L’AVEUGLEMENT de José Saramago

La peur revint subrepticement à peine eut-elle avancé de quelques mètres, elle se trompait peut-être, peut-être que devant elle, invisible, un dragon l’attendait la gueule ouverte. Ou un fantôme tendait la main pour l’emmener dans le monde terrible des morts qui n’en finissent jamais de mourir parce qu’il y a toujours quelqu’un pour venir les ressusciter. Puis, prosaïquement, avec une tristesse infinie et résignée, elle pensa que l’endroit où elle se trouvait n’était pas un entrepôt de denrées alimentaires mais un garage, il lui sembla même renifler une odeur d’essence, tant l’esprit peut s’abuser lorsqu’il capitule devant les monstres qu’il a créés lui-même. Sa main toucha alors quelque chose, pas les doigts visqueux du fantôme, pas la langue ardente ni la gueule du dragon, ses doigts sentirent le contact froid du métal, d’une surface verticale lisse, et elle devina qu’il s’agissait du montant d’une armature d’étagères sans savoir qu’il s’appelait ainsi. Elle imagina qu’il devait y avoir d’autres armatures pareilles à celles-ci, parallèles, comme c’était le cas généralement, il s’agissait maintenant de savoir où étaient les denrées alimentaires, pas ici, cette odeur ne trompe pas, c’est une odeur de détergents. Sans plus penser à la difficulté qu’elle aurait à retrouver l’escalier, elle commença à parcourir les étagères, palpant, reniflant, agitant. Il y avait des emballages de carton, des bouteilles de verre et de plastique, des flacons petits, moyens et grands, des boîtes qui devaient être des conserves, des récipients divers, des tubes, des sachets. Elle remplit un des sacs au hasard, Tout ça est-il à manger, se demanda-t-elle avec inquiétude. Elle passa à d’autres étagères, et sur la deuxième le miracle se produisit, incapable de voir où elle se dirigeait la main aveugle toucha et fit tomber plusieurs petites boîtes. Au bruit qu’elles firent en heurtant le sol, le cœur de la femme du médecin s’arrêta presque, Ce sont des allumettes, pensa-t-elle. Tremblante d’excitation, elle se baissa, ratissa le sol avec ses mains, trouva, c’est une odeur qu’on ne peut confondre avec aucune autre odeur, et le bruit des bâtonnets de bois quand on agite la boîte, le glissement du couvercle, les aspérités du papier de verre à l’extérieur, là où se trouve le phosphore, le frottement de la tête du bâtonnet et enfin la déflagration de la petite flamme, l’espace tout autour, la sphère lumineuse diffuse comme un astre à travers le brouillard, Mon Dieu, la lumière existe et j’ai des yeux pour la voir, louée soit la lumière. Désormais la récolte serait facile. La femme du médecin commença par les boîtes d’allumettes dont elle remplit presque un sac, Pas besoin de toutes les emporter, lui disait la voix du bon sens, mais elle ne prêta pas l’oreille à la voix du bon sens, puis les flammes tremblantes des allumettes lui montrèrent les étagères, ici, là, très vite les sacs furent pleins, le premier dut être vidé car il ne contenait rien d’utile, les autres contenaient suffisamment de richesses pour acheter toute la ville, il ne faut pas s’étonner de la différence des valeurs, il nous suffira de nous souvenir qu’un jour un roi voulut troquer son royaume contre un cheval, que ne donnerait-il pas si mourant de faim on lui montrait un de ces sacs en plastique. L’escalier est là, le chemin est à droite. Avant, toutefois, la femme du médecin s’assoit par terre, sort un saucisson de son emballage, ouvre un paquet de tranches de pain noir et une bouteille d’eau, et mange sans remords. Si elle ne mangeait pas elle n’aurait pas la force de transporter le chargement là où il fait défaut, elle est la pourvoyeuse. Quand elle eut fini, elle glissa les sacs autour de ses bras, trois de chaque côté, et, mains levées devant elle, elle alluma des allumettes jusqu’au pied de l’escalier, puis elle le gravit péniblement, la nourriture n’avait pas encore passé le cap de l’estomac, elle a besoin de temps pour parvenir aux muscles et aux nerfs, ce qui a le mieux résisté cette fois c’est encore la tête. La porte coulissante glissa sans bruit, Que fais-je s’il y a quelqu’un dans le couloir, pensa la femme du médecin. Il n’y avait personne mais elle se demanda de nouveau, Que fais-je. En arrivant à la sortie, elle pourrait se retourner et crier, Il y a de la nourriture au fond du couloir et un escalier qui mène à l’entrepôt au sous-sol, profitez-en, j’ai laissé la porte ouverte. Elle aurait pu le faire mais elle ne le fit pas. Elle ferma la porte en s’aidant de l’épaule et se dit que le mieux était de se taire, imaginez un peu ce qui se passerait, les aveugles se précipiteraient comme des fous, ce serait comme à l’asile d’aliénés quand l’incendie avait éclaté, ils dégringoleraient dans l’escalier, seraient piétinés et écrasés par ceux qui viendraient derrière, lesquels tomberaient aussi, car ce n’est pas la même chose de mettre le pied sur une marche ferme ou sur un corps glissant. Et quand la nourriture sera finie, je pourrai revenir en chercher encore, pensa-t-elle. Elle prit les sacs dans ses mains, respira profondément et avança dans le couloir.

Personne ne la verrait, mais l’odeur de ce qu’elle avait mangé, Le saucisson, quelle idiote je suis, serait comme un sillage vivant. Elle serra les dents, empoigna fermement les poignées des sacs, Il faut que je coure, dit-elle. Elle se souvint de l’aveugle blessé au genou par un éclat de verre, S’il m’arrive la même chose, si je mets le pied sur un bout de verre par inadvertance, peut-être avons-nous oublié que cette femme ne porte pas de souliers, elle n’a pas encore eu le temps d’aller dans un magasin de chaussures comme les autres aveugles de la ville, lesquels, bien qu’ils soient des malheureux non-voyants, peuvent choisir des souliers au toucher. Il fallait qu’elle coure et elle courut. Au début, elle avait essayé de se faufiler entre les groupes d’aveugles, s’efforçant de ne pas les toucher, mais cela la forçait à avancer lentement et à s’arrêter parfois pour choisir son chemin assez longtemps pour que s’exhale d’elle une aura d’odeurs, car il n’y a pas que les auras parfumées et éthérées qui soient des auras, et tout à coup un aveugle cria, Qui est-ce qui mange du saucisson ici, après quoi la femme du médecin renonça à toute prudence et se lança dans une course effrénée, bousculant, poussant, renversant, dans un sauve-qui-peut tout à fait critiquable, car on ne traite pas ainsi des personnes aveugles, déjà bien assez malheureuses comme ça.

