L’AVEUGLEMENT de José Saramago

De fête fut le banquet du matin. Les aliments sur la table, outre qu’ils étaient fort maigres, auraient répugné à n’importe quel appétit normal, comme toujours dans les moments d’exaltation la force des sentiments avait pris la place de la faim, mais la joie leur servait de mets, personne ne se plaignit, même ceux qui étaient encore aveugles riaient comme si les yeux qui voyaient déjà étaient les leurs. Quand ils eurent fini, la jeune fille aux lunettes teintées eut une idée, Et si j’allais mettre sur la porte de mon appartement un papier pour dire que je suis ici, si mes parents reviennent ils pourront venir me chercher, Emmène-moi avec toi, j’ai envie de savoir ce qui se passe au-dehors, dit le vieillard au bandeau noir, Et sortons nous aussi, dit à sa femme celui qui avait été le premier aveugle, il se peut que l’écrivain voie et qu’il envisage de retourner chez lui, j’essaierai de trouver quelque chose de mangeable en chemin, Je ferai de même, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Quelques minutes plus tard, le médecin alla s’asseoir à côté de sa femme, le garçonnet louchon somnolait sur un coin du canapé, le chien des larmes, couché, le museau sur les pattes de devant, ouvrait et fermait les yeux de temps à autre pour montrer que sa vigilance n’avait pas faibli, par la fenêtre ouverte, malgré la hauteur de l’étage, entrait une rumeur de voix changées, les rues devaient être noires de monde, la multitude criait deux mots, Je vois, prononcés par ceux qui avaient recouvré la vue, prononcés par ceux qui soudain la recouvraient, Je vois, je vois, en vérité l’histoire dans laquelle on disait, Je suis aveugle, semble appartenir à un autre monde. Le garçonnet louchon murmurait sans doute du fond d’un rêve, Tu me vois, tu me vois maintenant, peut-être adressait-il cette question à sa mère, peut-être la voyait-il. La femme du médecin demanda, Et eux, et le médecin dit, Ce garçon-ci, probablement, sera guéri quand il se réveillera, pour les autres ce ne sera pas différent, sans doute sont-ils en train de recouvrer la vue en ce moment même, celui qui va être pris de panique ce sera notre ami au bandeau noir, Pourquoi, À cause de sa cataracte, depuis le temps où je l’ai examinée elle doit être comme un nuage opaque, Il deviendra aveugle, Non, car dès que la vie aura repris son cours normal, dès que tout recommencera à fonctionner, je l’opérerai, c’est une question de semaines, Pourquoi sommes-nous devenus aveugles, Je ne sais pas, on découvrira peut-être un jour la raison, Veux-tu que je te dise ce que je pense, Dis, Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas.

La femme du médecin se leva et alla à la fenêtre. Elle regarda en contrebas la rue jonchée d’ordures, les gens qui criaient et chantaient. Puis elle leva la tête vers le ciel et le vit entièrement blanc, Mon tour est arrivé, pensa-t-elle. La peur soudaine lui fit baisser les yeux. La ville était encore là.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer