Les Amants de Venise

Chapitre 19UNE SPÉCULATION DE L’ARÉTIN

Plaise à nos lecteurs de se reporter maintenant à cette nuittragique où Bianca se tua dans le palais Arétin, où Bembo s’enfuitde Venise pour courir à Rome, où Roland et Scalabrino se mirent àsa poursuite. On se souvient sans doute que quelques heures avantces divers événements, Imperia elle-même avait quitté Venise, et onn’a pas oublié que la courtisane était partie en ordonnant à sonintendant de vendre tout ce qu’elle possédait, excepté le grandportrait encadré d’or qui se trouvait dans le mystérieux réduit oùnous avons pénétré au début de ce récit.

Pierre Arétin avait assisté, avec un effroi facile à concevoir,à la scène émouvante qui venait de se dérouler dans sonpalais : Roland et Scalabrino survenant en tempête, la portede la chambre de Perina enfoncée par le colosse, Bianca étenduemorte, la fuite de Bembo, le désespoir de Scalabrino…

Lorsque Roland eut entraîné son compagnon, Pierre Arétin vit quela chambre de Bianca avait été envahie par ses domestiques et sesservantes accourus.

Il jeta un regard de compassion sur le corps de la pauvreBianca, puis la terreur reprenant ses droits, il se tourna vers sesdomestiques, leur ordonna de tout barricader, de s’armer depistolets et d’arquebuses, et de faire bonne garde, ajoutant qu’iltuerait de sa propre main quiconque aurait l’audace d’ouvrir uneseule porte avant le grand jour venu.

Pendant ce temps, Perina, aidée de ses compagnes, transportaitsur un lit le corps de Bianca, puis, faisant le tour desappartements, elle s’emparait de toutes les fleurs qui y étaienttoujours à profusion et venait en couvrir la pauvre petitemorte.

L’Arétin approuva d’un signe de tête ; puis il ordonna àtout le monde de se retirer et rentra lui-même dans sa chambre,fort agité.

Au lieu de se coucher et de tempêter selon son habitude, il semit à arpenter sa chambre à pas précipités, tantôt essuyant unelarme, tantôt pestant à demi-voix.

« Ce Bembo est un brutal, grommelait-il. Je ne voudrais pasêtre dans sa peau. Je crois qu’il va passer un mauvais moment. Maisquel démon l’a poussé à choisir ma maison pour y frapper cetteenfant ! Me voilà avec ce cadavre sur les bras… Que vais-je enfaire ?… Cette petite Bianca ne pouvait-elle aller mourir plusloin ! Tout cela m’apprendra, dans l’avenir, à être moinsbon… »

Maître Arétin raisonnait, comme dit l’autre, en subtilpersonnage.

Il finit par se coucher et ne laissa pas que de dormir le restede la nuit, quoique d’un sommeil un peu agité de rêves.

Le lendemain matin, de bonne heure, il manda l’un de ses valets,et lui ordonna de s’occuper des funérailles de Bianca :funérailles qui consistaient à placer le corps dans un cercueil, lecercueil sur la gondole des morts, et à conduire la gondolejusqu’au canal Orfano où l’on jetait les corps des criminels et despauvres.

L’Arétin achevait de prendre ces dispositions lorsqu’il reçut lavisite du gondolier que lui envoyait Roland avec une lettre.

On a vu que le poète se conformait scrupuleusement auxinstructions que lui donnait Roland Candiano. Ce fut alors qu’ilsortit pour s’occuper lui-même des trois cercueils dans lesquels ilfallait renfermer le corps de Bianca pour le conserver jusqu’à ladate indiquée par Roland, puis pour le transporter à Mestre.

Dans l’après-midi, après s’être entendu avec un menuisier,l’Arétin assombri par ces divers événements, rentrait à son palaisen gondole, et passa nécessairement devant le palais Imperia.

Il eut soin de se mettre sous la tente pour éviter d’êtrevu ; mais comme l’Arétin était un peu femme par letempérament, et que la curiosité contrebalançait en lui la peur, ilrisqua un coup d’œil à travers les rideaux au moment où sa gondolepassait devant le palais et vit un rassemblement devant laporte.

« Pourquoi tout ce monde ? demanda-t-il à songondolier.

– Votre Seigneurie ne le sait pas ? Il n’est bruit quede cela depuis ce matin dans Venise : la signora Imperia estpartie.