Il pleuvait à torrents quand elle atteignit la rue, Ça vaut mieux comme ça, pensa-t-elle, hors d’haleine, les jambes flageolantes, l’odeur sera moins perceptible. Quelqu’un avait arraché le dernier haillon qui lui couvrait à peine le buste, elle avait maintenant la poitrine à l’air et l’eau du ciel y coulait lustralement, mot précieux, ce n’était pas la liberté guidant le peuple, car les sacs, heureusement pleins, pèsent trop lourd pour être brandis comme des drapeaux. Ce qui n’est pas sans inconvénient, car les arômes excitants voyagent à la hauteur du nez des chiens, désormais sans maître pour les soigner et les nourrir, il y en a beaucoup et ils forment presque une meute qui suit la femme du médecin, espérons qu’une de ces bêtes n’aura pas l’idée de planter ses crocs dans les sacs pour éprouver la résistance du plastique. Avec une pluie pareille, quasiment un déluge, l’on aurait pu s’attendre à ce que les gens se mettent à l’abri, en attendant qu’il cesse de pleuvoir. Mais il n’en est rien, partout il y a des aveugles qui ouvrent la bouche vers le ciel, qui se désaltèrent et emmagasinent de l’eau dans tous les recoins de leur corps, et d’autres, plus prévoyants et surtout plus raisonnables, tiennent des seaux, des bassines et des casseroles qu’ils tendent vers le ciel généreux, tant il est vrai que Dieu donne les nuages en fonction de la soif. La femme du médecin n’avait pas pensé que probablement pas une goutte du précieux liquide ne sortirait des robinets dans les maisons, voilà bien le défaut de la civilisation, on s’habitue à la commodité de l’eau courante à domicile et on oublie que pour cela il faut que des gens ouvrent et ferment des valves de distribution, il faut des stations d’élévation qui nécessitent de l’énergie électrique, des ordinateurs qui règlent le débit et gèrent les réserves, or pour tout ça il faut avoir des yeux. Il faut aussi des yeux pour voir ce tableau, une femme chargée de sacs en plastique qui marche dans une rue inondée au milieu de détritus pourris et d’excréments humains et animaux, d’automobiles et de camions abandonnés au hasard et obstruant la voie publique, certains avec de l’herbe qui pousse déjà autour des roues, et les aveugles, les aveugles, ouvrant la bouche et aussi les yeux vers le ciel blanc, on a du mal à croire qu’il puisse pleuvoir d’un ciel pareil. La femme du médecin lit les noms des rues, elle se souvient de certaines, d’autres pas, et arrive un moment où elle se rend compte qu’elle s’est trompée de route et qu’elle est perdue. Cela ne fait aucun doute, elle est perdue. À force de tourner et de tourner encore, elle ne reconnaissait plus les rues ni leur nom, alors, désespérée, elle se laissa choir sur le sol immonde, imprégné de boue noire, et vidée de ses forces, de toutes ses forces, elle fondit en larmes. Les chiens l’ont entourée, ils flairent les sacs mais sans conviction, comme si leur heure de repas était déjà passée, l’un d’eux lui lèche le visage, peut-être a-t-il pris l’habitude depuis sa plus tendre enfance d’essuyer les pleurs. La femme lui touche la tête, passe la main sur son échine trempée et pleure le reste de ses larmes en le tenant étroitement embrassé. Quand elle leva enfin les yeux, mille fois loué soit le dieu des carrefours, elle aperçut devant elle un grand plan, un de ces plans que les départements municipaux du tourisme éparpillent au centre des villes, destinés principalement à l’usage et à la tranquillité des visiteurs, qui veulent pouvoir dire où ils sont allés et savoir où ils se trouvent. Maintenant que tout le monde est aveugle, il est facile d’estimer que l’argent ainsi dépensé a été bien mal employé, finalement il faut avoir de la patience, donner du temps au temps, nous aurions dû avoir appris une bonne fois pour toutes que le destin doit faire beaucoup de détours pour arriver au but, lui seul sait ce qu’il lui en aura coûté d’avoir fait surgir ce plan ici pour pouvoir indiquer à cette femme où elle se trouve. Elle n’était pas aussi loin qu’elle le croyait, simplement elle avait dérivé dans une autre direction, tu devras prendre cette rue jusqu’à la place, arrivée là, tu compteras deux rues sur ta gauche, puis tu tourneras dans la première à droite et ce sera celle que tu cherches, le numéro tu ne l’as pas oublié. Les chiens étaient restés derrière, quelque chose les aura distraits en chemin, ou alors ils sont tellement habitués au quartier qu’ils ne veulent plus le quitter, seul le chien qui avait bu les larmes accompagna la femme qui les avait pleurées, probablement que cette rencontre, si bien agencée par le destin, entre la femme et le plan incluait aussi un chien. Ce qu’il y a de certain c’est qu’ils entrèrent ensemble dans le magasin, le chien des larmes ne s’étonna pas de voir des personnes couchées par terre, si immobiles qu’elles en paraissaient mortes, il en avait l’habitude, parfois les gens le laissaient dormir parmi eux et quand c’était l’heure de se lever ils étaient presque toujours vivants. Réveillez-vous si vous dormez, j’apporte à manger, dit la femme du médecin, mais elle avait d’abord fermé la porte pour que personne ne l’entende dans la rue. Le garçonnet louchon fut le premier à lever la tête, c’est tout ce qu’il put faire, il était trop faible, les autres mirent un peu plus de temps, ils rêvaient qu’ils étaient des pierres et personne n’ignore combien le sommeil des pierres est profond, une simple promenade dans les champs le confirme, elles y dorment à moitié enterrées, attendant de se réveiller d’on ne sait quoi. Mais le mot manger a des pouvoirs magiques, surtout quand l’appétit est vif, même le chien des larmes, qui ne connaît pas les langues, se mit à frétiller de la queue, et ce mouvement instinctif lui rappela qu’il n’avait pas encore fait ce que les chiens mouillés sont dans l’obligation de faire, se secouer violemment en aspergeant tout ce qui est autour d’eux, chez eux c’est facile, leur peau est comme un manteau. Eau bénite des plus efficaces, descendue directement du ciel, les éclaboussures aidèrent les pierres à se transformer en êtres humains, pendant que la femme contribuait à l’opération de métamorphose en ouvrant l’un après l’autre les sacs en plastique. Leur contenu ne s’annonçait pas toujours