Les Amants de Venise

Chapitre 18DEUX AMIS

Quelques jours avant les événements que nous venons de raconter,une scène moins violente par les gestes, mais non moins tragiquepar la fatalité qui pesait sur elle, s’était déroulée au palaisducal.

Dans ce vaste et somptueux cabinet de travail, en même tempssalle de réception, que connaissent nos lecteurs, le doge Foscariet le chef de police étaient seuls, le premier assis dans son grandfauteuil au dossier de bois sculpté, le deuxième debout dans uneattitude respectueuse.

Pour la centième fois depuis une quinzaine, le doge relisait unelettre qu’il avait sous les yeux. Cette lettre était ainsiconçue :

Monseigneur et ami,

Des circonstances tout à fait imprévues et qui neme laissent aucun répit m’obligent à quitter Venise sans avoirl’heur de vous voir.

J’espère, oui, j’espère fermement que bientôt je pourrairevenir prendre auprès de vous mon poste d’ami fidèle etdévoué.

Vous suppliant donc de pardonner ce départ précipité, j’aivoulu tout au moins vous dire que, au loin comme auprès, jedemeure

Votre très fidèle, très reconnaissant et très humbleami.

BEMBO,

Par la grâce de Dieu, évêque deVenise.

Un dernier avis sincère et important : agissez avecpromptitude et sévérité contre ceux que vous savez. Quant à l’hommequi a fait manquer vos négociations avec Médicis, si votrepolice est impuissante à le retrouver bientôt, de grands malheurssont à redouter.

Cette lettre, Bembo l’avait écrite avant son départ et l’avaitfait parvenir au doge par une voie sûre, le jour même où il étaitrentré à Venise avec Bianca, dans le palais Arétin.

Le doge avait relu ce billet qui, depuis quinze jours,l’empêchait de dormir. La signification des dernières lignes luiapparaissait de plus en plus menaçante.

« Eh bien ? dit-il en levant les yeux sur le chef depolice, avez-vous quelque nouvelle du cardinal ? Avez-vousabouti dans vos recherches ?

– Monseigneur, dit Guido Gennaro, je crois en effet savoiren quel lieu son Éminence a dû se retirer. Je prie Votre Excellencede remarquer tout d’abord que je ne sais rien de positif, que mesespions lancés de toutes parts sont revenus sans le moindre indice,et qu’enfin en tout cela je procède par hypothèse et induction.Seulement, mes hypothèses, à moi, s’appuient sur des faitstangibles.

– Que supposez-vous donc ?

– Que le cardinal a pris peur tout à coup.

– Peur, monsieur ! Et de quoi ce haut dignitaire denotre république pouvait-il avoir peur ?

– Monseigneur, dit Gennaro en s’inclinant très bas, pourêtre cardinal, on n’en est pas moins homme. Et si haut placé quesoit un homme, on peut, en fouillant son passé, trouver le fantômequi hante ses nuits, évoquer le geste ou la parole qui pèsentensuite sur toute une existence…

– Et vous avez trouvé ce fantôme ? fit sourdementFoscari.

– Oui, monseigneur : il s’appelle RolandCandiano. »

Le doge fit un effort pour réprimer le frisson quil’agita ; mais il pâlit, et cette pâleur ne put échapper auchef de police.

Gennaro songeait :

« Voilà le moment ou jamais de placer mon grand discours audoge. Je l’ai assez répété devant ma glace pour que je sache ce quej’ai à dire.

– Vous pensez donc, reprit le doge, que Bembo a eu peur deRoland Candiano ?

– Je ne le pense pas, monseigneur, j’en suis sûr. Je n’aipas besoin de rappeler à Votre Excellence le coup terrible qui, enpleine prospérité, frappa la famille Candiano. Ce n’est pas pour enfaire un reproche à qui que ce soit, mais le coup fut frappé demain de maître. Ce fut un désastre inouï. Or, Roland Candiano estdevenu libre, monseigneur.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai toutes sortes de raisons de penser que lecardinal Bembo fut l’un des auteurs de la catastrophe en question.Je crois que Roland Candiano doit avoir contre le cardinal uneeffroyable haine, et que le cardinal n’ignore pas cette haine. Ilest parti, parce qu’il a eu peur…

– Et vos hypothèses, dit Foscari en fixant son regardd’aigle sur le chef de police, vous indiquent-elles que d’autrespersonnages peuvent avoir aussi peur ?…

– Non, monseigneur. Car les personnages auxquels VotreExcellence fait allusion tiennent tête et triomphent. Je pense queje n’ai pas besoin de les nommer. »

Le doge demeura pensif un moment. Puis, avec unsourire :

« Vous êtes un habile homme, Gennaro.

