toi, puis haussant le ton, Hé, les gars, vous pouvez venir chercher celle-là, mais traitez-la gentiment, car il se peut que j’aie encore besoin d’elle. Une demi-douzaine d’aveugles avancèrent dans la travée en se trémoussant, empoignèrent la jeune fille aux lunettes teintées qu’ils emmenèrent presque en la traînant, C’est moi d’abord, moi d’abord, disaient-ils tous. L’aveugle au pistolet s’était assis sur un lit, sexe flasque posé au bord du matelas, pantalon tire-bouchonnant autour de ses pieds. Agenouille-toi ici, entre mes jambes, dit-il. La femme du médecin s’agenouilla. Suce, dit-il, Non, dit-elle, Ou tu suces ou je te frappe, et pas de nourriture pour toi, dit-il, Tu n’as pas peur que je te l’arrache avec mes dents, demanda-t-elle, Tu peux toujours essayer, mes mains sont sur ton cou, je t’étranglerai avant que tu ne me fasses saigner, répondit-il. Puis il dit, Je reconnais ta voix, Et moi ton visage, Tu es aveugle, tu ne peux pas me voir, Non, je ne peux pas te voir, Alors pourquoi dis-tu que tu reconnais mon visage, Parce que cette voix ne peut avoir que ce visage, Suce, et cesse d’ergoter, Non, Ou tu suces, ou plus une miette de pain n’entrera dans ton dortoir, tu iras ensuite leur dire que s’ils ne mangent pas c’est parce que tu as refusé de me sucer, après tu reviendras me raconter ce qui est arrivé. La femme du médecin se pencha, avec le bout de deux doigts de sa main droite elle prit le sexe poisseux de l’homme et le souleva, sa main gauche s’appuya au sol, toucha le pantalon, tâtonna, sentit la dureté métallique et froide du pistolet, Je pourrais le tuer, pensa-t-elle. Elle ne le pouvait pas. Parce que le pantalon était enroulé autour des pieds, il était impossible d’atteindre la poche où se trouvait l’arme. Je ne peux pas le tuer maintenant, pensa-t-elle. Elle avança la tête, ouvrit la bouche, la ferma, ferma les yeux pour ne pas voir et commença à sucer.

Le jour se levait quand les aveugles scélérats laissèrent partir les femmes. L’aveugle insomniaque dut être portée à bras-le-corps par ses compagnes, qui avaient elles-mêmes du mal à se traîner. Pendant des heures elles étaient passées d’homme en homme, d’humiliation en humiliation, d’offense en offense, tout ce qu’il est possible de faire à une femme tout en la laissant encore en vie. Vous savez que le paiement se fait en nature, dites à vos chers hommes de venir chercher la soupe, avait dit avec dérision l’aveugle au pistolet au moment des adieux. Et il avait ajouté, goguenard, À bientôt, les filles, préparez-vous pour la prochaine séance. Les autres aveugles répétèrent plus ou moins en chœur, À bientôt, certains dirent les nanas, d’autres les putains, mais on notait la lassitude de leur libido dans la faible conviction des voix. Sourdes, aveugles, muettes, trébuchantes, avec juste assez de volonté pour ne pas lâcher la main de celle qui marchait devant, la main, pas l’épaule comme à l’aller, sûrement aucune n’aurait su répondre si on lui avait demandé, Pourquoi vous tenez-vous par la main, ça s’était fait comme ça, il est des gestes auxquels on ne peut pas toujours trouver une explication facile, parfois même il est impossible d’en trouver une difficile. Quand elles traversèrent le vestibule, la femme du médecin regarda dehors, les soldats étaient là, il y avait aussi une camionnette qui livrait sans doute la nourriture aux différents lieux de quarantaine. À cet instant précis, les jambes de l’aveugle insomniaque cédèrent littéralement, comme si elles avaient été fauchées d’un coup, son cœur aussi céda, il ne termina même pas la systole commencée, nous savons enfin pourquoi cette aveugle ne pouvait pas dormir, elle dormira maintenant, ne l’éveillons pas. Elle est morte, dit la femme du médecin, et sa voix n’avait aucune expression, comment se pouvait-il qu’une voix pareille, aussi morte que les paroles prononcées, fût sortie d’une bouche vivante. Elle souleva dans ses bras le corps soudain désarticulé, les jambes ensanglantées, le ventre exténué, les pauvres seins nus, marqués avec furie, les épaules mordues, C’est le portrait de mon corps, pensa-t-elle, le portrait du corps de toutes ces femmes ici, il n’y a qu’une seule différence entre ces insultes et nos douleurs, nous, pour l’instant, nous sommes encore vivantes. Où l’emmenons-nous, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Dans le dortoir, pour le moment, nous l’enterrerons plus tard, dit la femme du médecin.

Les hommes attendaient à la porte, il manquait juste le premier aveugle, qui s’était de nouveau caché la tête sous la couverture en entendant les femmes venir, et le garçonnet louchon, qui dormait. Sans la moindre hésitation, sans avoir besoin de compter les lits, la femme du médecin alla étendre l’aveugle insomniaque sur le grabat qui avait été le sien. Elle ne se soucia pas de l’éventuel étonnement des autres, finalement tous ici savaient qu’elle était l’aveugle qui connaissait le mieux tous les recoins de la maison. Elle est morte, répéta-t-elle, Comment cela est-il arrivé, demanda le médecin, mais sa femme ne lui répondit pas, sa question ne pouvait vouloir dire que, Comment est-elle morte, mais peut-être aussi, Qu’est-ce que vous avez donc fait là-bas, il n’y aurait de réponse à aucune des deux questions, elle est morte, tout simplement, peu importe de quoi, demander de quoi est morte une personne est stupide, avec le temps on oublie la cause, seuls restent ces mots, Elle est morte, et nous ne sommes plus les mêmes femmes que celles qui sont sorties d’ici, nous ne pouvons plus dire les paroles que celles-ci auraient dites, et, quant aux autres paroles, l’innommable existe, c’est là son nom et il est suffisant. Allez chercher la nourriture, dit la femme du médecin. Le hasard, la fatalité, le sort, le destin, peu importe le nom de ce qui a tant de noms, est fait de pure ironie, car autrement l’on ne comprendrait pas pourquoi ce furent précisément les maris de deux de ces femmes qui furent choisis pour représenter la chambrée et recevoir les denrées alimentaires à un moment où personne n’imaginait que le prix pût être celui qui venait d’être payé. Ç’aurait pu être d’autres hommes, célibataires, libres, sans honneur conjugal à défendre, mais il a fallu que ce fussent ceux-ci, maintenant ils ne voudront sûrement pas se couvrir de honte en tendant une main quémandeuse d’aumône à ces brutes scélérates qui violèrent leur femme. Le premier aveugle déclara, de l’air de quelqu’un qui a pris une décision ferme, Ira qui voudra, moi je n’irai pas, J’irai, dit le médecin, J’irai avec vous, dit le vieillard au bandeau noir, La nourriture n’est peut-être pas très copieuse, mais elle pèse lourd, J’ai encore la force de porter le pain que je mange, Ce qui pèse toujours le plus lourd c’est le pain des autres, Je n’ai pas le droit de me plaindre, le poids de la part des autres est ce qui paiera ma nourriture. Imaginons non pas le dialogue, déjà consigné, mais les hommes qui y ont participé et qui se font face comme s’ils pouvaient se voir, ce qui n’est même pas impossible en l’occurrence, il suffit que la mémoire fasse émerger de l’aveuglante blancheur du monde la bouche qui articule les paroles et après, comme un lent rayonnement à partir de ce centre, le reste du visage apparaîtra, le visage d’un vieil homme, celui d’un homme moins vieux, qu’on n’aille pas dire que quelqu’un qui est encore capable de voir de cette façon est aveugle. Quand ils s’éloignèrent pour aller toucher le salaire de la honte, comme avait dit le premier aveugle avec une indignation toute rhétorique, la femme du médecin dit aux autres femmes, Restez ici, je reviens immédiatement. Elle savait ce qu’elle voulait mais ne savait pas si elle le trouverait. Elle voulait un seau ou quelque chose qui en fît office, elle voulait le remplir d’eau, même fétide, même croupie, elle voulait laver l’aveugle insomniaque, la nettoyer de son sang à elle et de la morve d’autrui, la livrer purifiée à la terre, pour autant que cela ait encore un sens de parler de pureté du corps dans cette maison de fous où nous vivons, quant à la pureté de l’âme, nous savons que personne ne peut s’en approcher.