par une odeur, mais le parfum d’un croûton de pain rassis serait déjà l’essence même de la vie, pour employer un langage noble. Tous sont enfin réveillés, tous ont les mains tremblantes, le visage anxieux, alors le médecin se souvient de ce qu’il est, comme l’avait fait précédemment le chien des larmes, Attention, il ne faut pas trop manger, cela pourrait nous faire du mal, C’est la faim qui nous fait du mal, dit le premier aveugle, Écoute donc ce que dit le docteur, le rabroua sa femme, et le mari se tut, pensant avec une ombre de rancœur, Il ne s’y connaît même pas en yeux, à plus forte raison, paroles injustes si l’on songe que le médecin n’est pas moins aveugle que les autres, la preuve c’est qu’il n’a même pas remarqué que sa femme avait les seins à l’air, elle dut lui demander son veston pour se couvrir, les autres aveugles regardèrent dans sa direction, mais c’était trop tard, ils auraient dû regarder plus tôt.

Pendant qu’ils mangeaient, la femme raconta ses aventures, de tout ce qui lui était arrivé et qu’elle avait accompli elle tut seulement le fait qu’elle avait fermé la porte de l’entrepôt, elle n’était pas tout à fait sûre des raisons humanitaires qu’elle s’était données à elle-même, en revanche elle relata l’épisode de l’aveugle qui s’était planté un éclat de verre dans le genou, tous rirent de bon cœur, non, pas tous, le vieillard au bandeau noir eut juste un sourire las et le garçonnet louchon n’avait d’ouïe que pour le bruit de ses propres mandibules. Le chien des larmes reçut sa part qu’il paya en aboyant furieusement quand quelqu’un au-dehors vint secouer la porte avec violence. L’intrus n’insista pas, le bruit courait qu’il y avait des chiens enragés dans le coin, en fait de rage celle de ne pas voir où je mets les pieds me suffit largement. Le calme revint, et quand la première faim fut apaisée chez tous la femme du médecin rapporta la conversation qu’elle avait eue avec l’homme qui était sorti de ce même magasin pour voir s’il pleuvait. Puis elle conclut, Si ce qu’il m’a dit est vrai, nous ne pouvons pas être certains de retrouver nos maisons dans l’état où nous les avons laissées, nous ne savons même pas si nous réussirons à y entrer, je pense à ceux qui ont oublié de prendre leurs clés en partant, ou qui les ont perdues, nous, par exemple, nous ne les avons plus, elles se sont perdues dans l’incendie, maintenant il serait impossible de les retrouver au milieu des décombres, en prononçant ces mots ce fut comme si elle voyait les flammes envelopper les ciseaux, brûlant tout d’abord les restes de sang séché, puis mordant le tranchant, les pointes aiguës, les émoussant, les courbant peu à peu, les amollissant, les rendant informes, on a du mal à croire qu’elles aient pu transpercer la gorge de quiconque, quand le feu aura achevé son œuvre il sera impossible de distinguer dans la masse unique de métal fondu où sont les ciseaux et où sont les clés, Les clés, dit le médecin, c’est moi qui les ai, et introduisant laborieusement trois doigts dans une petite poche de son pantalon en guenilles, près de la ceinture, il en a extrait un petit anneau avec trois clés, Comment se fait-il que tu les aies puisque je les avais mises dans mon sac de voyage qui est resté là-bas, Je les en ai sorties, j’avais peur qu’elles ne se perdent, j’ai pensé qu’elles étaient plus en sécurité si je les gardais toujours sur moi, et c’était aussi une façon de croire qu’un jour nous rentrerions chez nous, C’est bien d’avoir les clés, mais il se peut que nous trouvions la porte enfoncée, On n’aura peut-être même pas essayé de l’enfoncer. Pendant quelques instants ils avaient oublié les autres, mais maintenant il fallait savoir ce que chacun avait fait de ses clés, la jeune fille aux lunettes teintées fut la première à parler, Mes parents sont restés chez eux quand l’ambulance est venue me chercher, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus par la suite, puis ce fut le tour du vieillard au bandeau noir, J’étais chez moi lorsque je suis devenu aveugle, on a frappé à la porte, la propriétaire de l’appartement est venue me dire que des infirmiers me cherchaient, ce n’était pas le moment de penser à mes clés, il ne restait plus que la femme du premier aveugle mais celle-ci dit, Je ne sais pas, je ne me souviens pas, elle savait, elle se souvenait, mais elle ne voulait pas avouer que lorsqu’elle s’était vue soudain aveugle, expression absurde mais solidement enracinée, et que nous n’avons pas réussi à éviter, elle était sortie de chez elle en poussant des cris, appelant ses voisines, les femmes dans l’immeuble se gardèrent bien de venir la secourir, et elle qui s’était montrée si ferme et si capable quand le malheur s’était abattu sur son mari se comportait maintenant de façon insensée, abandonnant son appartement en laissant la porte grande ouverte, elle n’eut même pas l’idée de demander qu’on la laisse retourner chez elle, juste une minute, le temps de fermer la porte et je reviens. Personne ne demanda au garçonnet louchon où était sa clé à lui, le pauvre enfant ne se souvient même pas de l’endroit où il habite. Alors la femme du médecin effleura la main de la jeune fille aux lunettes teintées, Nous commencerons par chez toi, c’est le plus près, mais nous devons d’abord trouver des vêtements et des chaussures, nous ne pouvons pas nous promener comme ça, sales et dépenaillés. Elle allait se lever quand elle remarqua que le garçonnet louchon, réconforté, repu, s’était rendormi. Reposons-nous, dit-elle, dormons un peu, nous verrons plus tard ce qui nous attend. Elle enleva sa jupe mouillée, puis, pour se réchauffer, elle se rapprocha de son mari, le premier aveugle et sa femme firent de même, C’est toi, lui avait-il demandé, elle se souvenait de sa maison et souffrait, elle ne dit pas, Console-moi, mais ce fut comme si elle l’avait pensé, on ne sait pas en revanche quel sentiment aura poussé la jeune fille aux lunettes teintées à passer un bras autour des épaules du vieillard au bandeau noir, ce qu’il y a de certain c’est qu’elle le fit et ils restèrent ainsi, elle endormie, lui éveillé. Le chien alla se coucher à la porte en travers de l’entrée, c’est un animal rude et intraitable quand il n’a pas de larmes à essuyer.