– Monseigneur me comble, fit le chef de police, quis’inclina plus bas encore que la première fois.

– Et où croyez-vous que Bembo se soit réfugié ?

– Son Éminence a fui à Rome, dit le chef de policeen appuyant sur les mots que nous soulignons.

– À Rome ! Pourquoi Rome plutôt que Milan, ouFlorence, par exemple ?

– Votre Excellence a sans doute entendu parler d’unecourtisane romaine qui, installée chez nous, a mené ces dernièresannées grand train de luxe et de fêtes ?

– Imperia ! fit le doge, qui de nouveau pâlit.

– C’est cela même, Excellence. Eh bien, si je ne me trompepas, il y avait entre la courtisane et le cardinal certainesaccointances mystérieuses que j’ai pu tirer au clair et qui mepermettent de supposer que Bembo a de graves intérêts à se trouverlà où se trouve Imperia. Or, la courtisane est partie pour Rome. Lecardinal a quitté Venise le même jour : Votre Excellence peutconclure. »

Le doge se leva. Gennaro fit un mouvement pour se retirer, commes’il eut compris que Foscari lui donnait congé.

Mais le doge le retint d’un geste et d’un mot :

« Asseyez-vous.

– Monseigneur…

– Je le veux. Vous êtes un assez grand personnage pourrester assis devant le doge. Et puis, qu’importent les questionsd’étiquette. Vous êtes un homme intelligent, énergique, dévoué,trois qualités qui se font rares… Et cela tient lieu de tous lestitres. »

Gennaro s’était assis.

Le doge se promena quelques instants avec agitation.

Puis, reprenant place dans son fauteuil :

« Ne parlons plus du cardinal. Il reviendra, s’il veut…

– S’il peut !

– Comment cela ?… dit Foscari, qui frissonna.

– Je veux dire, monseigneur, que ma conviction est que lecardinal Bembo ne reviendra jamais à Venise, ni autre part, etqu’il a entrepris le grand voyage dont on ne revient pas. Tenez,monseigneur, puisque je suis le chef de la police de la république,laissez-moi parler en chef de police… bien que, dans la réalité, cene soit pas moi qui devrait être ici en ce moment, à dire ce que jedis…

– Et qui donc ?

– Mais mon chef direct, il me semble : je veux dire legrand inquisiteur.

– Eh ! vous savez bien que le grand inquisiteur s’estdémis… Et d’ailleurs, qu’attendre de Dandolo, poursuivit amèrementle doge, Dandolo, pauvre loque humaine, triste rejeton d’une raceillustre, incapable d’une décision ferme… Parlez doncnettement.

– Oui, fit lestement Gennaro, la place de grand inquisiteurest vacante par malheur. Car, en ce moment, il faudrait à ce posteun homme résolu…

– Comme vous, par exemple ! dit le doge.

– Ah ! monseigneur, je suis indigne d’un telhonneur !

– Non pas ! C’est moi qui vous le dis, Gennaro.Servez-moi dans les circonstances que nous traversons, ou plutôtservez l’État comme ferait un grand inquisiteur digne de ce nom, etne craignez pas d’avoir conçu une chimérique espérance.

– Monseigneur, dit Gennaro en se levant, parlons donc net.Voilà longtemps que j’attendais les paroles que vient de prononcerVotre Excellence. J’étouffe, moi, dans cette position subalterne dechef de police. Que suis-je ? Le premier des sbires, voilàtout. Si vous pensez que je vaille mieux, que cette intelligence,cette énergie, ce dévouement dont vous parliez méritent des’exercer sur un théâtre plus vaste, le moment est venu,monseigneur.

– C’est-à-dire que vous me demandez la place de grandinquisiteur ?

– Oui, monseigneur, dit nettement Gennaro.

– Eh bien, je vous la promets : gagnez-la !

– J’y tâcherai, monseigneur, dit Gennaro, qui eut assez depuissance sur lui-même pour cacher son désappointement.

