L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Le lendemain, alors qu’ils étaient encore couchés, la femme du médecin dit à son mari, Il reste très peu de nourriture à la maison, il faudra aller faire un tour, aujourd’hui j’ai envie de retourner dans l’entrepôt souterrain du supermarché où je suis allée le premier jour, si personne ne l’a découvert jusqu’à présent nous pourrons nous y ravitailler pour une semaine ou deux, J’irai avec toi, et nous demanderons à un ou deux des autres de nous accompagner, Je préférerais que nous y allions seuls, ça sera plus facile et nous ne courrons pas le risque de nous perdre, Jusqu’à quand réussiras-tu à supporter la charge de six personnes handicapées, Je la supporterai aussi longtemps que je pourrai, mais il est vrai que les forces commencent à me manquer, je me surprends parfois à désirer être aveugle pour être égale aux autres, pour ne pas avoir plus d’obligations qu’eux, Nous avons pris l’habitude de dépendre de toi, si tu ne pouvais plus nous secourir ce serait comme être atteints d’une deuxième cécité, grâce à tes yeux nous avons pu être un peu moins aveugles, Je continuerai aussi longtemps que je le pourrai, je ne peux pas promettre plus, Un jour, quand nous nous rendrons compte que nous ne pouvons plus rien faire de bon et d’utile dans le monde, nous devrions avoir le courage de quitter la vie, simplement, comme il a dit, Qui, il, L’heureux homme d’hier, Je suis sûre qu’aujourd’hui il ne le dirait plus, rien de tel qu’un solide espoir pour vous faire changer d’avis, Cet espoir il l’a, fasse le ciel qu’il dure, Il y a dans ta voix comme une nuance de contrariété, De contrariété, pourquoi, Comme s’ils avaient pris quelque chose qui t’appartenait, Tu veux parler de ce qui s’est passé avec la jeune fille quand nous étions dans cet endroit horrible, Oui, Rappelle-toi que c’est elle qui est venue vers moi, Ta mémoire t’abuse, c’est toi qui es allé vers elle, Tu en es sûre, Je n’étais pas aveugle, Eh bien je serais prêt à jurer que, Tu jurerais faussement, C’est drôle comme la mémoire peut induire en erreur, En l’occurrence c’est facile à comprendre, ce qui est venu s’offrir nous appartient davantage que ce qu’il nous a fallu conquérir, Elle n’est plus revenue vers moi après, et moi je ne suis plus allé vers elle, Si vous le voulez, vous vous retrouverez dans le souvenir, c’est à ça que sert la mémoire, Tu es jalouse, Non, je ne suis pas jalouse, je n’ai même pas été jalouse ce jour-là, j’ai éprouvé un sentiment de pitié pour elle et pour toi, et pour moi aussi parce que je ne pouvais vous être d’aucun secours, Et de l’eau, nous en avons, Peu. Après le repas plus que frugal du matin, adouci néanmoins par quelques allusions discrètes et souriantes aux événements de la nuit passée, leurs paroles dûment censurées à cause de la présence d’un mineur, souci vain si on songe aux scènes scandaleuses dont celui-ci fut le témoin oculaire pendant la quarantaine, la femme du médecin et son mari partirent travailler, accompagnés cette fois par le chien des larmes, qui ne voulut pas rester à la maison.

L’aspect des rues empirait d’heure en heure. Les ordures semblaient se multiplier pendant la nuit. C’était comme si de l’extérieur, d’un pays inconnu où il y aurait encore eu une vie normale, les gens venaient déverser ici leurs poubelles en cachette, et si nous n’étions pas sur une terre d’aveugles nous verrions avancer au milieu de cette blanche obscurité des charrettes et des camions fantômes chargés de détritus, de déchets, de gravats, de dépôts chimiques, de cendres, d’huiles brûlées, d’os, de bouteilles, de viscères, de piles usées, de plastiques, de montagnes de papier, la seule chose qu’ils ne nous apportent pas ce sont des reliefs de nourriture, pas même des écorces de fruit avec quoi tromper la faim, en attendant ces jours meilleurs qui sont toujours sur le point de venir. Le matin est encore à son début mais déjà la chaleur se fait sentir. Une puanteur s’exhale de cette immense décharge comme un nuage de gaz toxique. Des épidémies ne tarderont pas à éclater, dit de nouveau le médecin, personne n’en réchappera, nous sommes absolument sans défense, Quand il ne pleut pas, il fait du vent, dit sa femme, Même pas, la pluie nous désaltérerait et le vent nous balaierait une partie de cette puanteur. Le chien des larmes flaire, inquiet, il s’est attardé à ausculter un monticule d’ordures où était probablement