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Ils se sont vêtus et chaussés, ce qu’ils n’ont pas encore trouvé c’est comment se laver, mais ils se démarquent déjà nettement des autres aveugles, malgré la relative pauvreté de l’offre les couleurs de leurs vêtements sont bien assorties les unes aux autres car les frusques ont été, comme on a coutume de dire, passées au peigne fin, c’est l’avantage qu’il y a à avoir avec soi une personne qui vous conseille, Mets plutôt ça, ça va mieux avec ce pantalon, les rayures jurent avec les pois, des détails de ce genre, pour un homme ce serait probablement bonnet blanc et blanc bonnet, mais la femme du premier aveugle aussi bien que la jeune fille aux lunettes teintées insistèrent pour savoir quelles étaient les couleurs et la façon de leurs vêtements, ainsi, avec l’aide de l’imagination, elles pourront se voir elles-mêmes. Quant aux chaussures, tous convinrent que la commodité devait l’emporter sur la beauté, pas de brides ni de talons hauts, pas de box-calf ni de verni, vu l’état des rues ce serait de la folie, l’idéal serait des bottes en caoutchouc, totalement imperméables, montant jusqu’à mi-jambe, facile à enfiler et à ôter, il n’y a rien de mieux pour patauger dans les bourbiers. Malheureusement, ils ne trouvèrent pas de bottes de ce modèle pour tous, au garçonnet louchon, par exemple, aucune taille ne convenait, ses pieds nageaient là-dedans, il dut donc se contenter de chaussures de sport sans finalité bien définie, Quelle coïncidence, eût dit sa mère, où qu’elle se trouvât, à la personne qui lui eût raconté ce détail, c’est exactement ce que mon fils aurait choisi s’il avait pu voir. Le vieillard au bandeau noir, qui avait les pieds plutôt grands, résolut le problème en choisissant des chaussures de basket, taille spéciale, pour des joueurs de deux mètres de haut avec des extrémités en proportion. Il est un peu ridicule à présent, c’est vrai, on dirait qu’il est chaussé de pantoufles blanches, mais ce genre de ridicule ne dure pas longtemps, en moins de dix minutes les chaussures seront crottées, c’est comme tout dans la vie, donnez du temps au temps et il se charge de résoudre les problèmes.

Il avait cessé de pleuvoir, il n’y a plus d’aveugles avec la bouche ouverte. Ils déambulent sans savoir quoi faire, ils errent dans les rues, mais jamais pendant très longtemps, pour eux marcher ou être immobile revient au même, ils n’ont pas d’autre objectif que la quête de nourriture, il n’y a plus de musique, il n’y a jamais eu un tel silence dans le monde, les cinémas et les théâtres ne servent qu’aux sans-logis et à ceux qui ont cessé d’en chercher un, certaines salles de spectacle, les plus grandes, avaient fait office de lieux de quarantaine quand le gouvernement, ou ce qui en subsistait progressivement, croyait encore que le mal blanc pouvait être endigué par des instruments et des trucs qui s’étaient révélés d’une si mince utilité par le passé contre la fièvre jaune et autres contagions pestifères, mais tout cela c’est fini et ici un incendie n’a même pas été nécessaire. Quant aux musées, c’est un vrai crève-cœur, c’est à vous fendre l’âme, tous ces gens, j’ai bien dit gens, toutes ces peintures, toutes ces sculptures, qui n’ont plus personne à regarder. Qu’attendent donc les aveugles de la ville, nul ne le sait, ils attendraient la guérison s’ils y croyaient encore, mais ils perdirent cet espoir quand il devint de notoriété publique que la cécité n’avait épargné personne, qu’il n’était resté aucun œil sain pour regarder par la lentille d’un microscope, que les laboratoires avaient été abandonnés et que les bactéries n’avaient plus qu’à s’entre-dévorer si elles voulaient survivre. Au début, de nombreux aveugles, accompagnés de parents qui conservaient la vue et l’esprit de famille, étaient accourus dans les hôpitaux où ils ne trouvèrent que des médecins aveugles prenant le pouls de malades qu’ils ne voyaient pas, les auscultant par-derrière et par-devant, car c’était tout ce qu’ils pouvaient faire, ayant encore pour ça des oreilles. Ensuite, poussés par la faim, les malades, ceux qui pouvaient encore marcher, commencèrent à s’enfuir des hôpitaux pour venir mourir dans les rues, abandonnés de tous, Dieu sait où était passée leur famille, s’ils en avaient encore une, et après, pour être enterrés, il ne suffisait pas que quelqu’un trébuchât sur eux par hasard, il fallait encore qu’ils commencent à puer et surtout qu’ils soient morts dans un endroit passant. Il n’est pas étonnant que les chiens soient si nombreux, certains ressemblent déjà à des hyènes, les nœuds dans leur pelage sont comme pourris, ils courent ici et là, l’arrière-train recroquevillé, comme s’ils avaient peur que les morts et les dévorés ne ressuscitent pour leur faire expier la honte d’avoir mordu qui ne pouvait se défendre. Comment est le monde, avait demandé le vieillard au bandeau noir, et la femme du médecin répondit, Il n’y a pas de différence entre le dehors et le dedans, entre l’ici et le là-bas, entre le peu et le beaucoup, entre ce que nous vivons et ce que nous devrons vivre, Et comment vont les gens, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Ils vont comme des fantômes, être un fantôme ça doit être ça, avoir la certitude que la vie existe, car vos quatre sens vous le disent, et ne pas pouvoir la voir, Y a-t-il beaucoup de voitures dans les rues, demanda le premier aveugle, qui ne pouvait oublier qu’on lui avait volé la sienne, C’est un cimetière. Ni le médecin ni la femme du premier aveugle ne posèrent de question, à quoi bon, puisque les réponses seraient du même ordre que les précédentes. Le garçonnet louchon se contente d’avoir la satisfaction de porter les chaussures dont il a toujours rêvé, le fait de ne pouvoir les voir ne parvient même pas à l’attrister. Voilà probablement pourquoi il n’a pas l’allure d’un fantôme. Et le chien des larmes qui suit la femme du médecin ne mérite pas qu’on l’appelle hyène, il ne poursuit pas l’odeur de la chair morte, il accompagne des yeux qu’il sait fort bien être vivants.