– Tu es sûr ?

– On vend son mobilier… voyez ! »

Maître Pierre, alors, n’hésita plus et, sortant bravement de latente, ordonna au barcarol de le déposer au quai.

Quelques minutes plus tard il entrait dans le palais, non sanss’être fait confirmer l’étonnante nouvelle ; il se rappelad’ailleurs que la veille, Bembo, à l’instant où il pénétrait dansla chambre de Bianca, lui avait dit :

« Rassure-toi… nous allons rejoindre sa mère. »

Le palais Imperia était plein de monde. Une foule de jeunesseigneurs y causaient avec animation du grand événement : cedépart d’Imperia, cette vente de ses meubles, de ses bijoux, de sesœuvres d’art.

Il y avait là aussi des bourgeois qui négociaient avecl’intendant, et des femmes qu’une curiosité irrésistible avaitpoussées dans ce palais dont elles avaient tant entenduparler ; c’étaient d’honnêtes femmes, et l’on sait assezl’attrait vertigineux qu’exercent, sur les honnêtes femmesl’intérieur, les mœurs, les bijoux des courtisanes.

L’Arétin, salué par les uns, saluant les autres, fendit la fouleet finit par atteindre l’intendant. Le digne homme était en trainde tout vendre à vil prix, bien décidé à prendre un chemindirectement opposé à celui de Rome.

L’Arétin fit emplette de quelques objets d’art, et les ayantexpédiés chez lui, assista curieusement à la fin de la vente,conseillant l’intendant, lui indiquant la réelle valeur deschoses.

Sur le soir, il n’y eut plus que quelques acheteurs, et enfin,le palais demeura désert, à moitié dépouillé de son fastueuxmobilier, ce qui restait demeuré en désordre, avec une physionomiede tristesse et d’abandon qui faisait rêver le poète.

Pierre ne manqua pas alors de faire remarquer à l’intendant quegrâce à ses conseils, le prix de cette première journée de ventes’était sensiblement élevé.

L’intendant connaissait l’Arétin et l’avait étudié comme lesdomestiques savent étudier les gens qui fréquentent une maison.

Il lui répondit donc rondement :

« Je le sais, per Bacco ! je le sais,monsieur. Et croyez bien que ma gratitude ne se bornera pas à desparoles. »

Et, désignant d’un grand geste la débandade dessalons :

« Choisissez. »

L’intendant eut ce rire d’aise de l’honnête négociant quiaccorde le bon courtage, alors qu’il ne lui en coûtera pas unsou.

Quant à l’Arétin, il n’attendit pas une nouvelle invitation, etsans fausse honte, se mit à parcourir le palais, tandis quel’intendant l’accompagnait, un flambeau à la main.

Tout à coup, il entra dans une étroite pièce et tomba en arrêtdevant un magnifique portrait.

« Lui ! murmura-t-il. Son portraitici !… »

Il y avait peu de temps que l’Arétin savait le nom de RolandCandiano. Mais ce temps, il l’avait mis à profit, et il en savaitmaintenant assez long sur l’homme avec qui, dans la Grotte-Noire,il avait fait l’étrange marché que l’on sait.

« Savez-vous qui représente ce portrait demanda-t-il.

– C’est le fils de l’ancien doge Candiano.

– Votre maîtresse le connaît donc ?…

– Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que le peintrequi fit ce travail l’a achevé en quatre mois, y travaillantassidûment tous les jours.

– Mais, Roland Candiano fréquentait donc alors cepalais ?

– Non ; le peintre a travaillé de mémoire.

– Je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour de force,et capable aussi d’une pareille magnificence de coloris, songeal’Arétin. Savez-vous le nom de ce peintre ? ajouta-t-il àhaute voix.

– Il s’appelait Titien.

– Je prends cette peinture », grommela le poète.

L’intendant fit la grimace.

« Le cadre est tout en or, dit-il.

– Eh ! pauvre cervelle, qui te parle du cadre !Décloue-moi la toile, c’est tout ce que je te demande pour prix demes services.

– À l’instant même ! » s’écria l’intendantrasséréné.

Voilà comment le portrait de Roland Candiano par Titien devintla propriété de l’Arétin. Il rentra chez lui, fixa la toile dans unnouveau cadre, et se mit à l’étudier.