– Ne croyez pas, reprit le doge, que je vous fasse unepromesse illusoire. Prenons une date et retenez bien ceci :venez le 2 février me rappeler ma promesse, et je tiendraiparole.

– C’est tout ce que je voulais, monseigneur, et jecomprends admirablement vos conditions. Soyez sûr, d’ailleurs, queje n’ai pas attendu la promesse que vous daignez me faire pourprendre toutes les mesures nécessaires en vue de la cérémonie du1er février. »

Le doge fit un signe de la main pour ratifier ce qui venaitd’être dit. Puis il reprit :

« Vous disiez donc que Bembo ne reviendra plus àVenise ?

– Je disais, monseigneur, que selon toutes probabilités, lecardinal est tombé sous les coups de Roland Candiano.

– Voilà de quoi je voulais parler, s’écria le doge, enreprenant sa promenade. Car j’en suis là, que l’on conspire contremoi, presque sous mes yeux, que je ne sais plus à qui me fier, etque deux cents arrestations opérées depuis quinze jours ne metranquillisent pas.

– C’est qu’on n’a pas arrêté ceux qu’il fallait,monseigneur !

– Je le crois !… Mais procédons avec ordre. Comment sefait-il que vous soyez si bien instruit des faits et gestes deRoland Candiano et que vous ne puissiez mettre la main surlui ? La police de la république est-elle à ce point dégénéréequ’un seul homme puisse la tenir en échec pendant desmois ?

– Monseigneur, la question que vous me posez làm’embarrasse quelque peu, je l’avoue… non pour moi… mais il esttoujours pénible d’achever la disgrâce de quelqu’un. »

Gennaro parlait et pensait en ce moment avec une sorte desincérité ironique et de scepticisme dédaigneux.

« Parlez… parlez… et ne ménagez personne.

– Eh bien, tant que Dandolo fut grand inquisiteur, j’eussepu à trois reprises différentes ; mais par suited’inexplicables coïncidences, les ordres me furent toujours donnéstrop tard, et les mesures que je pris furent détruites par desmesures prises ailleurs.

– Et depuis que Dandolo s’est démis ?

– Depuis, Roland Candiano est absent de Venise,monseigneur.

– Vous êtes sûr ?

– Monseigneur, je ne me trompe jamais parce que jamais jen’avance que ce que j’ai constaté moi-même… »

Le visage du doge montra un visible soulagement.

« Je ne croyais pas, songea Gennaro, que Foscari pût avoirpeur à ce point ! »

Le doge reprit en s’efforçant de garder la froideur quiconvenait à sa dignité :

« Il est indispensable que Roland Candiano soit saisi etjugé. Il s’est mis hors la loi. Il a accepté de commander unevéritable armée de bandits. Cet homme en liberté est un dangerpermanent pour la République… Malheureusement, je crains qu’il nesoit éloigné pour toujours et qu’ainsi il ne parvienne à échapper àla justice de la république.

– Votre Excellence peut se rassurer, dit Gennaro d’une voixqui vibra étrangement : Roland Candiano reviendra.

– En ce cas, vous agirez ; je vous donne pleinspouvoirs.

– Faites attention, monseigneur, que vous me confiez là uneredoutable puissance… momentanée, il est vrai, et que le pleinpouvoir peut obliger jusqu’au capitaine général à m’obéir.

– Je sais, – et je confirme. »

Le doge saisit un parchemin, écrivit quelques lignes, signa,apposa son sceau, et tendit la feuille à Gennaro qui tressaillit dejoie.

« Maintenant, monseigneur, dit alors le chef de police,parlons de la conspiration qui vous préoccupe. Je vous disais qued’inutiles arrestations avaient été opérées.

– Qui fallait-il donc arrêter ? » demanda le dogefrémissant.

À ce moment l’huissier de service entra et annonça :

« Monsieur le capitaine général Altieri demande à êtreintroduit. »

Le doge donna l’ordre de le faire attendre.

Gennaro, comme s’il eût pris une résolution soudaine, s’avançaauprès de Foscari et lui dit à voix basse :

« Je crois que Votre Excellence ferait bien de recevoirimmédiatement le capitaine général. »

Foscari jeta sur le chef de police un profond regard, puis,faisant un signe à l’huissier qui s’éloigna, il se leva, soulevaune tenture, et dit à Gennaro :

« Entrez là. Nous avons à continuer cet entretien.

