Les Amants de Venise

Chapitre 24OÙ L’ARÉTIN ÉCRIT ENCORE UNE LETTRE

Ce soir-là, maître Pierre Arétin était rentré dans son palaisvers huit heures, de fort méchante humeur.

En effet, invité à un dîner que devait suivre une fête, l’Arétins’était rendu à l’heure prescrite au palais de l’amphitryon.

Bon appétit, surtout ! Maître Pierre n’en manquaitjamais.

Il adorait ces sortes d’agapes : d’abord parce qu’il dînaitplantureusement sans bourse délier ; ensuite parce que dansces fêtes, il risquait toujours de se lier avec quelque généreuxMécène à qui, moyennant finances, il dédiait une de ses poésies,avec quelque patricien féru de gloriole dont il écrivait labiographie.

Pour ces biographies, l’Arétin avait établi des tarifs dont iltenait compte scrupuleusement, en honnête commerçant.

Telle épithète valait un écu, tel éloge en valait dix. Il fautbien gagner sa pauvre vie.

Et d’ailleurs, on aurait tort de trop blâmer le pauvre Arétin,qui avait au moins pour excuse de vivre à une époque où le mot« morale » n’avait pas du tout le même sens que de nosjours.

Or donc, ce soir-là, maître Pierre, invité comme nous l’avonsdit, avait trouvé le palais de l’amphitryon fermé. On lui avaitannoncé que fête et dîner étaient remis à plus tard.

Il était donc rentré de fort méchante humeur, et on pense bienque les Arétines durent essuyer des bordées d’injures, sauftoutefois Perina, pour qui, depuis la scène de Mestre, ilprofessait une sorte de tendresse étonnée.

« Que diable se passe-t-il à Venise ? grommelaitmaître Pierre Arétin en achevant de dîner, solitaire, à sa table.On ne voit que visages inquiets, mines longues d’une aune, regardsqui louchent, gens qui parlent à voix basse. Si cela continue, jecesserai d’embellir Venise de ma présence, et je m’en irai. Voyons…où pourrais-je bien m’en aller ?… À Rome ? Diable !le cardinal Rospoli m’a fait bâtonner… À Paris ? François deFrance est assez brutal pour me faire pendre… Je réfléchirai à lachose… mais il est certain que Venise devientinsupportable. »

Sur ce, l’Arétin gagna sa chambre à coucher, fit arranger le feudans la cheminée, bassiner son lit, et finalement, s’étant couché,commença bientôt à rêver qu’il arrivait à Paris et que François1er venait au-devant de lui en le suppliant d’accepterun coffre rempli d’or.

« Monseigneur ! monseigneur ! » dit près delui la voix de ses valets.

En effet, l’Arétin se faisait donner du Monseigneur ou tout aumoins de l’Excellence par ses gens. Il s’éveilla ensursaut :

« Qu’y a-t-il ? Le feu est-il au palais ?

– Non, monseigneur, mais il y a sous nos fenêtres, du côtéde la ruelle, un homme qui gémit à l’agonie.

– Maraud ! Pantoufle ! En quoi cela meregarde-t-il ?… Tu oses me réveiller parce qu’un ivrognepleure sous mes fenêtres !

– Pardonnez-moi, monseigneur, ce n’est pas un ivrogne.C’est un homme de condition, blessé à mort, et qui demande à vousparler.

– Tu l’y as donc été voir ?

– Oui, monseigneur. Ayant entendu des gémissements dans laruelle, nous nous armâmes tout à l’heure de lanternes et de dagueset nous fûmes voir… Un homme était là, étendu et perdant son sangpar une affreuse blessure. Il nous vit. Nous lui demandâmes si nouspouvions lui être utiles. Et lui nous demanda si ce palais étaitbien celui de Pierre Arétin. Sur notre réponse affirmative, il noussupplia de le transporter auprès de vous.

– Quel est cet homme ? Comments’appelle-t-il ?

– Nous l’ignorons, monseigneur.