« Hum !… Admirable, par tous les diables… admirablecomme tout ce que fait Titien… Quelle puissance de vie dans leregard ! Quelle douceur dans le sourire ! »

Ayant ainsi fait l’éloge mérité du portrait et de l’auteur,l’Arétin ajouta :

« Oui, mais que vais-je faire de cela, moi ? Sij’étais riche, je le garderais… mais positivement, je ne suis pasassez riche… »

Pendant quelques jours, l’Arétin rumina s’il vendrait leportrait à Roland Candiano lui-même. Mais une sorte de pudeurl’arrêtait ; maître Pierre était cynique, mais il avait lecynisme intelligent.

Un matin, après avoir étudié et rejeté une foule de combinaisonsil s’écria :

« J’ai trouvé !… Idée superbe ! Idée de génie,digne de moi !… Margherita, mon déjeuner ! Paola, monpourpoint de satin rose et mon manteau fourré d’hermine !Chiara, ma toque à plumes blanches ! »

Les Arétines accoururent, et aussitôt le remue-ménage commença,les unes se ruant à la cuisine pour préparer le déjeuner du maître,les autres se hâtant de sortir des armoires ses vêtements decérémonie. Pendant vingt minutes, on entendit des vociférations quiremplirent le palais, puis soudain, il y eut un grandsilence :

L’Arétin venait de se mettre à table !…

La mauvaise humeur et l’appétit du poète s’étant calmés, ildonna ordre de préparer sa belle gondole que dirigeait un Nubienvêtu d’une tunique blanche, comme il avait vu faire àImperia ; la courtisane, en effet, avait été un modèle naturelpour l’Arétin.

Puis il s’écria :

« Je ne vois pas Perina !

– Elle est auprès de la morte, dit Margherita. Elle feraitmieux de s’occuper des vivants…

– Tais-toi, Pacofila ! – c’était sa grande insulte –Perina a plus d’esprit dans le bout de son soulier que toi danstoute la tête. Allons, c’est bien… ne pleure pas, tu me romps latête… Et si je réussis, je te paierai une belle écharpe d’Orient,et à vous toutes. Silence ! là où habite la mort, on doitparler bas. »

Il faut noter d’ailleurs que l’Arétin tonitruait ces paroles.Ayant dit, il se dirigea vers sa gondole et fit placer sous latente le portrait qu’il avait acquis, après avoir eu soin de lefaire envelopper.

La gondole de l’Arétin s’arrêta devant le palais Dandolo. Maisle palais semblait désert. Un valet de Dandolo annonça à PierreArétin que son maître habitait depuis quelque temps le palaisAltieri.

Quelques minutes plus tard, maître Pierre entrait dans la maisondu capitaine général, insistait longuement pour être admis auprèsdu seigneur Dandolo, et suivi de deux hommes portant le grandportrait, fut enfin introduit dans une pièce du premier étage.

Autant le rez-de-chaussée bruyant, encombré d’officiers, donnaitl’impression de la vie et de la force, autant le premier étageparaissait triste et silencieux.

« Diable ! pensa l’Arétin. Est-ce que la mort habiteaussi cette demeure ? »

Comme il réfléchissait ainsi, une porte s’ouvrit, et un homme àla barbe grisonnante, aux cheveux blanchis avec l’âge,s’avança.

« Quoi ! pensa l’Arétin, ce serait là le grandinquisiteur !

– Monsieur, dit Dandolo en montrant un siège avec ce gestede haute et froide politesse des patriciens de Venise, vous avezsouhaité parler au grand inquisiteur ? »

Et Dandolo jetait un regard perçant sur l’Arétin.

Dandolo vivait dans une retraite absolue. Mais l’insistance duvisiteur, son nom, et certaines vagues intuitions lui avaient faitespérer – et redouter – que ce visiteur venait de la part de RolandCandiano. Il l’étudiait donc avec angoisse. L’Arétin s’étaitincliné, un peu impressionné par cette atmosphère de tristesse etde mystère.

« Je dois vous prévenir que j’ai résigné mes fonctions…cependant…

– Monseigneur, fit l’Arétin, je regrette pour Venise quevous ne soyez plus grand inquisiteur. D’ailleurs, c’estpersonnellement au seigneur Dandolo que je voulais parler.