Des aveugles étaient couchés sur les longues tables du réfectoire. Un filet d’eau coulait d’un robinet mal fermé au-dessus d’un évier rempli de détritus. La femme du médecin regarda autour d’elle à la recherche d’un seau, d’un récipient, mais elle ne vit rien qui pût lui être utile. Un des aveugles s’étonna de sa présence et demanda, Qui va là. Elle ne répondit pas, sachant qu’elle ne serait pas bien reçue, que personne ne lui dirait, Tu veux de l’eau, eh bien prends-en, et si c’est pour laver une défunte, prends toute celle dont tu as besoin. Sur le sol, éparpillés, il y avait des sacs en plastique qui avaient contenu de la nourriture, certains étaient grands. Elle pensa qu’ils étaient sans doute troués, puis elle se dit qu’en en fourrant deux ou trois les uns dans les autres, il ne s’en échapperait que très peu d’eau. Elle agit rapidement, déjà les aveugles descendaient des tables et demandaient, Qui est là, plus alarmés encore quand ils entendirent le bruit de l’eau qui coulait ils avancèrent dans cette direction, la femme du médecin déplaça et poussa une table pour les empêcher d’approcher puis elle retourna à son sac, l’eau coulait lentement, désespérée elle força le robinet, alors, comme libérée d’une prison, l’eau jaillit avec violence, l’éclaboussa brutalement et la trempa des pieds à la tête. Les aveugles prirent peur et reculèrent, pensant qu’une canalisation avait éclaté, et ils furent confortés dans leur idée quand l’eau répandue leur inonda les pieds, ils ne pouvaient savoir qu’elle avait été versée par la personne inconnue qui était entrée, la femme avait compris que tant d’eau pèserait trop lourd. Elle tordit et enroula l’ouverture du sac, le jeta sur son épaule et sortit de là en courant comme elle put.

Quand le médecin et le vieillard au bandeau noir entrèrent dans le dortoir avec la nourriture, ils ne virent pas, comment eussent-ils pu les voir, sept femmes nues, l’aveugle insomniaque couchée sur le lit, plus propre qu’elle ne l’avait jamais été de toute sa vie, pendant qu’une autre femme lavait ses compagnes, l’une après l’autre, avant de se laver elle-même.

12

Les scélérats réapparurent quatre jours plus tard. Ils venaient appeler au paiement de l’impôt les femmes du deuxième dortoir, mais ils s’arrêtèrent un instant à la porte de la première chambrée pour demander si les femmes s’étaient remises des assauts érotiques de l’autre nuit, Une fameuse nuit, y a pas à dire, s’exclama l’un d’eux en se léchant les babines, et un autre confirma, Ces sept-là valent pour quatorze, il est vrai qu’une était pas formidable, mais dans cette pétaudière ça se remarquait presque pas, ils ont de la veine ces types, s’ils sont assez hommes pour elles, Vaudrait mieux qu’ils le soient pas, comme ça les femmes ça leur démangera plus. Du fond du dortoir la femme du médecin dit, Nous ne sommes plus sept, Une s’est taillée, demanda un homme du groupe en riant, Elle ne s’est pas taillée, elle est morte, Diable, eh bien alors vous devrez trimer plus dur la prochaine fois, La perte n’est pas grande, elle n’était pas formidable, dit la femme du médecin. Déconcertés, les messagers ne surent quoi répondre, ce qu’ils venaient d’entendre leur semblait indécent, l’un d’eux aura sans doute pensé que finalement les femmes sont toutes des salopes, quel manque de respect que de parler d’une pétasse dans ces termes, simplement parce qu’elle avait le nichon pendant et la fesse flasque. La femme du médecin les regardait, immobiles à l’entrée de la porte, indécis, se balançant comme des pantins mécaniques. Elle les reconnaissait, elle avait été violée par les trois. Enfin l’un d’eux frappa le sol de son bâton, Allons, on y va, dit-il. Le bruit des bâtons et les avertissements, Écartez-vous, écartez-vous, c’est nous, diminuèrent le long du corridor, puis il y eut un silence, un brouhaha confus, les femmes du deuxième dortoir recevaient l’ordre de se présenter après le dîner. De nouveau, les coups de bâton retentirent sur le sol, Écartez-vous, écartez-vous, les silhouettes des trois aveugles passèrent dans l’encadrement de la porte puis disparurent.