– C’est mon avis », dit froidement Gennaro.

Le doge laissa retomber la tenture, et reprit sa place au momentmême où Altieri entrait dans le cabinet.

Altieri s’inclina devant le doge en disant :

« Je croyais trouver ici le chef de police.

– Il vient de partir à l’instant, mon cher ami. Cependant,si besoin est, je puis le faire rappeler.

– Inutile », dit le capitaine général qui, sur unsigne de Foscari, prit place sur un siège.

Altieri paraissait un peu vieilli. Des fils blancs se mêlaientsur ses tempes à sa rude chevelure noire. Les lignes générales duvisage s’affaissaient ; mais ses yeux brillaient toujours d’uninsoutenable éclat sous ses sourcils touffus, et dans les rides dufront, plus dures, se voyait l’expression d’une volontéfarouche.

De terribles inquiétudes agitaient l’âme de cet homme.

La conspiration qu’il avait préparée était sur le pointd’aboutir.

Et pourtant, il n’était pas satisfait. Or, ce n’était pasl’issue de cette aventure qui l’inquiétait. Certains détails de lapréparation elle-même l’effrayaient. D’abord, cette conspiration,il s’y était trouvé mêlé presque malgré lui ; puis il en étaitdevenu le chef sans qu’il l’ait réellement souhaité ; puisenfin toutes les destinées de cette grave tentative s’étaienttrouvées concentrées en lui.

Certes, son ambition déchaînée y trouvait son compte.

Certain de devenir doge en un temps où cette dignité armaitcelui qui en était investi d’une puissance souveraine, Altieriavait comme tant d’autres rêvé une puissance plus souveraineencore. Comme d’autres, il songeait à transformer en royauté lamagistrature dictatoriale dont il allait se saisir.

Et l’orgueil faisait battre ses tempes, la passion du pouvoir etde la domination le transportait lorsqu’il se disait que bientôt,des empereurs et des rois comme Charles Quint et FrançoisIer seraient obligés de compter avec lui.

Mais pourquoi les choses se présentaient-elles sifacilement ? Pourquoi tels personnages de la républiqueétaient-ils venus spontanément s’offrir à lui, alors qu’ilredoutait de les avoir pour adversaires ? Il y avait bien despoints obscurs dans l’organisation de sa tentative ; il luisemblait parfois qu’un génie inconnu et propice s’occupait de sagloire.

D’autres fois, il s’imaginait que Foscari savait tout depuislongtemps, que Foscari jouait avec lui, le laissait en pleinesécurité pour le frapper au dernier moment. Alors une volonté plusforte se développait en lui, avec un furieux besoin debataille.

Et tout cela se compliquait de sa passion pour Léonore.

Comme on va le voir, cette passion était demeurée aussi violentequ’aux jours lointains où Altieri négociait avec Dandolo.

Mais elle s’était comme murée en lui-même.

Léonore lui faisait peur, et il y avait des moments où ilcroyait la haïr. Sa conviction était que la jeune femme seraitéblouie lorsqu’il poserait sur sa tête la couronne ducale.

« C’est une descendante de doges, songeait-ilparfois ; peut-être qu’elle aimait Roland parce que toutes lesprobabilités étaient pour qu’il fût doge ; peut-être aussim’aimera-t-elle lorsqu’elle verra que nul dans la république nepeut m’égaler en courage et en puissance ! »

Ainsi, c’était donc une double conquête que le capitaine généralvoyait dans l’aboutissement de la conspiration. Conquête dupouvoir, conquête de la femme aimée…

Tel était Altieri le jour où il se présenta devant le doge qu’ilétudia tout d’abord d’un regard aigu, prêt peut-être à lepoignarder si un soupçon eut traversé son esprit.

« Vous avez bien fait de venir, dit le doge ; votreprésence, ami, est une des choses qui me font le plus deplaisir ; et laissez-moi vous en faire le reproche, vosvisites deviennent rares.

– J’ai travaillé pour vous, Foscari.