– Ah ! dit faiblement Dandolo, il s’agit donc d’uneaffaire qui me serait… personnelle ?

– Votre Excellence pourra en juger… Je la supplie d’abordde me pardonner si je me suis trompé. En venant ici, je croisréellement vous être agréable…

– Parlez donc sans crainte en ce cas.

– Voici : je ne sais trop pourquoi, mais j’ai dansl’idée que vous ou quelqu’un des vôtres… devez avoir gardé unprofond souvenir d’un homme dont j’ai l’honneur d’être l’amiintime : Roland Candiano. »

À peine l’Arétin eut-il prononcé ces mots dans toute lasimplicité de son ignorance, qu’il en fut comme épouvanté.

« Je viens de dire une terrible bêtise »,songea-t-il.

En effet, Dandolo s’était brusquement levé, tout blême.

« Qui vous permet de supposer cela ? gronda-t-il àvoix basse. Que venez-vous me dire ?… Venez-vous de sapart ?… Est-ce lui qui vous envoie ?… Mais parlezdonc !

– Nullement, s’écria Pierre tout effaré, je viens de monpropre mouvement… mais puisque ce nom vous produit une telleimpression… c’est que je me suis trompé ! Je me retire donc,je me retire…

– Demeurez, monsieur ! »

Dandolo fixait sur l’Arétin un ardent regard. Des gouttes desueur perlaient à son front. Il put enfin se dominer, et ce futd’une voix calme qu’il reprit :

« Asseyez-vous, monsieur, et parlez franchement.Qu’avez-vous à me dire au sujet de… RolandCandiano ? »

Il prononça ce nom avec un effort visible.

« Monseigneur, dit l’Arétin, je crois que Roland Candiano adû autrefois faire partie de votre famille ? »

Dandolo frissonna, et un instant l’Arétin put redouter d’avoirajouté une bêtise plus terrible encore à la première. Mais le pèrede Léonore, agité de sentiments où dominait la terreur, voulaittout savoir, maintenant. Il se contint donc, et essuyant la sueurqui coulait sur son visage, demanda d’une voix presquepaisible :

« Comment le savez-vous ?

– Eh ! monseigneur, s’écria l’Arétin rassuré,l’histoire court les rues de Venise. Savez-vous qu’on appelleencore sur le port Léonore Dandolo et Roland Candiano : lesAmants de Venise ?…

– Non, monsieur, fit sourdement Dandolo, je ne saispas…

– Enfin, et ceci est pour expliquer ma démarche, le bruitpublic veut que vous ayez gardé une profonde affection à RolandCandiano… Et que vous l’aimiez encore comme un fils quand descirconstances tragiques vous ont séparé malgré vous…

– On dit cela ? reprit Dandolo en devenant pluspâle.

– On le dit, monseigneur. Mais peut-être setrompe-t-on ? »

Et comme Dandolo gardait le silence :

« En tout cas, ce sont ces bruits que j’ai recueillis, quim’ont donné l’idée de faire ce que j’ai fait. Quoi qu’il advienne,je ne m’en repens pas.

– Qu’avez-vous donc fait ? râla Dandolo.

– Je me suis promené dans le palais Imperia », ditl’Arétin avec un sourire.

Dandolo fut dès lors convaincu qu’il avait devant lui unémissaire de Roland, et que cet homme jouait avec d’effroyablessouvenirs pour le frapper d’épouvante.

Mais déjà l’Arétin, tout entier à son idée,poursuivait :

« J’ai visité le palais Imperia au moment où l’on vendaitses meubles et objets d’art… Or, parmi ces objets, j’en ai vu unque des gens se disputaient à prix d’or. Il en valait la peine, carc’est un merveilleux chef-d’œuvre de notre admirable Titien. Vouscomprendrez que j’aie été ému, que j’aie voulu arracher ce tableauaux indifférents qui l’entouraient, vous comprendrez que j’aie toutde suite pensé à vous l’apporter, quand vous saurez que ce tableaun’est autre que le portrait de Roland Candiano… un portraitsublime, monseigneur, une œuvre où Titien a mis toute sa grâcegénéreuse, toute sa magnificence de couleur, toute sa délicatessede dessin… Quel regret, me disais-je, qu’un pareil tableau doivepasser à des mains inconnues et indifférentes ! Non,non ! Et dussé-je y perdre les deux cents doubles ducats d’orque je le paie, je tenterai de remettre ce portrait à des mainsamies… »