La femme du médecin, qui racontait auparavant une histoire au garçonnet louchon, leva le bras et retira les ciseaux de leur clou sans faire de bruit. Elle dit au gamin, Je te raconterai le reste de l’aventure plus tard. Personne dans le dortoir ne lui avait demandé pourquoi elle avait parlé de l’aveugle insomniaque avec tant de dédain. Quelques instants après, elle ôta ses chaussures et s’en fut dire à son mari, Je ne serai pas longue, je reviens tout de suite. Elle se dirigea vers la porte où elle s’arrêta et attendit. Dix minutes plus tard les femmes du deuxième dortoir apparurent dans le corridor. Elles étaient quinze. Quelques-unes pleuraient. Elles ne marchaient pas à la queue leu leu mais en groupe, reliées les unes aux autres par des bandes d’étoffe qui avaient tout l’air d’avoir été arrachées aux couvertures. Quand elles eurent fini de passer, la femme du médecin les suivit. Aucune ne s’aperçut qu’elles étaient accompagnées. Elles savaient ce qui les attendait, l’histoire des vexations n’était un secret pour personne et d’ailleurs ces vexations n’avaient rien de nouveau, le monde avait sûrement commencé comme ça. Ce qui les terrorisait plus que le viol, c’était l’orgie, la dégradation, l’attente de la nuit effroyable, quinze femmes culbutées sur des lits ou par terre, les hommes allant de l’une à l’autre, soufflant comme des porcs, Le pire de tout c’est si j’éprouve du plaisir, pensait une de ces femmes. Quand elles pénétrèrent dans le couloir qui menait au dortoir de destination, l’aveugle de faction donna l’alarme, Je les entends, les v’là qu’arrivent. Le lit qui servait de grille fut écarté rapidement, une à une les femmes entrèrent, Oh mais y en a plein, s’exclama l’aveugle comptable, qui entreprit de les compter avec enthousiasme, Onze, douze, treize, quatorze, quinze, quinze, y en a quinze. Il emboîta le pas à la dernière, déjà il glissait ses mains avides sous ses jupes, Celle-ci roucoule déjà, celle-ci est à moi, disait-il. On avait cessé de les passer en revue, de procéder à une évaluation préalable des qualités physiques des femelles. En effet, puisqu’elles étaient toutes condamnées à subir le même traitement, ce n’était pas la peine de perdre du temps ni de refroidir sa concupiscence à choisir des tailles et mesurer des bustes et des hanches. Déjà ils les traînaient vers les lits, déjà ils les déshabillaient brutalement, et on entendit aussitôt les pleurs habituels, les supplications, les implorations, mais les réponses ne variaient pas, quand réponse il y avait, Si tu veux manger, écarte les jambes. Et elles écartaient les jambes, certaines recevaient l’ordre de se servir de leur bouche, comme cette femme accroupie entre les genoux du chef des scélérats, et celle-là ne disait mot. La femme du médecin entra dans le dortoir, se glissa doucement entre les lits mais elle n’avait pas besoin d’être aussi discrète, personne ne l’aurait entendue même si elle était venue en sabots, et si quelqu’un l’avait touchée au milieu du branle-bas et s’était aperçu qu’il s’agissait d’une femme, le pire qui pourrait lui arriver ce serait de devoir se joindre aux autres, personne ne l’aurait remarquée, dans ce genre de situation la différence entre quinze ou seize n’est pas bien grande.

Le lit du chef des scélérats était toujours celui au fond du dortoir où s’amoncelaient les caisses de nourriture. Les grabats à côté du sien avaient été retirés, l’homme aimait avoir ses aises, ne pas devoir trébucher sur ses voisins. Le tuer serait simple. Pendant qu’elle avançait lentement le long de l’étroite travée, la femme du médecin observait les mouvements de celui qu’elle allait bientôt tuer, comment la jouissance lui faisait pencher la tête en arrière, comment il semblait déjà lui offrir son cou. La femme du médecin s’approcha doucement, contourna le lit et alla se placer derrière l’homme. La femme aveugle continuait sa besogne. La main leva lentement les ciseaux, les lames légèrement séparées pour qu’elles pénètrent comme deux poignards. À cet instant, le dernier, l’aveugle parut sentir une présence, mais l’orgasme l’avait arraché au monde des sensations ordinaires, il l’avait privé de ses réflexes, Tu ne jouiras pas, pensa la femme du médecin, et elle abaissa violemment le bras. Les ciseaux s’enfoncèrent avec violence dans la gorge de l’aveugle, ils tournèrent sur eux-mêmes, luttant contre les cartilages et les tissus membraneux, puis ils poursuivirent furieusement leur chemin jusqu’au moment où ils furent arrêtés par les vertèbres cervicales. Le cri s’entendit à peine, ç’eût pu être le grognement animal d’un homme en train d’éjaculer, comme c’était déjà le cas pour d’autres, et c’était peut-être bien ça, car pendant qu’un jet de sang lui inondait en plein le visage la femme recevait dans sa bouche une décharge convulsive de sperme. Ce fut le cri de la femme qui alarma les aveugles, ils avaient une grande expérience en matière de cris, mais celui-ci ne ressemblait pas aux autres. La femme criait, elle ne comprenait pas ce qui s’était passé mais elle criait, d’où venait donc ce sang, sans savoir comment elle avait probablement fait ce qu’elle avait envisagé de faire, lui arracher le pénis avec ses dents. Les aveugles abandonnaient les femmes, s’approchaient à tâtons, Qu’est-ce qui se passe, pourquoi cries-tu comme ça, demandaient-ils, mais une main s’était posée sur la bouche de la femme, une voix lui murmurait à l’oreille, Tais-toi, puis elle se sentit doucement tirée en arrière, Ne dis rien, c’était une voix de femme et cela la calma, pour autant que ce terme soit exact face à pareille angoisse. L’aveugle comptable venait en tête, il fut le premier à toucher le corps effondré en travers du lit, à le parcourir de ses mains, Il est mort, s’exclama-t-il au bout d’un moment. La tête pendait de l’autre côté du grabat, le sang jaillissait encore à gros bouillons, Il a été tué, dit-il. Les aveugles s’arrêtèrent, interdits, ils ne pouvaient croire ce qu’ils entendaient, Comment a-t-il été tué, qui l’a tué, Il a une entaille énorme à la gorge, ça doit être cette putain qui était avec lui, il faut que nous l’attrapions. Les aveugles se remirent en branle, mais plus lentement à présent, comme s’ils avaient peur de rencontrer la lame qui avait tué leur chef. Ils ne pouvaient voir l’aveugle comptable glisser précipitamment les mains dans les poches du mort, en sortir le pistolet et un petit sac en plastique avec une dizaine de cartouches. L’attention de tous fut subitement distraite par les cris des femmes, maintenant debout, prises de panique, qui voulaient sortir de là, mais certaines ne savaient plus où était la porte du dortoir et elles se dirigèrent du mauvais côté où elles se heurtèrent aux aveugles. Ceux-ci crurent qu’elles les attaquaient et la confusion des corps prit des allures de délire. Immobile au fond du dortoir, la femme du médecin attendait l’occasion de s’échapper. Elle maintenait l’aveugle d’une main ferme, de l’autre elle brandissait les ciseaux, prête à asséner le premier coup si un homme s’approchait. Pour l’instant, l’espace dégagé au fond du dortoir était un avantage, mais elle ne pouvait s’attarder là, elle le savait. Des femmes avaient enfin trouvé la porte, d’autres se débattaient pour se délivrer des mains qui les retenaient, l’une d’elles essayait encore d’étrangler l’ennemi et d’ajouter un mort au mort. L’aveugle comptable cria aux siens d’un ton autoritaire, Du calme, du calme, nous allons nous occuper de cette affaire, et, afin de donner plus de conviction à son ordre, il tira en l’air. Le résultat fut le contraire de ce qu’il attendait. Surpris, comprenant que le pistolet était déjà dans d’autres mains et qu’ils allaient par conséquent avoir un nouveau chef, les hommes avaient cessé de lutter avec les femmes, ils avaient renoncé à essayer de les dominer, l’un d’eux avait même renoncé à tout car il avait été étranglé. La femme du médecin choisit cet instant pour avancer. Assénant des coups à droite et à gauche, elle se fraya un chemin. Maintenant c’étaient les hommes qui criaient, qui se bousculaient, qui grimpaient les uns sur les autres, si quelqu’un avait eu des yeux pour voir il se fût rendu compte que le premier tohu-bohu avait été un jeu d’enfants. La femme du médecin ne voulait pas tuer, elle voulait juste sortir le plus vite possible, et surtout ne laisser derrière elle aucune femme. Probablement que celui-ci ne survivra pas, pensa-t-elle en plantant les ciseaux dans une poitrine. On entendit un autre coup de feu, Partons d’ici, partons d’ici, disait la femme du médecin en poussant devant elle les femmes qu’elle rencontrait sur son chemin. Elle les aidait à se lever, répétant, Vite, vite. Maintenant c’était l’aveugle comptable qui criait au fond du dortoir, Attrapez-les, ne les laissez pas s’échapper, mais c’était trop tard, elles étaient déjà toutes dans le corridor, elles s’enfuyaient en titubant, à moitié nues, retenant leurs haillons comme elles pouvaient. Debout à l’entrée du dortoir, la femme du médecin cria avec furie, Souvenez-vous de ce que j’ai dit l’autre jour quand j’ai déclaré que je n’oublierai pas son visage, eh bien réfléchissez à ce que je vous dis maintenant, je n’oublierai pas non plus vos visages, Tu me le paieras, cria l’aveugle comptable d’une voix menaçante, toi et tes amies, et aussi les couillons d’hommes que vous avez là-bas, Tu ne sais pas qui je suis ni d’où je viens, Tu es du premier dortoir dans l’autre aile, dit l’un des hommes qui étaient allés chercher les femmes, et l’aveugle comptable renchérit, La voix ne trompe pas, il suffit que tu prononces un seul mot à côté de moi et tu es morte, L’autre aussi avait dit ça, et tu vois où il en est maintenant, Mais moi je ne suis pas un aveugle comme lui, comme vous, quand vous êtes devenus aveugles je connaissais déjà tout du monde, Tu ne sais rien de ma cécité, Tu n’es pas aveugle, tu ne me trompes pas, Je suis peut-être la plus aveugle de toutes, j’ai tué et s’il le faut je recommencerai, Avant cela tu mourras de faim, à partir d’aujourd’hui plus de nourriture, même si vous veniez toutes offrir sur un plateau les trois trous avec lesquels vous êtes nées, Pour chaque jour passé sans manger par votre faute, l’un de vous, ici, mourra, il suffira pour ça que vous mettiez le nez hors de cette porte, Tu n’y arriveras pas, Bien sûr que nous y arriverons, à partir d’aujourd’hui c’est nous qui irons chercher la nourriture, vous mangerez ce que vous avez ici, Fille de pute, Les filles de putes ne sont ni hommes ni femmes, elles sont des filles de putes, maintenant tu sais ce qu’elles valent, les filles de putes. Furieux, l’aveugle comptable tira en direction de la porte. La balle passa entre les têtes des hommes sans atteindre qui que ce soit et alla se ficher dans le mur du corridor. Tu ne m’as pas eue, dit la femme du médecin, et prends garde si tes munitions s’épuisent, il y en a d’autres ici qui ont autant envie d’être chef que toi.