caché un mets exquis qu’il n’arrive pas à dégager, s’il était seul il ne s’éloignerait pas de là, mais la femme qui a pleuré poursuit son chemin, son devoir est de la suivre, il ne sait pas s’il ne devra pas sécher d’autres larmes. Il est difficile d’avancer. Dans certaines rues, surtout les plus en pente, les torrents d’eau de pluie avaient précipité les automobiles les unes contre les autres ou contre les immeubles, enfonçant les portes, défonçant les vitrines, le sol est couvert de gros éclats de verre. Coincé entre deux voitures, le corps d’un homme pourrit. La femme du médecin détourne les yeux. Le chien des larmes s’approche, mais la mort l’intimide, il fait encore deux pas, soudain son poil se hérisse, un hurlement déchirant sort de sa gorge, l’ennui avec ce chien c’est qu’il est tellement proche des humains qu’il finira par souffrir comme eux. Ils traversèrent une place où des groupes d’aveugles s’amusaient à écouter les discours d’autres aveugles, à première vue aucun ne semblait aveugle, ceux qui parlaient tournaient la tête avec véhémence vers ceux qui écoutaient, ceux qui écoutaient tournaient la tête avec attention vers ceux qui parlaient. L’on proclamait les principes fondamentaux des grands systèmes organisés, la propriété privée, le libre-échange, le marché, la Bourse, la taxation fiscale, les intérêts, l’appropriation, la désappropriation, la production, la distribution, la consommation, l’approvisionnement et le désapprovisionnement, la richesse et la pauvreté, la communication, la répression et la délinquance, les loteries, les édifices carcéraux, le code pénal, le code civil, le code de la route, le dictionnaire, l’annuaire téléphonique, les réseaux de prostitution, les usines de matériel de guerre, les forces armées, les cimetières, la police, la contrebande, les drogues, les trafics illicites autorisés, la recherche pharmaceutique, le jeu, le prix des cures et des enterrements, la justice, l’emprunt, les partis politiques, les élections, les parlements, les gouvernements, la pensée convexe, la pensée concave, plane, verticale, inclinée, concentrée, dispersée, fuyante, l’ablation des cordes vocales, la mort de la parole. Ici on parle d’organisation, dit la femme du médecin à son mari, J’ai remarqué, répondit-il, et il se tut. Ils continuèrent à marcher, la femme du médecin consulta un plan de la ville à un coin de rue, telle une ancienne croix indiquant les chemins. Ils étaient tout près du supermarché, elle s’était laissée tomber en pleurant dans certains de ces endroits le jour où elle s’était cru perdue, grotesquement accouplée à de lourds sacs en plastique, par bonheur pleins, un chien l’avait consolée de son égarement et de son angoisse, ce même chien qui gronde quand des meutes s’approchent de trop près, comme pour les avertir, Vous ne me trompez pas, moi, éloignez-vous d’ici. Une rue à gauche, une autre à droite, et voici la porte du supermarché. Seulement la porte, il y a la porte, il y a le bâtiment, mais on ne voit personne y entrer ou en sortir, la fourmilière de gens qu’on rencontre à toute heure dans ce genre d’établissements qui vivent de l’affluence de grandes multitudes. La femme du médecin craignit le pire et dit à son mari, Nous arrivons trop tard, il n’y aura même plus là-dedans un quart de biscuit, Pourquoi dis-tu cela, Je ne vois personne entrer ou sortir, Ils n’ont peut-être pas encore découvert la cave, C’est ce que j’espère. Ils s’étaient arrêtés sur le trottoir en face du supermarché pendant qu’ils échangeaient ces phrases. Trois aveugles se tenaient à côté d’eux, comme s’ils attendaient que le feu vert s’allume. La femme du médecin ne remarqua pas leur expression de surprise inquiète, de crainte confuse, elle ne vit pas la bouche de l’un d’eux s’ouvrir comme pour parler et se refermer aussitôt, elle ne remarqua pas le rapide haussement d’épaules, Tu l’apprendras par toi-même, avait sans doute pensé ledit aveugle. La femme du médecin et son mari traversaient la rue et ne purent entendre la réflexion du deuxième aveugle, Pourquoi a-t-elle dit qu’elle ne voyait entrer et sortir personne, ni la réponse du troisième aveugle, Ce sont des façons de parler, toi-même tout à l’heure quand j’ai trébuché tu m’as demandé si je ne voyais pas où je mettais les pieds, c’est la même chose, nous ne nous sommes pas encore déshabitués de voir, Mon Dieu, que de fois n’aura-t-on pas dit ça, s’exclama le premier aveugle.

