L’AVEUGLEMENT de José Saramago

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À l’exclusion de la poussière domestique qui profite des absences des familles pour ternir doucement la surface des meubles, et il faut bien dire que c’est la seule occasion qu’elle a de se reposer, sans agitations de plumeau ou d’aspirateur, sans courses d’enfants qui déclenchent des tourbillons atmosphériques au passage, l’appartement était propre et le seul désordre était celui auquel il faut s’attendre quand on doit partir précipitamment. Malgré tout, ce jour-là, pendant qu’ils attendaient les appels téléphoniques du ministère et de l’hôpital, et avec un esprit de prévoyance semblable à celui qui pousse les personnes sensées à mettre leurs affaires en ordre de leur vivant afin qu’il ne soit pas nécessaire après leur mort de recourir odieusement à des nettoyages brutaux, la femme du médecin lava la vaisselle, fit le lit, rangea la salle de bains, ce ne fut pas, comme on dit, d’une propreté nickel, mais il eût été vraiment cruel d’exiger d’elle davantage, avec ses mains tremblantes et ses yeux noyés de larmes. Ce fut donc dans une espèce de paradis qu’arrivèrent les sept pèlerins, et cette impression fut si forte que nous pourrions l’appeler transcendantale, sans trop pécher contre la rigueur du vocabulaire, elle fut si forte qu’ils s’arrêtèrent à l’entrée, comme paralysés par l’odeur inattendue de l’appartement, qui était simplement celle d’une maison fermée, en d’autres temps nous nous serions précipités pour ouvrir toutes les fenêtres, Pour aérer, aurions-nous dit, or aujourd’hui on voudrait pouvoir les calfeutrer pour empêcher la pourriture du dehors d’entrer. La femme du premier aveugle dit, Nous allons tout te salir, et elle avait raison, s’ils entraient avec leurs souliers couverts de boue et de merde, en un instant le paradis deviendrait enfer, deuxième endroit où, au dire des spécialistes, le plus difficile à supporter pour les âmes condamnées c’est l’odeur putride, fétide, nauséabonde, pestilentielle, et non les tenailles chauffées à blanc, les chaudrons de poix bouillante et autres ustensiles de forge et de cuisine. Depuis des temps immémoriaux, les maîtresses de maison avaient l’habitude de dire, Entrez, entrez, voyons, cela n’a pas d’importance, ce qui se salit se nettoie, mais cette maîtresse de maison-ci, de même que ses invités, sait d’où ils viennent tous, elle sait que dans le monde où ils vivent ce qui est sale se salira encore plus, raison pour laquelle elle les remercie et leur demande de se déchausser sur le palier, à vrai dire les pieds eux non plus ne sont pas très propres mais c’est sans comparaison, les serviettes et les draps de la jeune fille aux lunettes teintées ont eu leur utilité, ils ont nettoyé le plus gros. Ils entrèrent donc déchaussés, la femme du médecin chercha et trouva un grand sac en plastique où elle fourra toutes les chaussures en vue d’un lavage, elle ne savait ni quand ni comment, puis elle le porta sur le balcon, l’air du dehors n’en deviendra pas plus empesté pour autant. Le ciel commençait à s’assombrir, il y avait des nuages noirs, Si seulement il pouvait pleuvoir, pensa-t-elle. Elle revint vers ses compagnons avec une idée claire de ce qu’elle devait faire. Ils étaient dans le salon, immobiles, debout, bien qu’horriblement fatigués ils n’avaient pas osé chercher un siège, seul le médecin parcourait vaguement les meubles avec ses mains, laissant des traces à la surface, le premier nettoyage commençait, une partie de la poussière s’accrochait au bout de ses doigts. La femme du médecin dit, Déshabillez-vous tous, nous ne pouvons pas rester comme nous sommes, nos habits sont presque aussi sales que nos souliers, Nous déshabiller ici, demanda le premier aveugle, les uns devant les autres, je ne trouve pas ça convenable, Si vous voulez, je peux vous mettre chacun dans un coin de l’appartement, répondit ironiquement la femme du médecin, comme ça la pudeur sera sauve, Moi je me déshabille ici même, dit la femme du premier aveugle, toi seule peux me voir et, même si ce n’était pas le cas, je n’oublie pas que tu m’as vue pire que nue, mon mari a vraiment la mémoire qui flanche, Je ne sais pas quel intérêt il y a à rappeler des sujets désagréables qui sont déjà choses du passé, grommela le premier aveugle, Si tu étais une femme et que tu étais passé par ce par quoi nous sommes passées, tu penserais autrement, dit la jeune fille aux lunettes teintées en commençant à dévêtir le garçonnet louchon. Le médecin et le vieillard au bandeau noir avaient déjà le torse nu, ils dégrafaient à présent leur pantalon, le vieillard au bandeau noir dit au médecin qui était à côté de lui, Laisse-moi m’appuyer sur toi pour désenfiler les jambes. Ils étaient si ridicules avec leurs sautillements, les pauvres, que ça donnait presque envie de pleurer. Le médecin perdit l’équilibre et entraîna dans sa chute le vieillard au bandeau noir, tous deux heureusement rirent de l’incident et ils étaient attendrissants avec leur corps souillé de toutes les saletés du monde, leur sexe comme empâté, leurs poils blancs, leurs poils noirs, c’était vraiment la fin de la respectabilité du grand âge et d’une digne profession. La femme du médecin les aida à se relever, bientôt il fera complètement sombre, personne n’aura plus de raison de se sentir gêné. Y a-t-il des bougies quelque part, se demanda-t-elle et elle se souvint, ce fut la réponse à sa question, qu’elle avait deux reliques de l’éclairage dans l’appartement, une ancienne lampe à huile avec trois becs et une vieille lampe à pétrole avec un manchon en verre, Pour le moment la lampe à huile fera l’affaire, j’ai de l’huile, on improvisera une mèche, demain je me mettrai en quête de pétrole dans une de ces drogueries, ça sera beaucoup plus facile à trouver qu’une boîte de conserve, Surtout si tu ne la cherches pas dans une droguerie, pensa-t-elle, toute surprise d’être encore capable de plaisanter dans cette situation. La jeune fille aux lunettes teintées se dévêtait lentement, si bien qu’on avait l’impression qu’elle aurait beau se dépouiller il lui resterait toujours un dernier vêtement pour se couvrir, on a du mal à comprendre la raison de tant de modestie, pourtant si la femme du médecin s’approchait elle verrait le visage de la jeune fille s’empourprer sous la crasse, comprenne les femmes qui pourra, l’une d’elles tout à coup est prise de pudeur après avoir couché à droite et à gauche avec des hommes qu’elle connaissait à peine, et nous savons de l’autre qu’elle serait tout à fait capable de lui dire à l’oreille le plus tranquillement du monde, N’aie pas honte, il ne peut pas te voir, elle se référerait évidemment à son propre mari car nous n’avons pas oublié comment l’effrontée était allée le tenter dans son propre lit, en définitive, femme couchée et bois debout, on n’en voit jamais le bout. Cela dit, la raison est peut-être différente, il y a ici encore deux hommes nus, dont l’un l’a reçue dans son lit.

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