Elle s’éloigna, fit encore quelques pas fermes, puis, presque sur le point de s’évanouir, elle avança le long du mur du corridor, soudain ses genoux ployèrent et elle tomba. Ses yeux se voilèrent, Je vais devenir aveugle, pensa-t-elle, mais elle comprit aussitôt que ce ne serait pas encore pour cette fois, c’étaient seulement des larmes qui lui brouillaient la vue, des larmes comme elle n’en avait jamais versé de sa vie, J’ai tué, dit-elle tout bas, j’ai voulu tuer et j’ai tué. Elle tourna la tête vers la porte du dortoir, si les hommes sortaient, elle serait incapable de se défendre. Le corridor était désert. Les femmes avaient disparu, encore effrayés par les coups de feu et bien plus encore par les cadavres dans leur camp les hommes n’osaient pas sortir. Peu à peu les forces lui revinrent. Les larmes continuaient à couler, mais lentement, sereinement, comme en présence de quelque chose d’irrémédiable. Elle se releva péniblement. Elle avait du sang sur les mains et les vêtements, et soudain son corps fourbu l’avertit qu’elle était vieille. Une vieille femme assassine, pensa-t-elle, mais elle savait que si c’était nécessaire elle recommencerait à tuer, Et quand donc est-il nécessaire de tuer, se demanda-t-elle en se dirigeant vers le vestibule, et elle se répondit à elle-même, Quand ce qui est encore vivant est mort. Elle secoua la tête et pensa, Qu’est-ce que ça veut dire tout cela, des mots, des mots, rien de plus. Elle poursuivit son chemin seule. Elle s’approcha de la porte qui menait à la clôture. Entre les grilles du portail elle distingua difficilement la silhouette du soldat qui montait la garde, Il y a encore des gens dehors, des gens qui voient. Un bruit de pas derrière elle la fit sursauter, C’est eux, pensa-t-elle, et elle se retourna rapidement, ciseaux au poing. C’était son mari. Au passage, les femmes du deuxième dortoir avaient raconté à grands cris ce qui s’était passé dans l’autre aile, disant qu’une femme avait tué le chef des scélérats à coups de couteau, qu’il y avait eu des coups de feu, le médecin ne demanda pas qui était la femme, ce ne pouvait être que la sienne, elle avait dit au garçonnet louchon qu’elle lui raconterait la suite de l’aventure plus tard, et maintenant dans quel état était-elle, morte probablement elle aussi, Je suis ici, dit-elle, et elle alla vers lui, l’étreignant sans remarquer qu’elle le souillait de sang, ou le remarquant, mais cela n’avait pas d’importance, jusqu’à aujourd’hui ils avaient tout partagé. Que s’est-il passé, demanda le médecin, le bruit court qu’un homme a été tué, Oui, c’est moi qui l’ai tué, Pourquoi, Quelqu’un devait le faire et il n’y avait personne d’autre, Et maintenant, Maintenant nous sommes libres, ils savent ce qui les attend s’ils essaient de nouveau de se servir de nous, Ça sera la lutte, la guerre, Les aveugles sont toujours en guerre, ils ont toujours été en guerre, Recommenceras-tu à tuer, S’il le faut, car je ne me libérerai plus de cette cécité-là, Et la nourriture, Nous irons la chercher nous, je doute qu’ils osent venir jusqu’ici, au moins pendant les prochains jours ils auront peur que la même chose ne leur arrive, que des ciseaux ne leur tailladent le cou, Nous n’avons pas su résister comme nous l’aurions dû quand ils sont venus avec leurs premières exigences, C’est vrai, nous avons eu peur et la peur n’est pas toujours bonne conseillère, mais allons-nous-en maintenant, pour plus de sûreté il serait bon que nous barricadions la porte des dortoirs en entassant des lits comme ils le font, et tant pis si certains d’entre nous devront dormir par terre, plutôt ça que mourir de faim.