– Je vous reconnais là, ami fidèle. Oui, continua le dogeavec une sorte d’agitation, ami… je n’ai plus guère que vous d’ami,depuis le départ de Bembo. »

Quelle que fût l’attention d’Altieri, il ne put recueillir dansla voix ou l’attitude de Foscari aucun indice qui lui permît desupposer que le doge n’était pas sincère.

« Je vous apporte, dit-il, une nouvelle liste. »

Le doge eut un geste de lassitude.

« Encore des proscriptions ! Encore desarrestations !

– Votre puissance est à ce prix.

– La république est décimée, dit le doge ; une foulede patriciens ont fui ; les prisons regorgent ; il y a euquinze exécutions capitales en deux mois. Lorsque je me hasardedans Venise, je marche dans un silence accablant, alors que jadisles acclamations retentissaient sur mon passage. Et il me sembleque des voix lointaines m’accompagnent seules pour me crier :Assez de sang ! Assez de larmes ! Assez dedeuils !…

– Un dernier acte d’énergie est nécessaire. Après cela,vous pourrez, en toute sécurité, vous rendre à la cérémonie du1er février, et je vous jure que ce jour-là lesacclamations ne manqueront pas.

– Il faut donc que je me montre encoreimpitoyable ! »

Et Foscari ouvrit brusquement le papier que lui tendaitAltieri !

Son regard s’enflamma, ses narines se dilatèrent, et l’homme quivenait de prononcer des paroles d’apaisement eut un sourireeffroyable en parcourant la liste tragique.

Cependant, Altieri l’entendait murmurer :

« Quoi ! même celui-ci ! Il me protesta hier deson dévouement… Et celui-là ! Oh ! Celui-là, sondévouement ne m’étonne pas… »

Ainsi, pour chaque nom, Foscari jetait une observationrapide.

Il conclut en disant :

« Trente-huit noms !… Je craignais qu’il n’y en eûtdavantage.

– Non, c’est tout, fit Altieri. Le reste des Vénitiens vousest dévoué.

– Le reste des Vénitiens ! »

Altieri, en prononçant ces mots, eut un sourire sinistre.

« Dans trois jours, dit-il, je vous apporterai le détaildes dispositions que j’ai prises pour échelonner les gardes et lesarchers de façon que vous soyez continuellement entouré…

– Ami ! Cher et fidèle ami !… » répéta ledoge en accompagnant le capitaine général jusqu’à la porte.

En se retournant, il vit Guido Gennaro qui sortait de derrièresa tenture.

« Monseigneur, dit le chef de police, vous me demandieztout à l’heure par qui il fallait commencer les arrestations. Jevous réponds maintenant : par celui qui sort d’ici…

– Expliquez-vous, monsieur, expliquez-vous sur l’heure, carje me demande vraiment si j’ai bien entendu ! »

Foscari était devenu livide, non d’effroi, mais de fureur. Unede ces colères blanches qui étaient bien rares chez lui, maisd’autant plus violentes, faisait trembler ses joues.

Avant que Gennaro eût le temps de répondre à sa dernièrequestion, le doge avait violemment frappé sur sa table avec unmarteau qui lui servait à appeler. Le marteau léger en argent sebrisa.

« Que faites-vous, monseigneur ? s’écria Gennaro en sejetant devant la porte pour empêcher d’entrer.

– Arrêter le capitaine général…

– Non, monseigneur !

– Je vous fais arrêter vous-même. Holà ! lesgardes ! Misérable, place !… »

Foscari s’avança menaçant sur Gennaro, le poing levé.

« Monseigneur, dit rapidement le chef de police, il importepeu que je sois arrêté, moi, et même que je meure ! Mais sivous touchez à Altieri aujourd’hui, tout est perdu…Écoutez-moi, de grâce… »

Foscari recula en passant ses mains sur son front.

Et comme les gardes du palais accouraient et entraient, d’uneffort de volonté puissante, il se composa un visageimpassible.

« Eh bien, dit-il à l’officier accouru au bruit, qu’ya-t-il donc, monsieur ?…

– Pardon, monseigneur, nous avions cru entendre…

– Vous avez mal cru… Qu’on me laisse ! »

Les gardes se retirèrent effarés.

« Parlez, maintenant, dit Foscari au chef de police.