– Au diable soit le blessé ! Que la gangrène étouffece mourant qui trouve moyen de déranger les gens pour mourir.Eh ! par tous les diables, ne saurait-on dormir en paix sansque tous les agonisants de Venise viennent vous tirer par lespieds ! »

Ayant dit, l’Arétin donna l’ordre d’aller chercher le blessé, etde le transporter dans le palais avec tous les ménagements quecomportait son état.

« C’est ce que nous avons fait, dit le valet.

– Et où l’as-tu mis, fieffé coquin ! Tu penses donc deton propre chef que ma maison est un hôpital ?

– Monseigneur, nous l’avons mis dans la chambre du bas oùil y a un bon lit. Et j’ai envoyé chercher un chirurgien.

– C’est bon ! Va-t’en !… »

Le valet disparut. L’Arétin sauta à bas de son lit et s’habillapromptement, tout en continuant d’ailleurs à grommeler :

« Qui diable peut encore avoir eu cette idée de venirmourir chez moi ! J’enrage de voir que ma maison devient unrefuge de moribonds… Et pourtant, il faudrait être Turc pour ne pasentrebâiller sa porte à qui pleure !… Allonsvoir !… »

Il se hâta de descendre dans la chambre du bas où avait étédéposé le blessé sur un lit.

Le moribond venait de perdre connaissance.

L’Arétin s’approcha et le reconnut aussitôt.

« Dandolo ! murmura-t-il. Dandolo à qui j’ai vendu leportrait de Roland Candiano ! »

Et ces deux noms combinant une association d’idées, PierreArétin tressaillit.

« Hum ! fit-il. Il me semble bien que celui qui adonné ce rude coup pourrait s’appeler… »

À ce moment, le blessé rouvrit les yeux et son regard se fixasur l’Arétin.

« Courage, monsieur, dit le poète, courage ! Unchirurgien va venir… Vous serez sauvé, sur ma parole… bien que jerisque de m’attirer certaines colères… »

Le blessé fit un signe. L’Arétin se pencha.

« Que désirez-vous ?… Pouvez-vous parler ?…

– Le chirurgien ! fit Dandolo avec effort.

– Il va venir… il vous sauvera… courage !…

– Non !… je vais… mourir… »

L’Arétin allait renouveler ses encouragements lorsque la portes’ouvrit, et le chirurgien entra. Il s’approcha aussitôt du blessé,et vit que le poignard était resté dans la plaie. Il en examina laposition sans le toucher, et se releva.

Dandolo fixait sur lui un regard calme et désespéré.

« Je sais… que je suis perdu… murmura-t-il. Dites-moiseulement quand… je dois mourir…

– Prenez confiance, dit évasivement le chirurgien.

– Parlez… je le veux… Je ne crains pas… la mort…

– Eh bien, dit le chirurgien… quand on retirera le poignardde la plaie, il est possible que vous ayez alors à redouter… maisce n’est pas sûr… Prenez courage !…

– J’ai compris, fit Dandolo. Pouvez-vous me donner uncordial… pour me… permettre de parler ?

– Facilement », dit le chirurgien avecempressement.

Et il se hâta de fouiller dans une petite boîte qu’il avaitapportée avec lui. Il y prit un flacon et en versa tout le contenudans la bouche de Dandolo.

Un peu de sang vint mousser aux bords de la blessure, autour dela lame profondément enfoncée ; mais en même temps, les joueslivides du blessé reprirent un peu de couleur.

« Je me sens mieux, dit-il… Merci… vous pouvez vousretirer… je n’oublie pas ce que vous m’avez dit… »

L’Arétin accompagna le chirurgien jusqu’à l’antichambre.

« Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.

– Cet homme mourra dans une heure ; il mourrait toutde suite si on enlevait la dague… »

L’Arétin fit une grimace de commisération et s’empressa derevenir auprès du blessé.

« Tout va bien, dit-il, le chirurgien a bon espoir…

– Il ne s’agit pas de cela, dit Dandolo avec une certainefermeté dans la voix. Répondez-moi vite et franchement. Dans unedemi-heure peut-être sera-t-il trop tard…

– Parlez, et soyez tranquille sur ma franchise. Je nevoudrais pas mentir à…

– À un mourant… Bien… Vous m’avez dit l’autre jour queRoland Candiano était de vos amis ?