Les jours suivants ils se demandèrent si ce n’était pas ça qui allait leur arriver. Au début, ils ne s’étonnèrent pas, ils étaient habitués à avoir faim depuis le commencement, il y avait toujours eu des à-coups dans l’approvisionnement, les aveugles scélérats avaient raison quand ils disaient que les militaires avaient parfois du retard mais ils pervertissaient cette raison en affirmant d’un ton badin que la seule solution avait été d’imposer un rationnement et que c’étaient là les dures obligations de ceux qui gouvernent. Le troisième jour, quand il était devenu impossible de dénicher dans les dortoirs un croûton ou une miette, la femme du médecin s’approcha de la clôture avec quelques camarades et demanda, Hé, vous là-bas, qu’est-ce que c’est que ce retard, que se passe-t-il avec la nourriture, ça fait deux jours que nous ne mangeons pas. Le sergent, un autre, pas celui d’avant, vint à la grille déclarer que l’armée n’était pas responsable, l’armée ne retirait le pain de la bouche de personne, l’honneur militaire ne le permettrait jamais, s’il n’y avait pas de nourriture c’était parce qu’il n’y en avait pas, Et n’avancez pas d’un seul pas, le premier qui avance sait le sort qui l’attend, les ordres n’ont pas changé. Ainsi apostrophés, ils retournèrent dans le bâtiment et se consultèrent, Et maintenant, qu’allons-nous faire si on ne nous apporte pas à manger, Peut-être qu’on nous apportera de la nourriture demain, ou après-demain, Ou quand nous ne pourrons plus bouger, Nous devrions sortir, Nous n’arriverions même pas au portail, Si nous avions des yeux, Si nous avions des yeux on ne nous aurait pas flanqués dans cet enfer, Je me demande comment est la vie, dehors, Peut-être que ces types nous donneraient à manger si nous allions le leur demander, après tout si la nourriture manque pour nous, elle finira par manquer aussi pour eux, C’est exactement la raison pour laquelle ils ne nous donneront pas celle qu’ils ont, Et avant qu’ils ne finissent celle qu’ils ont nous serons tous morts de faim, Alors, que faire. Ils étaient assis par terre sous la lumière jaunâtre de la seule ampoule dans le vestibule, formant plus ou moins un cercle, le médecin et la femme du médecin, le vieillard au bandeau noir, deux ou trois hommes et femmes de chaque dortoir, de l’aile gauche comme de l’aile droite, et ce monde d’aveugles étant ce qu’il est il arriva ce qui doit toujours arriver, un des hommes dit, Tout ce que je sais c’est que nous ne serions pas dans ce pétrin si leur chef n’avait pas été tué, quelle importance ça avait-il que les femmes aillent là-bas deux fois par mois donner ce que la nature leur a donné pour qu’elles le donnent, je me le demande bien. Certains trouvèrent la réminiscence plaisante, d’autres déguisèrent leur rire, une voix de protestation fut étouffée par des réclamations de son estomac, et le même homme revint à la charge, J’aimerais bien savoir qui a fait le coup. Les femmes présentes jurèrent que ce ne furent pas elles, Nous devrions faire justice nous-mêmes et la châtier, Oui, mais il faudrait savoir qui c’est, Nous dirions aux autres, voilà le type que vous cherchez, maintenant donnez-nous à manger, À condition de savoir qui c’est. La femme du médecin baissa la tête et pensa, Il a raison, si quelqu’un meurt de faim ici ce sera ma faute, puis, donnant voix à la colère qu’elle sentait monter en elle et qui s’opposait à cette acceptation de sa responsabilité, Mais qu’ils soient donc les premiers à mourir pour que ma faute paie leur faute. Puis, levant les yeux, elle pensa, Et si je leur disais maintenant que c’est moi qui ai tué, me livreraient-ils sachant qu’ils me livrent à une mort certaine. Sous l’effet de la faim, ou parce que cette pensée l’attira soudain comme un abîme, sa tête fut balayée par une sorte d’étourdissement, son corps se pencha en avant, sa bouche s’ouvrit pour parler, mais au même instant quelqu’un la retint et lui serra le bras, elle regarda, c’était le vieillard au bandeau noir qui déclara, Je tuerais de mes propres mains celui qui se dénoncerait, Pourquoi, demanda-t-on à la ronde, Parce que si la honte a encore un sens dans cet enfer où nous avons été plongés et que nous avons transformé en enfer de l’enfer, c’est grâce à cette personne qui a eu le courage d’aller tuer la hyène dans sa tanière, Je veux bien, mais ce n’est pas la honte qui remplira notre assiette, Qui que tu sois, tu as raison, il y a toujours eu des gens pour se remplir la panse avec le manque de vergogne, mais nous qui n’avons plus rien, sauf cette ultime dignité que nous ne méritons pas, à moins de nous montrer encore capables de lutter pour ce qui nous appartient de droit, Que veux-tu dire par là, Qu’ayant commencé par envoyer là-bas les femmes et avoir mangé à leurs dépens comme de vulgaires petits maquereaux de banlieue, le moment est venu d’y envoyer les hommes, s’il y en a encore ici, Explique-toi, mais d’abord dis-nous d’où tu es, Du premier dortoir côté droit, Parle, C’est très simple, allons chercher la nourriture nous-mêmes, Ils ont des armes, Que l’on sache, ils ont seulement un pistolet et les cartouches ne dureront pas toujours, Avec les cartouches qu’ils ont, plusieurs d’entre nous mourront, D’autres sont morts pour moins, Je ne suis pas prêt à perdre la vie pour que les autres restent ici à profiter, Seras-tu prêt aussi à ne pas manger si quelqu’un perd la vie pour que tu manges, demanda le vieillard au bandeau noir d’un ton sarcastique, et l’autre ne répondit pas.