– Monseigneur, dit Gennaro, je tiens toute la conspirationdans mes mains. Je sais que le capitaine général en est le chef.Or, vous connaissez assez Altieri pour supposer qu’en unecirconstance aussi grave, il a commencé par s’assurer la fidélité,le dévouement des archers et des arquebusiers. Seule, peut-être, lacompagnie des hallebardiers lui échappe ; mais elle seraitbalayée comme un fétu de paille par la tempête. Or, si vous arrêtezAltieri aujourd’hui, et je suis prêt à le faire si vous m’enréitérez l’ordre, dans deux heures, vous aurez sur les bras uneterrible révolte de soldats. Altieri sera délivré, votre palaisenvahi… et le diable sait ce qui arrivera alors ! Or,monseigneur, il est facile, au contraire, de laisser les conjurésdans une sécurité trompeuse, et de tout disposer pour uneimpitoyable répression. »

Une sombre flamme s’allumait dans les yeux de Foscari ;l’ardeur de la bataille proche lui fouettait le sang ; car demême que chez la plupart des aventuriers de cette violente époque,il était dénué de ce qu’on appellerait aujourd’hui le sens moral,mais doué d’une bravoure physique extraordinaire.

« Si vous me permettiez un conseil, insinua Gennaro.

– Parlez ; vous me rendez aujourd’hui un service quivous donne le droit de conseiller.

– Eh bien, monseigneur, à votre place, je commencerais parfaire mettre en liberté toutes les personnes arrêtées d’après leslistes qui vous ont été remises. »

Le doge hésita un instant.

« Non ! dit-il d’une voix sombre. Puisque ceux-là sonten prison, qu’ils y restent ; c’est plus sûr.

– Mais la plupart de ces malheureux étaient vos amis.

– Ils sont devenus mes ennemis, puisque je les aifrappés ; libres, ils se joindraient aux conjurés ;lorsque j’aurai triomphé, il me sera possible de les relâcher l’unaprès l’autre, et ce sera alors de la magnanimité, tandis que ceserait aujourd’hui de la faiblesse. »

Gennaro s’inclina, pour dissimuler son désappointement.

« J’admire le génie de Votre Excellence, dit-il.

– C’est bien ; vous devez avoir la liste des gens quise sont unis à Altieri ? »

Gennaro dicta alors une trentaine de noms.

Le doge les écrivait lui-même sans faire aucun signe de surpriseou d’indignation. Et pourtant, il était atterré.

« Que veulent-ils ? demanda-t-il alors.

– Ce que veulent en général les gens qui renversent ungouvernement pour prendre sa place : des honneurs, des grades,des emplois, le tout bien rétribué, bien entendu.

– Et Altieri ?

– Il veut être vous, monseigneur ! »

Le doge demeura longtemps pensif.

« Comment et quand avez-vous découvert tout cela ?

– Quand ? Cette nuit même, monseigneur, puisque c’estaujourd’hui que je vous apporte mon rapport. Comment ? Par deshypothèses, des inductions, de vagues indices qui m’ont enfin amenéà assister sans être vu à une réunion des conjurés.

– Où cela ?

– À bord du vaisseau amiral.

– Parfait ! admirable ! Ah ! nous allons endécoudre !…

– Et pour quel jour la chose ?

– Pour le 1er février, monseigneur !

– La date qui m’a été indiquée par Altieri comme la plusfavorable !…

– Nous avons quelques jours devant nous pour faire avortertoute cette misérable émotion d’ambitieux vulgaires. Monseigneur,puisque vous daignez me laisser mon franc-parler, voici comment jeverrais l’affaire : le 1er février au matin, vousferiez monter la compagnie des archers et celle des arquebusierssur le vaisseau amiral qui est désigné pour la cérémonie. Deuxautres vaisseaux choisis par moi et montés par des hommes à moi,viendront accoster l’amiral au bon moment et menaceront de lecouler. Vous, monseigneur, entouré de vos gardes et de voshallebardiers, vous irez jusqu’au Lido pour vous embarquer. Mais auquai, sur un signe de moi, Altieri et les conjurés qui serontautour de vous seront saisis. Sans troupes ils ne pourront faireaucune résistance, et vous n’aurez qu’à rentrer au palais pourassembler le Conseil et juger, séance tenante les coupables. Maisd’ici-là, le plus grand silence, la plus grande sécurité pour lesconjurés. Voilà mon plan.

– Je l’adopte », fit le doge.

Gennaro se redressa.