L’appartement de la jeune fille aux lunettes teintées n’est pas loin, mais les forces commencent tout juste à revenir à ces affamés d’une semaine, voilà pourquoi ils avancent si lentement, quand ils veulent se reposer il leur faut s’asseoir par terre, à quoi bon avoir choisi avec tant de soin les couleurs et les formes puisque leurs vêtements sont devenus immondes en si peu de temps. La rue où habite la jeune fille aux lunettes teintées est à la fois courte et étroite, ce qui explique qu’on n’y trouve pas d’automobiles, elles pouvaient y passer dans un seul sens mais il n’y avait pas de place pour s’y garer, c’était interdit. Le fait qu’il n’y eût pas non plus de passants n’avait rien d’étonnant, les moments de la journée où l’on ne voit âme qui vive ne sont pas rares dans ce genre de rue, C’est quoi le numéro de ton immeuble, demanda la femme du médecin, Le sept, j’habite au deuxième gauche. Une des fenêtres était ouverte, en un autre temps c’eût été le signe presque infaillible qu’il y avait quelqu’un dans l’appartement, maintenant le doute était de rigueur. La femme du médecin dit, Nous n’allons pas tous monter, nous monterons toutes les deux seulement, vous attendrez en bas. On voyait que la porte d’entrée avait été forcée, que la gâche de la serrure était nettement tordue, un long éclat de bois était presque entièrement arraché au battant. La femme du médecin n’en dit mot. Elle laissa la jeune fille la précéder, celle-ci connaissait le chemin, elle n’était pas incommodée par la pénombre dans laquelle l’escalier était plongé. Dans sa hâte, la jeune fille trébucha deux fois mais elle trouva qu’il valait mieux en rire, Tu imagines, un escalier qu’avant j’étais capable de monter et de descendre les yeux fermés, les phrases toutes faites sont ainsi, elles ne sont pas sensibles aux mille subtilités du sens, celle-ci, par exemple, fait fi de la différence entre fermer les yeux et être aveugle. Sur le palier du deuxième étage, la porte cherchée était fermée. La jeune fille aux lunettes teintées fit glisser sa main le long du chambranle jusqu’à trouver le bouton de la sonnette, Il n’y a pas d’électricité, lui rappela la femme du médecin, et ces cinq mots, qui ne faisaient que répéter ce que tout le monde savait, retentirent aux oreilles de la jeune fille comme l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Elle frappa à la porte, une fois, deux fois, trois fois, la troisième avec violence, à coups de poing, elle appelait, Maman, ma petite maman, mon petit papa, mais personne ne venait ouvrir, les diminutifs affectueux n’entamaient pas la réalité, personne ne vint lui dire, Ma fille chérie, tu es enfin revenue, nous pensions déjà que nous ne te reverrions plus, entre, entre, et cette dame est ton amie, qu’elle entre, qu’elle entre aussi, l’appartement est un peu en désordre, ne faites pas attention, la porte continuait à être fermée, Il n’y a personne, dit la jeune fille aux lunettes teintées, et elle se mit à pleurer en s’appuyant contre la porte, la tête sur ses avant-bras croisés, comme si elle implorait avec tout son corps une pitié désespérée. Si nous ne savions pas combien l’esprit humain est compliqué, nous nous étonnerions de ce grand amour pour ses parents, de ces démonstrations de douleur chez une jeune fille aux mœurs si libres, encore que ne soit pas loin celui qui affirma qu’il n’y a pas et n’y a jamais eu de contradiction entre une chose et l’autre. La femme du médecin voulut la consoler mais elle n’avait pas grand-chose à dire, l’on sait qu’il était devenu pratiquement impossible de rester chez soi très longtemps, Nous pouvons demander aux voisins, suggéra-t-elle, s’il en reste, Oui, demandons-leur, dit la jeune fille aux lunettes teintées, mais il n’y avait aucun espoir dans sa voix. Elles commencèrent par frapper à la porte de l’appartement de l’autre côté du palier, où personne non plus ne répondit. À l’étage au-dessus, les deux portes étaient ouvertes. Les appartements avaient été mis à sac, les penderies étaient vides, dans les garde-manger pas la moindre trace de nourriture. L’on voyait que des gens étaient passés là tout récemment, sûrement un groupe errant, comme tous l’étaient plus ou moins à présent, allant de maison en maison, d’absence en absence.