Une femme qui avait écouté en se cachant apparut à la porte qui menait aux dortoirs de l’aile droite. C’était celle qui avait reçu le jet de sang sur le visage, celle dans la bouche de qui le mort avait éjaculé, celle à l’oreille de qui la femme du médecin avait dit, Tais-toi, et maintenant la femme du médecin pense, De là où je suis, assise au milieu de ces hommes, je ne peux pas te dire, tais-toi, ne me dénonce pas, mais tu reconnais certainement ma voix, il est impossible que tu l’aies oubliée, ma main s’est posée sur ta bouche, ton corps s’est appuyé à mon corps, et je t’ai dit, tais-toi, le moment est venu maintenant de savoir véritablement qui j’ai sauvé, de savoir qui tu es, voilà pourquoi je vais parler, parler à haute et intelligible voix pour que tu puisses m’accuser, si tel est ton destin et si tel est mon destin, Ce ne seront pas seulement les hommes qui iront là-bas, les femmes aussi iront, nous retournerons sur les lieux de notre humiliation afin que rien n’en subsiste, afin que nous puissions nous en libérer, tout comme nous avons recraché ce qu’on nous a lancé dans la bouche. Puis elle attendit, jusqu’à ce que la femme déclare, Où tu iras, j’irai, telles furent ses paroles. Le vieillard au bandeau noir sourit, on eût dit un sourire heureux et peut-être l’était-il, ce n’est pas le moment de le lui demander, il est plus intéressant d’observer l’expression d’étonnement des autres aveugles, comme si quelque chose était passé au-dessus de leur tête, un oiseau, un nuage, une première lueur timide. Le médecin prit la main de sa femme et demanda, Y a-t-il encore quelqu’un ici qui tienne à découvrir qui a tué cet homme, ou bien sommes-nous d’accord que c’est notre main à tous qui l’a égorgé, ou, plus précisément, la main de chacun d’entre nous. Personne ne répondit. La femme du médecin dit, Accordons-leur encore un délai, attendons jusqu’à demain, si les soldats n’apportent pas à manger, alors nous avancerons. Ils se levèrent, se séparèrent, qui vers l’aile droite, qui vers l’aile gauche, imprudemment ils n’avaient pas pensé qu’un aveugle du dortoir des scélérats aurait pu les entendre, heureusement le diable ne guette pas toujours derrière la porte, dicton qui vient fort à propos. Le haut-parleur, lui, se déclencha hors de propos, ces derniers temps il parlait certains jours, les autres jours il était muet, mais il parlait toujours à la même heure, comme il l’avait promis, il y avait sûrement dans le système de transmission une horloge qui mettait en branle la bande enregistrée au moment voulu, nous ne saurons jamais pour quelle raison elle était parfois tombée en panne, ce sont des questions qui relèvent du monde extérieur, mais qui sont tout de même importantes puisque le résultat fut un cafouillage du calendrier, de ce qu’on appelle le décompte des jours, que certains aveugles qui ne se fiaient pas à leur mémoire, maniaques par nature ou amoureux de l’ordre, ce qui est une forme bénigne de manie, avaient tenté de respecter scrupuleusement en faisant des petits nœuds sur une ficelle, comme s’ils eussent tenu un journal. Aujourd’hui c’était le tour de l’heure à être hors du temps, le mécanisme s’était sans doute détraqué, un rouage s’était déformé, une soudure avait lâché, espérons que l’enregistrement ne reviendra pas indéfiniment au début, il ne nous manquait plus que cela, devenir non seulement aveugles mais fous aussi. Dans les corridors, dans les dortoirs, comme un dernier avertissement inutile, la voix autoritaire retentissait, Le gouvernement regrette d’avoir été forcé d’exercer énergiquement ce qu’il estime être son droit et son devoir, qui est de protéger la population par tous les moyens possibles dans la crise que nous traversons et qui se manifeste apparemment sous la forme d’une apparition épidémique de cécité, provisoirement désignée sous le terme de mal blanc, et il souhaite pouvoir compter sur le civisme et la collaboration de tous les citoyens pour endiguer la propagation de la contagion, à supposer qu’il s’agisse bien de contagion et que nous ne nous trouvions pas simplement face à une série de coïncidences pour le moment inexplicables. La décision de réunir dans un même lieu les personnes affectées, et dans un lieu proche mais séparé les personnes qui ont eu avec celles-ci un contact quelconque, a été prise après mûre réflexion. Le gouvernement est parfaitement conscient de ses responsabilités et il espère que ceux à qui ce message s’adresse assumeront aussi en citoyens disciplinés les responsabilités qui leur incombent et considéreront que l’isolement où ils se trouvent actuellement représente un acte de solidarité vis-à-vis du reste de la communauté nationale, au-delà de toutes considérations personnelles. Cela dit, nous vous invitons à prêter attention aux instructions suivantes, premièrement, les lumières devront toujours rester allumées, toute tentative de manipulation des interrupteurs sera inutile, ils ne fonctionnent pas, deuxièmement, abandonner l’édifice sans autorisation sera synonyme de mort immédiate, troisièmement, dans chaque dortoir il y a un téléphone qui pourra être utilisé uniquement pour demander à l’extérieur le remplacement des produits d’hygiène et de nettoyage, quatrièmement, les internés laveront leurs effets à la main, cinquièmement, il est recommandé d’élire des responsables de dortoir, ceci est une recommandation, pas un ordre, les internés s’organiseront du mieux qu’ils l’entendront, dès lors qu’ils respecteront les règles ci-dessus énoncées et celles que nous énonçons ci-dessous, sixièmement, des caisses de nourriture seront déposées trois fois par jour à la porte d’entrée, à droite et à gauche, et sont destinées respectivement aux patients et aux suspects de contamination, septièmement, tous les restes devront être incinérés, étant considérés comme restes, outre les reliefs de nourriture, les caisses, les assiettes et les couverts, fabriqués de matériaux combustibles, huitièmement, l’incinération devra s’effectuer dans les cours intérieures de l’édifice ou à proximité de la clôture, neuvièmement, les internés seront tenus pour responsables de toute conséquence négative découlant de ladite incinération, dixièmement, en cas d’incendie, fortuit ou intentionnel, les pompiers n’interviendront pas, onzièmement, les internés ne devront pas compter non plus sur la moindre intervention de l’extérieur au cas où des maladies se déclareraient parmi eux, ainsi que dans l’éventualité de désordre ou d’agression, douzièmement, en cas de mort, quelle qu’en soit la cause, les internés enterreront le cadavre près de la clôture sans formalités, treizièmement, la communication entre l’aile des patients et l’aile des suspects de contamination se fera par le corps central du bâtiment, celui par où ils sont entrés, quatorzièmement, les suspects de contamination qui deviendraient aveugles se transporteront immédiatement dans l’aile de ceux qui sont déjà aveugles, quinzièmement, cette annonce sera répétée tous les jours, à cette même heure, pour mettre au courant les nouveaux venus. Le gouvernement, au même instant les lumières s’éteignirent et le haut-parleur se tut. Indifférent, un aveugle fit un nœud dans la ficelle qu’il tenait à la main, puis essaya de compter les nœuds, les jours, mais il y renonça, il y avait des nœuds qui se chevauchaient, des nœuds pour ainsi dire aveugles. La femme du médecin dit à son mari, Les lumières se sont éteintes, Une ampoule aura grillé, ça n’a rien d’étonnant, après qu’elles sont restées allumées tout ce temps-là, Elles se sont toutes éteintes, le problème vient de l’extérieur, Maintenant toi aussi tu es aveugle, J’attendrai que le soleil se lève. Elle sortit du dortoir, traversa le vestibule, regarda dehors. Cette partie de la ville était plongée dans l’obscurité, le projecteur de l’armée était éteint, il devait être raccordé au réseau central, or maintenant, visiblement, il y avait pénurie d’énergie.