La lumière du jour éclairait le vaste espace du supermarché jusqu’au fond. Presque tous les présentoirs étaient démantibulés, il n’y avait plus que des ordures, du verre cassé, des emballages vides, C’est drôle, dit la femme du médecin, même si on ne trouve plus la moindre bribe de nourriture, je ne comprends pas pourquoi personne n’habite ici. Le médecin dit, Effectivement, ça ne semble pas normal. Le chien des larmes jappa tout bas. Son poil était de nouveau hérissé. La femme du médecin dit, Il y a ici une odeur, Ça sent toujours mauvais, dit le mari, Ce n’est pas ça, c’est une odeur différente, de putréfaction, Il y a sans doute un cadavre par là, Je n’en vois pas, Alors c’est une impression que tu as. Le chien recommença à gémir. Qu’est-ce qu’il a ce chien, demanda le médecin, Il est nerveux, Qu’est-ce qu’on fait, On va voir, s’il y a un cadavre on s’en écartera, au point où nous en sommes les morts ne nous font plus peur, Pour moi c’est plus facile, je ne les vois pas. Ils traversèrent le supermarché jusqu’à la porte donnant accès au corridor qui menait à l’entrepôt souterrain. Le chien des larmes les suivit, mais il s’arrêtait de temps en temps, jappait pour les appeler, puis le devoir l’obligeait à continuer. Quand la femme du médecin ouvrit la porte, l’odeur s’intensifia, Ça sent vraiment mauvais, dit le mari, Reste ici, je reviens immédiatement. Elle s’avança dans le corridor de plus en plus sombre, le chien des larmes la suivit comme si on le traînait. Saturé par le relent de putréfaction, l’air semblait pâteux. À mi-chemin, la femme du médecin vomit, Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici, se demandait-elle entre deux accès de nausée, elle murmura plusieurs fois ces mots en approchant de la porte métallique qui menait à la cave. Désorientée par la nausée, elle n’avait pas remarqué avant une clarté diffuse au fond, très légère. Elle savait maintenant de quoi il retournait. Des petites flammes palpitaient dans les interstices entre les deux portes, celle de l’escalier et celle du monte-charge. Un nouveau vomissement lui tordit l’estomac si violemment qu’il la précipita par terre. Le chien des larmes hurla longuement, lançant un cri qui semblait ne jamais devoir finir, une lamentation qui retentit dans le corridor comme si elle était la dernière voix des morts dans la cave. Le médecin entendit les vomissements, les hoquets, la toux, il courut tant bien que mal, trébucha et tomba, se releva et retomba et serra enfin sa femme sur son cœur, Que se passe-t-il, demanda-t-il, tout tremblant. Elle disait, Emmène-moi d’ici, emmène-moi d’ici, s’il te plaît, pour la première fois depuis qu’il était aveugle c’était lui qui guidait sa femme, il la guidait il ne savait où, quelque part loin de ces portes, loin des flammes qu’il ne pouvait pas voir. Quand ils sortirent du corridor, les nerfs de la femme du médecin lâchèrent brusquement, ses pleurs se firent convulsifs, il est impossible de sécher des larmes comme celles-ci, seuls le temps et la fatigue pourront les atténuer, le chien ne s’approcha donc pas, il cherchait juste une main à lécher. Que s’est-il passé, demanda de nouveau le médecin, qu’as-tu vu, Ils sont morts, parvint-elle à dire au milieu de ses sanglots, Qui est mort, Eux, et elle ne put continuer, Calme-toi, tu parleras quand tu le pourras. Au bout de quelques minutes elle dit, Ils sont morts, Tu as ouvert la porte, tu as vu quelque chose, demanda le mari, Non, j’ai juste vu des feux follets accrochés aux fentes, ils étaient accrochés et ils dansaient, ils ne lâchaient pas prise, De l’hydrogène phosphoré qui résulte de la décomposition, J’imagine que oui, Que sera-t-il arrivé, Ils ont sans doute trouvé la cave, ils se sont précipités dans l’escalier à la recherche de nourriture, je me souviens comme il était facile de glisser sur ces marches et de tomber, et si l’un est tombé, tous sont tombés, ils n’ont probablement même pas réussi à arriver là où ils voulaient, et, s’ils ont réussi, ils n’ont pas pu retourner en arrière à cause de l’encombrement de l’escalier, Mais tu as dit que la porte était fermée, Elle a dû être fermée par d’autres aveugles, qui ont transformé la cave en un énorme sépulcre, et c’est de ma faute, car quand je suis sortie d’ici en courant avec les sacs ils ont dû soupçonner que c’était de la nourriture et ils sont allés vérifier, D’une certaine manière, tout ce que nous mangeons est volé à autrui, et si nous volons autrui excessivement nous finissons par causer sa mort, au fond nous sommes tous plus ou moins des assassins, Maigre consolation, Je ne veux pas que tu commences à te charger de fautes imaginaires alors que tu as déjà assez de mal comme ça à assumer la responsabilité de nourrir six bouches concrètes et inutiles, Comment vivrais-je sans ta bouche inutile, Tu continuerais à vivre pour nourrir les cinq autres bouches, Pendant combien de temps encore, voilà toute la question, Ça ne sera plus très long, quand toute la nourriture sera finie nous devrons aller en chercher dans les champs, nous arracherons tous les fruits des arbres, nous tuerons tous les animaux sur lesquels nous pourrons mettre la main, si entre-temps les chats et les chiens ne commencent pas à nous dévorer ici. Le chien des larmes ne se manifesta pas, l’affaire ne le concernait pas, ça lui servait à quelque chose de s’être transformé dernièrement en chien des larmes.

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