– C’est-à-dire… écoutez… je me suis peut-être un peuvanté. »

Les yeux de Dandolo se remplirent de désespoir.

« Ainsi, dit-il, vous ne pourriez lui remettre une missivesecrète… je ne pourrais vous confier une chose qui le touche deprès ?

– Pardon ! fit vivement Pierre. Au contraire, pour cessortes de choses, je suis plus que personne en situation de vousaider. Je puis voir Candiano. Il vient ici. Je puis tout entendresur lui. Car je suis plus que son ami… Je suis son obligé.

– Ainsi donc, vous pourriez lui remettre unelettre ?

– Je m’en charge.

– Et cette lettre, vous consentiriez à l’écrire sous madictée ?

– Très volontiers.

– Et vous me jurez d’oublier ensuite ce que vous aurezécrit ?

– Je le jure de tout mon cœur. Soyez sans nulle crainte surtous ces points. Si j’ai un peu menti en disant que Candiano étaitde mes amis, je puis du moins vous assurer que je lui suis dévoué.Dictez donc, mon cher seigneur, dictez sans crainte… Et enfin, pourvous ôter un dernier souci de la tête, ne dictez que le strictnécessaire, je me charge de transcrire ensuite votre lettre avecles ornements poétiques nécessaires… Je suis habitué à cesbesognes », ajouta l’Arétin non sans fierté.

En même temps, il avait approché une table du lit, placé uneécritoire et du papier sur cette table ; puis il s’était assisen saisissant une plume. Dandolo avait suivi ces préparatifs d’unœil d’angoisse et d’impatience mortelle.

« Écrivez », dit-il.

Et il dicta :

« Roland,

« Je vais mourir. Frappé à mort, rien ne peut me sauver.C’est donc la parole d’outre-tombe qui va vous parvenir.Considérez-la comme une vérité sacrée.

« Roland, j’ai été lâche. Une faiblesse me fit commettre uncrime. De ce crime, vous avez souffert.

« Et s’il ne s’agissait que de vous, peut-être meconsolerais-je…

« Car je ne saurais oublier que votre père le doge melaissa végéter dans la pauvreté, à l’écart du gouvernement de larépublique, moi le fils des Dandolo… Mais il y a quelqu’un au mondequi souffre aussi, plus que vous, peut-être.

« C’est ma fille. Elle souffre injustement.

« Elle est punie d’une faute qu’elle n’a pas commise.

« Voici les faits exacts, Roland, exacts je le jure sur monsang qui coule, je le jure sur la mort… »

Dandolo s’arrêta un instant, respirant avec difficulté.

« Est-ce que vous ne pensez pas, dit l’Arétin, que toutcela est un peu sec et précipité, et que je devrais orner la nuditéde ces phrases de quelques littéraires épithètes ?… L’Art,monsieur, l’Art !… L’Art a des droitsimprescriptibles… »

Le bon cuistre brandissait sa plume.

« Je vous supplie de ne pas changer un mot à tout cela…Monsieur, êtes-vous homme d’honneur ?

– Certes, mais l’Art… Ah ! l’Art… Enfin, je vouspromets de respecter ces proses, bien qu’elles me semblent sècheset pauvres… »

Dandolo fit un signe de remerciement et continua :

« Ma fille, Roland, est digne de vous. Son grand cœur,héritier futur de nos aïeux, a accepté un terrible sacrifice…Écoutez…

« Vous étiez dans les cachots. Altieri me menaça de laruine complète, de la mort des suspects si je ne lui obéissais.

« Je fus lâche… J’obéis. Sur son ordre, je dis à Léonoreque vous aviez fui, l’abandonnant, renonçant à son amour.

« Ensuite, je lui dis que vous étiez mort. Enfin, je luidis que seul son mariage avec Altieri pouvait me sauver, moi, sonpère…

« Léonore consentit à porter le nom d’Altieri.