Elles descendirent au premier étage, la femme du médecin frappa à la porte la plus proche, il y eut un silence plein d’expectative, puis une voix rauque demanda avec méfiance, Qui est là, la jeune fille aux lunettes teintées s’avança, C’est moi, la voisine du deuxième, je cherche mes parents, savez-vous où ils sont, ce qu’ils sont devenus, demanda-t-elle. L’on entendit des pas traînants, la porte s’ouvrit et une vieille femme décharnée apparut, elle n’avait plus que la peau et les os et était d’une saleté repoussante avec ses immenses cheveux blancs en broussaille. Un mélange nauséabond de moisi et d’une odeur de pourriture indéfinissable fit reculer les deux femmes. La vieille écarquillait des yeux presque blancs, Je ne sais rien de tes parents, on est venu les chercher le lendemain de ton départ, à ce moment-là je voyais encore, Y a-t-il quelqu’un d’autre dans l’immeuble, De temps en temps j’entends monter et descendre dans l’escalier, mais ce sont des gens de l’extérieur, qui ne font que dormir ici, Et mes parents, Je t’ai déjà dit que je ne sais rien d’eux, Et votre mari, votre fils, votre bru, Eux aussi on les a emmenés, Et pas vous, pourquoi, Parce que moi je m’étais cachée, Où ça, Tu n’imagineras jamais, chez toi, Comment avez-vous réussi à entrer, Par l’arrière, par l’escalier de secours, j’ai cassé une vitre et j’ai ouvert la porte de l’intérieur, la clé était dans la serrure, Et comment avez-vous fait pour vivre toute seule chez vous depuis, demanda la femme du médecin, Qui est cette autre femme, sursauta la vieille en tournant la tête, Une amie à moi, elle fait partie de mon groupe, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Et il n’y a pas seulement le fait d’être seule, il y a le problème de la nourriture, comment avez-vous fait pour réussir à vous nourrir pendant tout ce temps-là, insista la femme du médecin, Je ne suis pas sotte, je me débrouille, Si vous ne voulez pas nous le dire, ne le faites pas, j’étais simplement curieuse, Je vais vous le dire, je vais vous le dire, la première chose que j’ai faite ça a été d’aller dans tous les appartements de l’immeuble pour prendre tout ce qu’il y avait à manger, ce qui pouvait se gâter je l’ai mangé en premier, le reste je l’ai gardé, Il vous reste encore de la nourriture, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Non, j’ai tout fini, répondit la vieille avec une expression subite de méfiance dans ses yeux aveugles, tournure de phrase que l’on emploie invariablement dans ce genre de situation mais qui n’a rien de rigoureux en réalité, car les yeux, les yeux proprement dits, n’ont aucune expression, les yeux sont deux billes inertes même quand ils sont arrachés, ce sont les paupières, les cils et aussi les sourcils qui ont la charge des diverses éloquences et rhétoriques visuelles, pourtant ce sont les yeux qui récoltent la renommée, Alors de quoi vivez-vous maintenant, demanda la femme du médecin, La mort rôde dans les rues, mais dans les potagers la vie n’est pas finie, répondit mystérieusement la vieille, Que voulez-vous dire, Dans les potagers il y a des choux, il y a des lapins, il y a des poules, il y a aussi des fleurs mais celles-là ne sont pas comestibles, Et comment faites-vous, Ça dépend, parfois je ramasse des choux, d’autres fois je tue un lapin ou une poule, Vous les mangez crus, Au début j’allumais un feu, après je me suis habituée à la viande crue et les tiges des choux sont sucrées, ne vous faites pas de mauvais sang, la fille de ma mère ne mourra pas de faim. Elle recula de deux pas, disparut presque entièrement dans l’obscurité de l’appartement, seuls ses yeux blancs brillaient, et elle dit, Si tu veux aller chez toi, entre, je te ferai passer. La jeune fille aux lunettes teintées allait dire non, merci beaucoup, ça n’en vaut pas la peine, à quoi bon puisque mes parents n’y sont pas, quand soudain elle éprouva le désir de voir sa chambre, Voir ma chambre, mais quelle bêtise puisque je suis aveugle, tout au moins passer les mains sur les murs, sur la courtepointe de mon lit, sur l’oreiller où je reposais ma tête folle, sur les meubles, peut-être que le pot de fleurs est encore sur la commode, si la vieille ne l’a pas jeté par terre dans sa colère de ne pouvoir les manger. Elle dit, Alors, si vous le permettez, j’accepte votre offre, c’est très aimable de votre part, Entre, entre, mais tu sais déjà que tu ne trouveras pas de nourriture là-bas, et celle que j’ai, eh bien, c’est déjà trop peu pour moi, sans compter qu’elle n’a aucune utilité pour toi, tu n’aimes sûrement pas la viande crue, Ne vous faites pas de souci, nous avons de la nourriture, Ah, vous avez de la nourriture, dans ce cas, pour me dédommager du service que je vous rends, vous m’en donnerez bien un peu, Nous vous en donnerons, ne vous en faites pas, dit la femme du médecin. Elles avaient franchi le couloir, la puanteur était devenue insupportable. Dans la cuisine, à peine éclairée par la faible lumière venue de l’extérieur, il y avait des peaux de lapin par terre, des plumes de poule, des os, et sur la table, dans un plat taché de sang séché, des bouts de viande méconnaissables, comme s’ils avaient été mastiqués d’innombrables fois. Et les lapins, et les poules, qu’est-ce qu’ils mangent, demanda la femme du médecin, Des choux, de l’herbe, des restes, dit la vieille, Des restes de quoi, De tout, même de viande, Vous n’allez pas nous dire que les poules et les lapins mangent de la viande, Les lapins pas encore mais les poules raffolent de la viande, les bêtes sont comme les gens, elles finissent par s’habituer à tout. La vieille se déplaçait avec assurance, sans trébucher, elle écarta une chaise du chemin comme si elle la voyait, puis elle indiqua la porte qui donnait sur l’escalier de secours, Par là, faites attention, ne glissez pas, la rampe n’est pas très solide, Et la porte, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Vous n’aurez qu’à la pousser, c’est moi qui ai la clé, elle est par là, C’est ma clé, allait dire la jeune fille mais au même instant elle pensa que cette clé ne lui servirait à rien si ses parents, ou quelqu’un d’autre, avaient emporté les autres clés, celles de devant, elle ne pouvait pas demander à cette vieille femme de la laisser passer chaque fois qu’elle voudrait entrer et sortir. Elle ressentit un léger serrement de cœur, dû peut-être au fait qu’elle allait pénétrer chez elle, ou parce qu’elle savait que ses parents n’y seraient pas, ou pour Dieu sait quelle autre raison.