Le lendemain, qui plus tôt, qui plus tard, car le soleil ne se lève pas au même moment pour tous les aveugles, très souvent cela dépend de la finesse de l’ouïe de chacun, des hommes et des femmes provenant des différents dortoirs commencèrent à se réunir sur les marches à l’extérieur du bâtiment, à l’exception, évidemment, du dortoir des scélérats, qui à cette heure prennent sûrement leur petit déjeuner. Ils attendaient le bruit du portail que l’on ouvre, le grincement perçant des gonds non huilés, les sons qui annonçaient l’arrivée de la nourriture, puis les cris du sergent de service, Ne sortez pas, que personne ne s’approche, le traînement des pieds des soldats, le bruit sourd des caisses qu’on laisse tomber par terre, la retraite au pas de course, de nouveau le grincement du portail, et enfin l’autorisation, Ça y est, vous pouvez venir. Ils attendirent que midi succède au matin, et l’après-midi à midi. Personne, pas même la femme du médecin, ne posa de question sur la nourriture. Tant qu’ils ne poseraient pas la question, ils n’entendraient pas le non redouté, et tant que le non ne serait pas prononcé ils continueraient à nourrir l’espoir d’entendre des paroles du genre, Elle arrive, elle arrive, soyez patients, supportez encore un peu la faim. Malgré toute leur bonne volonté, certains n’y tinrent plus, ils s’évanouirent sur place, comme si soudain ils s’étaient endormis, la femme du médecin les secourut, c’est incroyable comme cette femme réussit à remarquer tout ce qui se passe, elle devait être dotée d’un sixième sens, d’une espèce de vue sans yeux, c’est grâce à cela que les pauvres malheureux ne restèrent pas à griller au soleil mais furent transportés aussitôt à l’intérieur, et avec du temps, de l’eau et des petites tapes sur le visage, ils finirent tous par reprendre leurs sens. Mais il ne fallait pas compter sur eux pour la lutte, ils étaient blancs comme linge, avaient les jambes en coton, bref, étaient à ramasser à la petite cuiller. Finalement le vieillard au bandeau noir dit, La nourriture n’est pas venue, la nourriture ne viendra pas, allons donc la chercher cette nourriture. Ils se levèrent tant bien que mal et allèrent se réunir dans le dortoir le plus éloigné de la forteresse des scélérats, l’imprudence de l’autre jour suffisait largement. Ils envoyèrent des espions dans l’autre aile, de façon fort logique des aveugles qui vivaient là-bas car ils connaissaient mieux les lieux, Au premier mouvement suspect, venez nous avertir. La femme du médecin les accompagna et rapporta de là une information guère encourageante, Ils ont barricadé l’entrée avec quatre lits superposés, Comment sais-tu qu’il y en a quatre, demanda quelqu’un, Ce n’est pas sorcier, je les ai palpés, Et ils ne t’ont pas remarquée, Je ne crois pas, Qu’est-ce qu’on fait, Allons là-bas, répéta le vieillard au bandeau noir, faisons ce qui a été décidé, car autrement nous sommes condamnés à une mort lente, Certains mourront plus vite si nous allons là-bas, dit le premier aveugle, Celui qui va mourir est déjà mort mais il ne le sait pas, Nous savons depuis notre naissance que nous sommes condamnés à mourir, Voilà bien pourquoi, d’une certaine manière, c’est comme si nous étions mort-nés, Cessez donc d’ergoter inutilement, dit la jeune fille aux lunettes teintées, je ne peux pas aller là-bas toute seule, mais si nous commençons à revenir sur ce que nous avons dit je me couche dans mon lit et je me laisse mourir, Seule mourra la personne dont les jours sont comptés et personne d’autre, dit le médecin, et élevant la voix il demanda, Que ceux qui sont décidés à aller là-bas lèvent la main, voilà ce qui se passe quand on ne réfléchit pas à deux fois avant d’ouvrir la bouche, à quoi bon leur demander de lever la main puisqu’il n’y a personne pour compter, et pour dire ensuite, Nous sommes treize, auquel cas une nouvelle discussion éclaterait inévitablement pour décider ce qui serait le plus correct à la lumière de la logique, demander à un autre volontaire de se présenter pour neutraliser la guigne grâce à une adjonction, ou l’éviter grâce à une soustraction, en tirant au sort la personne qui devra se retirer. Certains avaient levé la main sans grande conviction, dans un mouvement qui trahissait l’hésitation et le doute, soit qu’ils fussent conscients du danger auquel ils allaient s’exposer, soit parce qu’ils s’étaient aperçus de l’absurdité de l’ordre. Le médecin rit, Quelle sottise de vous demander de lever la main, nous allons procéder différemment, que ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas aller là-bas se retirent, les autres resteront ici pour mettre au point un plan d’action. Il y eut des remuements, des pas, des murmures, des soupirs, les faibles et les timorés sortirent peu à peu, l’idée du médecin était à la fois excellente et généreuse, il serait moins facile ainsi de savoir qui avait été là et qui n’était plus là. La femme du médecin compta ceux qui restèrent, ils étaient au nombre de dix-sept, y compris elle et son mari. Du premier dortoir côté droit il y avait le vieillard au bandeau noir, l’aide-pharmacien, la jeune fille aux lunettes teintées, et dans les autres dortoirs les volontaires étaient tous des hommes, à l’exception de la femme qui avait dit, Là où tu iras j’irai, elle aussi est ici. Ils se mirent en rang le long de la travée et le médecin les compta, Dix-sept, nous sommes dix-sept, Nous sommes peu nombreux, dit l’aide-pharmacien, nous n’arriverons à rien, Le front d’attaque, s’il m’est permis d’employer ce langage plutôt militaire, devra être étroit, dit le vieillard au bandeau noir, car c’est la largeur d’une porte qui nous attend, et si nous étions plus nombreux, ça ne ferait que compliquer les choses, Ils tireraient dans le tas, renchérit quelqu’un, et finalement tous parurent contents d’être peu nombreux.

Nous connaissons déjà leurs armes, ce sont des fers arrachés aux lits, qui serviront aussi bien de levier que de lance, selon que se précipiteront au combat des sapeurs ou des troupes d’assaut. Le vieillard au bandeau noir, qui possédait apparemment quelques notions de tactique remontant à sa jeunesse, déclara qu’il serait bon qu’ils restent toujours ensemble et tournés dans la même direction, car c’était la seule façon de ne pas s’attaquer les uns les autres, et qu’ils devaient avancer dans le silence le plus absolu pour que l’attaque ait l’effet de surprise escompté, Déchaussons-nous, dit-il, Après, nous aurons du mal à retrouver chacun nos chaussures, dit quelqu’un, et un autre rétorqua, Les chaussures en trop seront de vraies chaussures de défunt, sauf que cette fois il y aura toujours quelqu’un pour en faire son profit, Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chaussures de défunt, C’est un dicton, attendre des chaussures de défunt signifie ne plus rien attendre, Pourquoi, Parce que les chaussures avec lesquelles on enterrait les morts étaient en carton, j’imagine que ça suffisait, car l’âme n’a pas de pieds, que l’on sache, Autre chose encore, interrompit le vieillard au bandeau noir, en arrivant là-bas, six d’entre nous, les six qui se sentiront le plus de courage, pousseront les lits de toutes leurs forces à l’intérieur pour que nous puissions tous entrer, Mais alors nous devrons lâcher nos fers, Ça ne sera pas nécessaire, à mon avis ils nous seront même utiles si nous nous en servons verticalement. Il fit une pause puis reprit, une note sombre dans la voix, Surtout ne nous séparons pas, si nous nous séparons nous sommes des hommes morts, Et des femmes mortes, dit la jeune fille aux lunettes teintées, n’oublie pas les femmes, Tu viens, toi aussi, demanda le vieillard au bandeau noir, je préférerais que tu ne viennes pas, Et pourquoi pas, peut-on le savoir, Tu es bien jeune, Ici, l’âge ne compte pas, ni le sexe, par conséquent n’oublie pas les femmes, Non, je ne les oublie pas, la voix avec laquelle le vieillard au bandeau noir prononça ces paroles semblait appartenir à un autre dialogue, en revanche les mots suivants étaient parfaitement à leur place, Au contraire, je donnerais tout pour que l’une de vous puisse voir ce que nous ne voyons pas, nous conduire sur le bon chemin, guider la pointe de nos fers vers la gorge des scélérats avec autant de sûreté que l’autre femme, Ce serait trop demander, une fois n’est pas coutume, d’ailleurs qui nous dit qu’elle n’a pas perdu la vie là-bas, en tout cas on n’a plus entendu parler d’elle, rappela la femme du médecin, Les femmes ressuscitent les unes dans les autres, les honnêtes ressuscitent dans les putains, les putains dans les honnêtes, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Puis un grand silence se fit, pour les femmes tout avait été dit, les hommes devraient chercher leurs mots mais ils savaient d’avance qu’ils ne seraient pas capables de les trouver.