« Monseigneur, dit-il, lorsque vous serez rentré au palaisducal et que les accusés se trouveront devant le Conseil, quiprononcera le réquisitoire ? Qui établira laculpabilité ?

– Le grand inquisiteur : c’est sa fonction.

– Il n’y a pas de grand inquisiteur.

– Ce jour-là, il y en aura un, Gennaro. Mon premier acte,en entrant au palais, sera de désigner le successeur de Dandolo… Jen’ai pas besoin de vous le nommer, je pense. »

Gennaro s’inclina profondément.

« Allez, dit le doge d’une voix calme ; allez, mais àtoute heure de jour et de nuit, vous entrerez chez moi avec ce seulmot : pont des Soupirs, que vous donnerez à mon valetde chambre. Complétez vos renseignements, achevez votre liste, ayezl’emplacement exact choisi pour chaque groupe de conjurés, sachezle rôle réservé à chacun, et venez m’informer à mesure, sans perdreun instant. Allez, Gennaro… songez que vous tenez dans vos mains mafortune… et la vôtre. »

Et comme Gennaro allait se retirer :

« Un mot encore… Vous me disiez tout à l’heure que RolandCandiano doit, selon vous, revenir à Venise ?

– C’est mon opinion, monseigneur, dit Gennaro entressaillant.

– Pensez-vous qu’il revienne avant le 1erfévrier ? »

Le chef de police parut réfléchir.

« En saurait-il plus qu’il ne veut en dire ? »pensa-t-il.

« Eh bien ? Vous ne répondez pas ?

– Je confrontais des hypothèses, monseigneur. Franchement,je ne crois pas que cet homme puisse être de retour avant le 12 oule 15 février. »

Gennaro se retira sur ce mot en songeant :

« Pare celle-là, si tu peux ! Ah ! tu hésites àme donner ce que je te demande, alors que je t’apportais lavie !… Roland Candiano ne marchandera pas, lui !… Et puismaintenant, quoi qu’il arrive, mon affaire est claire… bonjour,monsieur le grand inquisiteur. »

Le doge, après le départ de Gennaro, était retombé accablé dansson grand fauteuil. Les deux mains sur ses genoux, les sourcilsfroncés, les yeux ardents et le visage décomposé, il semblaitévoquer quelque terrible spectacle.

Et qui se fût trouvé près de lui l’eût entendumurmurer :

« Qu’est-ce que toute cette conspiration auprès de lavengeance que médite Candiano ?… Où est-il ?… Commentva-t-il me frapper ?… »

Par ces mots, on peut mesurer l’épouvante que Roland Candianoinspirait à Foscari.

Il se releva pourtant, se composa un visage serein et mêmesouriant, puis, frappant pour appeler l’huissier, il fit ouvrir àdeux battants la porte de son cabinet, et après s’être assuré d’ungeste rapide que sa cotte de mailles était bien en place sous lepourpoint, que son poignard fonctionnait bien dans sa gaine, ilentra dans le grand salon. Il vit Altieri. Il vit les principauxdes conjurés qui s’avançaient vers lui.

Un instant, ses yeux lancèrent des éclairs, et il regarda soncapitaine des gardes, prêt peut-être à lui donner un ordre.

Mais la vision de Gennaro, debout dans un coin, les yeux fixéssur lui, le rappela au sang-froid. Ses traits se détendirent.

Et il se mit à sourire aux compliments empressés.

« Monseigneur, disait Altieri, le jour du mariage du dogeavec l’Adriatique est proche. Tous les détails de la cérémonie sontréglés, excepté un point : nous ne savons pas quel vaisseaumontera Votre Excellence…

– Mais le vaisseau amiral, cher ami… n’est-ce pointl’usage ?… »

Altieri s’inclina avec un sourire de triomphe.

« Je crois maintenant que je puis m’en aller », se ditGennaro qui, effectivement, disparut en se frottant les mains.

« À propos de cette cérémonie, reprit le doge, je désire,mon cher Altieri, que vous vous teniez près de moi, non que jecraigne la moindre émotion populaire, mais je désire vous fairehonneur… ainsi qu’à vous tous, messieurs ; je compte que vousserez près de moi… »

Et le doge, souriant regagna ses appartements, en passant,impassible, dans la double haie des conjurés inclinés…

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