La cuisine était propre et bien rangée, la poussière sur les meubles n’était pas excessive, un autre avantage du temps pluvieux, outre celui d’avoir fait pousser les choux et l’herbe, en fait, vus d’en haut, les potagers avaient paru à la femme du médecin des forêts en miniature, Les lapins s’y promènent-ils en liberté, se demanda-t-elle, sûrement pas, ils sont certainement toujours dans les clapiers, attendant la main aveugle qui leur apportera des feuilles de chou et les attrapera ensuite par les oreilles pour les sortir de là tout gigotants, pendant que l’autre main prépare le coup aveugle qui leur disloquera les vertèbres près du crâne. La mémoire de la jeune fille aux lunettes teintées l’avait orientée à l’intérieur de l’appartement, comme la vieille de l’étage du dessous elle non plus ne trébucha ni n’hésita, le lit de ses parents était défait, sans doute était-on venu les chercher de bon matin, elle s’assit là pour pleurer, la femme du médecin vint s’asseoir à côté d’elle et lui dit, Ne pleure pas, que peut-on bien dire d’autre, quel sens ont donc des larmes quand le monde a perdu tout son sens. Dans la chambre de la jeune fille, sur la commode, il y avait un vase en verre avec des fleurs qui avaient séché, l’eau s’était évaporée, les mains aveugles se dirigèrent là, les doigts effleurèrent les pétales morts, comme la vie est fragile quand on l’abandonne. La femme du médecin ouvrit la fenêtre, regarda dans la rue, tous étaient là, assis par terre, attendant patiemment, le chien des larmes fut le seul à lever la tête, son ouïe subtile l’avait averti. Le ciel, de nouveau couvert, commençait à s’assombrir, la nuit tombait. Elle pensa qu’aujourd’hui ils n’auraient pas besoin de se mettre en quête d’un abri pour dormir, ils dormiraient ici, Ça ne va pas plaire à la vieille que nous passions tous par chez elle, murmura-t-elle. Au même instant la jeune fille aux lunettes teintées lui toucha l’épaule en disant, Les clés sont dans la serrure, personne ne les a prises. La difficulté, si difficulté il y avait, était donc résolue, ils n’auraient pas à supporter la mauvaise humeur de la vieille du premier étage. Je vais descendre les chercher, la nuit n’est plus très loin, quelle joie de pouvoir au moins aujourd’hui dormir dans une maison, sous le toit d’une maison, dit la femme du médecin, Vous prendrez le lit de mes parents, Nous verrons ça plus tard, Ici c’est moi qui commande, je suis chez moi, Tu as raison, il en sera comme tu voudras, la femme du médecin embrassa la jeune fille, puis descendit chercher le groupe. Montant l’escalier et parlant avec animation, trébuchant de temps en temps sur les marches bien que leur guide eût dit, Il y a dix marches par volée d’escalier, on eût cru qu’ils venaient en visite. Le chien des larmes les suivait tranquillement, comme s’il n’avait rien fait d’autre de toute sa vie. La jeune fille aux lunettes teintées les regardait du palier, c’est l’habitude quand quelqu’un monte, soit pour savoir qui monte s’il s’agit d’un inconnu, soit pour le fêter avec des paroles de bienvenue s’il s’agit d’un ami, en l’occurrence il n’était même pas nécessaire d’avoir des yeux pour savoir qui étaient les arrivants, Entrez, entrez, mettez-vous à l’aise. La vieille femme du premier étage avait épié par la porte, pensant que le bruit de pieds était celui d’une de ces bandes qui viennent pour dormir, ce en quoi elle ne se trompait pas, elle demanda, Qui va là, et la jeune fille aux lunettes teintées répondit d’en haut, C’est mon groupe, la vieille fut décontenancée, comment avait-elle pu sortir sur le palier, elle comprit aussitôt et se reprocha amèrement de ne pas avoir pensé à chercher et à prendre les clés de la porte de devant, c’était comme si elle perdait ses droits de propriété sur un immeuble dont elle était la seule habitante depuis plusieurs mois. Elle ne trouva pas de meilleure manière de compenser sa frustration subite que de dire en ouvrant la porte, Surtout, n’oubliez pas de me donner de la nourriture, vous me la devez. Et comme ni la femme du médecin ni la jeune fille aux lunettes teintées ne lui avaient répondu, l’une occupée à guider ceux qui arrivaient, l’autre à les recevoir, elle cria d’une voix discordante, Vous m’avez entendue, ce en quoi elle eut grand tort car le chien des larmes, qui passait juste à cet instant devant elle, se mit à aboyer furieusement, tout l’escalier retentissait de ce vacarme, ce fut un remède radical, la vieille poussa un cri de frayeur et rentra précipitamment chez elle en claquant la porte, Qui est cette sorcière, demanda le vieillard au bandeau noir, ce sont là des choses qu’on dit quand on est incapable de se regarder soi-même, s’il avait vécu comme elle a vécu nous aimerions bien voir pendant combien de temps il conserverait ses façons civilisées.