En parlant ainsi, l’Arétin développait le portrait qu’on avaitdéposé sur un grand fauteuil. Aux derniers mots, il fit tomber lestoiles qui le recouvraient. Il se retourna soudain, s’écarta et,réellement enthousiasmé, s’écria :

« Regardez, monseigneur ! »

Dandolo, livide, frissonnant, pétrifié, regardait eneffet ; ses yeux hagards ne pouvaient se détacher de la toile…Et ce n’était plus un portrait qui était devant lui ! C’étaitRoland lui-même qui lui apparaissait tel que jadis. Une sorte degémissement râla dans sa gorge, et brusquement, se couvrant lesyeux de ses deux mains, il éclata en sanglots, tandis qu’une voixlointaine, la voix de Roland Candiano clamait dans sonâme :

« Qu’as-tu fait de mon bonheur ? Qu’as-tu fait dubonheur de ta fille ? »

Et l’Arétin ne voyait rien. Lyrique, le geste théâtral et lavoix en clairon, il s’extasiait sur l’œuvre qu’il avait payée sicher…

C’était une tragédie burlesque, une comédie poignante, que lemélange inextricable de ces deux situations : l’Arétin nesongeant qu’à enlever le marché ; Dandolo épouvanté, brisé, sedisant qu’une pareille scène avait dû être sûrement imaginée parRoland !…

Enfin, d’une voix rauque, violente, comme s’il eût défiéCandiano, le père de Léonore cria :

« Recouvrez ce tableau, monsieur,recouvrez-le !… »

L’Arétin, avec une sincère stupéfaction, se retourna versDandolo. Et il allait s’exclamer, mais il se tut, frappéd’étonnement : la porte du fond venait de s’ouvrir, une femmed’une éclatante beauté, d’une beauté sombre, avec quelque chose defatal, apparaissait, et cette femme, d’une voix qui ne tremblaitpas, disait :

« Mon père, j’achète ce portrait… »

L’Arétin se courba en deux avec une admiration que Léonore eûtjugée insolente si elle eut daigné jeter un regard sur lepoète.

Léonore ne voyait pour ainsi dire pas l’Arétin.

Elle ne regardait pas non plus le portrait.

Elle attachait ses yeux sur son père avec une volontédésespérée, comme si elle eût redouté de les lever sur cette toileoù souriait l’homme de son pur et constant amour.

Dandolo comprit sans doute ce qui se passait dans l’âme de safille : pas une objection ne monta à ses lèvres.

Il fit signe à l’Arétin de le suivre.

Et le poète eut, lui aussi, l’impression que toute parolesonnerait faux, qu’il n’y avait rien à dire à cette femme,splendidement belle, qui paraissait une idéale personnification dela douleur.

Seulement, comme après une nouvelle et profonde inclination, ilse retirait sur la pointe des pieds, il murmura :

« J’ai vu à Rome la maquette que fait Michel-Ange pour sonPensieroso… Que n’a-t-il vu, lui, cettePensierosa !… »

Parvenu dans une pièce voisine, Dandolo s’arrêta, ouvrit uncoffre et en tira deux cents doubles ducats qu’il posa sur un coinde la table.

L’Arétin rafla la somme.

« Monseigneur, dit-il, je suis heureux que cette belleœuvre de mon ami Titien soit en vos mains. »

Il se retira alors, escorté de Dandolo.

Comme il allait franchir la porte, Dandolo l’arrêta par lebras.

« Jurez-moi, dit-il, jurez-moi que ce n’est pas RolandCandiano qui vous envoie, que tout cela n’est pas une affreusecomédie…

– Monseigneur, dit l’Arétin avec une évidente sincérité, jevous jure que je vous ai dit l’exacte vérité. Puissé-je êtrefoudroyé si je mens d’une syllabe. D’ailleurs, je n’ai jamais mentiqu’en vers… »

Sur ce mot extraordinaire, l’Arétin s’éloigna et regagna sagondole.

*

* *

Deux jours plus tard, l’Arétin partait, escorté de Perina, pouraller attendre Roland Candiano à Mestre.

On a vu qu’il emportait avec lui le cercueil de Bianca, surlequel, pendant la nuit, il avait tracé une inscription au moyen declous enfoncés l’un près de l’autre.

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