Ils sortirent en file indienne, les six plus forts devant, comme convenu, le médecin et l’aide-pharmacien parmi eux, puis venaient les autres, chacun armé d’un fer de lit, brigade de lanciers sordides et déguenillés, en traversant le vestibule l’un d’eux laissa échapper son fer qui résonna sur le dallage comme une rafale de mitraillette, si les scélérats ont entendu le boucan et s’ils se rendent compte de nos intentions, nous sommes cuits. Sans prévenir quiconque, pas même son mari, la femme du médecin courut devant, regarda le long du corridor, puis tout doucement, rasant le mur, elle s’approcha de l’entrée du dortoir et tendit l’oreille, les voix à l’intérieur ne semblaient pas alarmées. Elle s’empressa de transmettre ce renseignement et l’avance reprit. Malgré la lenteur et le silence avec lesquels l’armée se déplaçait, les occupants des deux dortoirs situés dans le bastion des scélérats et qui étaient au courant de ce qui allait se passer s’approchaient des portes pour mieux entendre le cri de guerre imminent, et certains, plus nerveux, excités par l’odeur de poudre qui n’avait pas encore explosé, décidèrent au dernier moment d’accompagner le groupe, alors que d’autres, peu nombreux, retournèrent s’armer, ils n’étaient plus dix-sept, ils étaient au moins le double, ce renfort n’eût certainement pas été du goût du vieillard au bandeau noir, mais il ne sut jamais qu’il commandait deux régiments au lieu d’un seul. Par les rares fenêtres donnant sur la cour intérieure entrait une dernière clarté, grise, moribonde, qui déclinait rapidement, glissant déjà vers le puits noir et profond que serait cette nuit-là. En dehors de l’irrémédiable tristesse causée par la cécité dont inexplicablement ils continuaient à souffrir, les aveugles, c’était au moins cela de gagné, étaient à l’abri des mélancolies déprimantes produites par ces altérations atmosphériques et d’autres du même genre, responsables de façon avérée d’innombrables actes de désespoir dans les temps lointains où les gens avaient encore des yeux pour voir. Quand ils arrivèrent devant la porte du dortoir maudit, l’obscurité était déjà telle que la femme du médecin ne put voir qu’il n’y avait déjà plus quatre mais bien huit lits qui constituaient la barrière, laquelle avait doublé entre-temps à l’instar des attaquants, mais avec des conséquences immédiates qui seront pires pour eux, comme ils ne tarderont pas à s’en apercevoir. La voix du vieillard au bandeau noir se fit entendre en un cri, Maintenant, fut l’ordre, le classique À l’attaque ne lui vint pas à l’esprit, ou alors il aura trouvé ridicule de traiter avec tant de considération militaire une barrière faite de grabats infects, fourmillants de puces et de punaises, avec des matelas pourris par la sueur et l’urine, des couvertures comme des serpillières, non plus grises, mais de toutes les couleurs dont la répugnance est capable de se vêtir, la femme du médecin savait cela d’avant, car maintenant elle ne pouvait voir, elle ne s’était même pas aperçue du renforcement de la barricade. Les aveugles avancèrent comme des archanges ceints de leur propre splendeur, ils se lancèrent contre l’obstacle en brandissant bien haut leurs fers comme cela leur avait été recommandé, mais les lits ne bougèrent pas, il est vrai que les forces de ces hercules-là ne dépassaient guère celles des faibles qui venaient derrière et ils avaient du mal à tenir leur lance, ressemblant en cela à l’homme qui a porté une croix sur son dos et qui doit maintenant attendre qu’on le hisse sur elle. Le silence était rompu, les gens au-dehors criaient, les gens au-dedans eux aussi s’étaient mis à crier, probablement que personne jusqu’à ce jour n’aura remarqué combien les cris des aveugles sont terribles, on a l’impression qu’ils crient sans savoir pourquoi, on a envie de leur dire de se taire et on finit vite par crier aussi, il ne reste plus qu’à devenir aveugle aussi mais ce jour viendra. Sur ces entrefaites, les uns criant parce qu’ils attaquaient, les autres parce qu’ils se défendaient, ceux qui étaient dehors, désespérés de n’avoir pas réussi à écarter les lits, lâchèrent leurs fers par terre n’importe où et tous comme un seul homme, du moins ceux qui parvinrent à s’introduire dans l’embrasure de la porte, et ceux qui ne le purent pas poussaient vigoureusement le dos de ceux qui les précédaient, tous se mirent à pousser, à pousser, et ils semblaient sur le point de remporter la victoire, les lits s’étaient même déplacés un tout petit peu, quand soudain, sans préavis ni menace, on entendit trois coups de feu, c’était l’aveugle comptable qui tirait très bas. Deux attaquants s’écroulèrent blessés, les autres reculèrent précipitamment, pêle-mêle, ils trébuchaient sur les fers et tombaient, comme fous les murs du corridor répercutaient les cris, on criait aussi dans les autres dortoirs. L’obscurité était devenue presque totale, impossible de savoir qui avait été atteint par les balles, on aurait pu, évidemment, crier de loin, Qui est blessé, mais cela ne semblait pas convenable, il faut traiter les blessés avec respect et considération, s’en approcher avec compassion, leur poser la main sur le front, si c’est là que par un hasard malheureux la balle est entrée, puis leur demander tout bas comment ils se sentent, leur dire que ça n’est rien, que les brancardiers arrivent, et enfin leur donner de l’eau, mais seulement s’ils ne sont pas blessés au ventre, comme il est recommandé expressément dans le manuel de secourisme. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, dit la femme du médecin, il y a deux blessés par terre. Personne ne lui demanda comment elle savait qu’il y en avait deux, car enfin il y avait eu trois coups de feu, sans compter les effets des ricochets, si ricochets il y avait eu. Il faut aller les chercher, dit le médecin, Le risque est grand, fit remarquer d’un air découragé le vieillard au bandeau noir, qui avait vu sa technique d’assaut tourner au désastre, s’ils se rendent compte que nous sommes là, ils recommenceront à tirer, il s’interrompit et ajouta avec un soupir, Mais nous devons y aller, je suis prêt, Je suis des vôtres, dit la femme du médecin, le danger sera moins grand si nous marchons à quatre pattes, il faut vite les trouver, avant que dedans ils n’aient le temps de réagir, Je viens aussi, dit la femme qui avait déclaré il y a peu, Là où tu iras, j’irai, aucun des présents n’eut l’idée de dire qu’il était très facile de vérifier qui étaient les blessés, attention, les blessés ou les morts, car pour l’instant on ne sait pas encore, il suffirait que tous disent, les uns après les autres, J’irai, Je n’irai pas, les personnes qui se seraient tues seraient les personnes en question.

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