Ils n’avaient pas d’autre nourriture que celle qu’ils transportaient dans les sacs, ils devaient ménager l’eau jusqu’à la dernière goutte, quant à l’éclairage ils eurent la grande chance de découvrir deux bougies dans l’armoire de la cuisine, rangées là pour suppléer à d’occasionnelles défaillances énergétiques et que la femme du médecin alluma pour son seul profit, les autres n’en avaient pas besoin, ils avaient dans la tête une lumière si vive qu’elle les avait aveuglés. La petite bande ne disposait que de ce peu de richesses et pourtant ce fut une fête de famille, une de ces rares familles où ce qui est à chacun est à tous. Avant de s’asseoir à table, la jeune fille aux lunettes teintées et la femme du médecin descendirent à l’étage du dessous pour remplir leur promesse, ou plus exactement satisfaire l’exigence d’un paiement en nourriture pour le passage par cette douane-là. La vieille les reçut avec des jérémiades et des marmonnements, ce maudit chien qui par miracle ne l’avait pas dévorée, Vous devez avoir beaucoup de nourriture pour pouvoir sustenter un fauve pareil, déclara-t-elle, comme si par cette insinuation récriminatrice elle espérait susciter chez les deux émissaires ce que l’on appelle des remords de conscience, Vraiment, se diraient-elles l’une à l’autre, il ne serait pas humain de laisser une pauvre vieille mourir de faim pendant qu’une bête brute se goberge. Les deux femmes ne remontèrent pas chercher davantage de nourriture, celle qu’elles avaient apportée constituait déjà une portion généreuse, vu les conditions difficiles de la vie actuelle, et c’est ce que comprit de façon inattendue la vieille de l’étage du bas, en définitive moins méchante qu’elle ne le semblait et qui rentra leur chercher la clé de l’arrière de la maison, disant ensuite à la jeune fille aux lunettes teintées, Prends, c’est ta clé, et comme si c’était encore trop peu elle murmura en fermant la porte, Merci beaucoup. Émerveillées, les deux femmes remontèrent, finalement la sorcière avait des sentiments, Elle n’était pas méchante avant, c’est la solitude qui lui aura brouillé le jugement, dit la jeune fille aux lunettes teintées, sans réfléchir apparemment à ce qu’elle disait. La femme du médecin ne répondit pas, elle décida de revenir à ce sujet plus tard, et quand tous les autres furent couchés et, pour certains, se furent endormis, quand elles furent assises toutes les deux dans la cuisine comme une mère et une fille reprenant des forces avant de poursuivre leurs tâches ménagères, la femme du médecin demanda, Que feras-tu à présent, Rien, je vais rester ici et attendre que mes parents reviennent, Seule et aveugle, Je me suis habituée à la cécité, Et à la solitude, Il faudra bien que je m’y habitue, la voisine d’en bas aussi vit seule, Tu as envie de devenir comme elle, de te nourrir de choux et de viande crue tant qu’il y en aura, plus personne ne semble vivre dans ces immeubles ici, vous vous haïrez toutes les deux par peur que la nourriture ne s’achève, chaque tige que vous cueillerez vous la volerez à la bouche de l’autre, tu n’as pas vu cette pauvre femme, tu n’as senti que l’odeur de son appartement, je peux te dire que là où nous avons vécu ce n’était pas aussi répugnant, Tôt ou tard nous deviendrons tous comme elle, puis ce sera la fin, il n’y aura plus de vie, Pour l’instant nous sommes encore en vie, Écoute, tu en sais beaucoup plus que moi, je ne suis qu’une ignorante à côté de toi, mais je pense que nous sommes déjà morts, nous sommes aveugles parce que nous sommes morts, ou alors, si tu préfères que je dise ça différemment, nous sommes morts parce que nous sommes aveugles, ça revient au même, Je continue à voir, Heureusement pour toi, heureusement pour ton mari, pour moi, pour les autres, mais tu ne sais pas si tu continueras à voir, si tu perds la vue tu deviendras comme nous, nous finirons tous comme la voisine d’en bas, Aujourd’hui c’est aujourd’hui, demain c’est demain, c’est aujourd’hui que j’ai la responsabilité, pas demain, si je deviens aveugle, La responsabilité de quoi, La responsabilité d’avoir des yeux quand tous les autres les ont perdus, Tu ne peux pas guider ni nourrir tous les aveugles du monde, Je le devrais, Mais tu ne le peux pas, J’aiderai dans toute la mesure de mes moyens, Je sais bien que tu le feras, sans toi je ne serais peut-être plus en vie, Et maintenant je ne veux pas que tu meures, Je dois rester, c’est mon devoir, c’est ma maison, je veux que mes parents me trouvent ici s’ils reviennent, S’ils reviennent, tu l’as dit toi-même, et reste à savoir alors s’ils seront toujours tes parents, Je ne comprends pas, Tu as dit que la voisine du bas était jadis une brave femme, La pauvre, Pauvres parents, pauvre toi, quand vous vous retrouverez, aveugles des yeux et aveugles du cœur, car les sentiments avec lesquels nous avons vécu et qui nous ont fait vivre tels que nous étions, c’est à nos yeux que nous les devons, sans yeux les sentiments deviendront différents, nous ne savons pas comment, nous ne savons pas ce qu’ils seront, tu dis que nous sommes morts parce que nous sommes aveugles, c’est tout à fait ça, Aimes-tu ton mari, Oui, comme moi-même, mais si je deviens aveugle, si après être devenue aveugle je cesse d’être ce que j’ai été, qui serai-je alors pour pouvoir continuer à l’aimer, et avec quel amour, Avant, quand nous voyions, il y avait aussi des aveugles, Il y en avait peu en comparaison, les sentiments qui avaient cours étaient ceux des personnes qui voyaient, par conséquent les aveugles sentaient avec les sentiments d’autrui, pas en tant qu’aveugles, maintenant en revanche ce sont d’authentiques sentiments d’aveugles qui sont en train de naître, nous en sommes encore au début, pour l’instant nous vivons encore du souvenir de ce que nous ressentions, tu n’as pas besoin d’avoir des yeux pour savoir comment est la vie aujourd’hui, si on m’avait dit que je tuerais un jour, j’aurais pris ça pour une offense, et pourtant j’ai tué, Que veux-tu donc que je fasse, Viens avec moi, viens chez nous, Et eux, Ce qui vaut pour toi vaut pour eux, mais c’est surtout toi que j’aime, Pourquoi, Je me le demande moi-même, peut-être parce que tu es devenue comme ma sœur, peut-être parce que mon mari a couché avec toi, Pardonne-moi, Ce n’est pas un crime pour exiger un pardon, Nous te sucerons le sang, nous serons comme des parasites, Les parasites ne manquaient pas quand nous voyions, et, quant au sang, il faut bien qu’il serve à quelque chose, pas seulement à sustenter le corps qui le transporte, et maintenant allons dormir, demain sera une autre vie.

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