« Elle consentit cet abominable sacrifice qui lui brisaitle cœur…

« Mais elle ne consentit que cela !…

« Me comprenez-vous, Roland ?… M’entendez-vous ?…Avez-vous foi dans la parole d’outre-tombe qui monte jusqu’àvous ?…

« Léonore porte le nom d’Altieri…

« Et jamais Léonore n’a été la femme d’Altieri…

« Vous croyant mort, elle vous a voué le deuil éternel desveuves antiques qui demeuraient fidèles à leur époux, par-delà letombeau…

« Et lorsqu’elle a su que vous étiez vivant, cetteconstante fidélité du cœur le plus tendre, de l’âme la plus purevous est demeurée acquise… Voilà ce que je voulais vous dire…

« Je meurs… je ne puis vous dire la vie infernale queLéonore a consenti à vivre près d’Altieri pour vous demeurerfidèle. Fidèle ! constante ! Toute la vie de cette fillese condense dans ce mot.

« Serez-vous unis un jour ?… Je l’ignore…

« Je ne le crois pas… Les événements qui se préparent mesemblent d’un triste présage pour ma fille.

« Je crois donc que vous êtes à jamais séparés… Mais, deloin, Roland, n’ayez plus une pensée mauvaise pour cette enfant…Vénérez-la. Admirez-la… C’est une victime, une martyre… victime desa constance et de ma lâcheté, martyre par la fidélité…

« Adieu, Roland… Adieu, Léonore… Adieu, vous que jadis onappelait les Amants de Venise…

« Je meurs en signant…

« Donnez-moi la plume », dit Dandolo d’une voixferme…

L’Arétin plaça le papier devant le blessé, et lui mit la plumedans la main. Dandolo signa.

Puis, d’un geste lent, apaisé, comme si cette confession suprêmelui eût rendu enfin la paix du cœur si longtemps cherchée, ilarracha le poignard de la plaie et, l’instant d’après, ilexpira…

L’Arétin ne vit rien de cette fin suprêmement poignante dans sasilencieuse et tragique simplicité.

Comme la comédie côtoie toujours le drame dans la vie, comme uneironique divinité semble avoir décrété que la mort elle-même doittoujours s’environner de gestes grotesques, l’Arétin avait saisi lalettre qu’il venait d’écrire, aussitôt que Dandolo l’eutsignée.

Sans plus faire attention au blessé, il se mit à relire à voixbasse, en s’approchant du flambeau qui était sur la table. Avecforce grimaces désapprobatives, il grommelait des mots sans suite.Puis il reprenait sa lecture ininterrompue. Finalement, il eut unhaussement d’épaules et murmura :

« Enfin ! on ne peut exiger de cet homme ce qu’on eûtpu exiger d’un artiste… de moi par exemple. Il ignore l’Art, lemalheureux. »

Il prononçait « l’Art » en mettant un accentcirconflexe sur l’A, en levant les yeux au ciel.

Au fond, il n’y croyait guère.

Mais il avait pris cette habitude une bonne fois, afin qu’àforce de l’entendre parler de grand art on pût dire autour delui :

« Quel artiste !… »

En cela, il ne se trompait pas : on le disait eneffet !

Et c’était macabre, fantastique, cet homme que dominait le soucidu cabotinage, tandis que l’autre mourait…

Ayant fini ses remarques, observations, critiques et haussementsd’épaules, l’Arétin se tourna vers Dandolo et dit, persuadé que leblessé avait suivi toute cette mimique avec admiration :

« Monsieur, je vous ai juré de respecter votre prose ;ainsi ferais-je, mais vraiment… tiens… il est mort… »

Avec une certaine terreur et une pitié plus sincère qu’il n’eûtvoulu – car cela fait encore partie du grand art, que de ne pas selaisser émouvoir par les spectacles simples et forts – il considérale cadavre.

Dandolo tenait dans sa main crispée le poignard qu’il venaitd’arracher de la plaie. Son visage, si tourmenté alors qu’ilvivait, avait pris une sorte de sérénité reposée.

Et quelque chose comme un sourire se jouait sur ses lèvres.Ayant payé son tribut à cette rêverie spéciale qui s’empare del’esprit de tout être vivant devant la mort, l’Arétin murmura avechumeur :

« Me voilà encore avec un cadavre sur les bras !… Quevais-je en faire ?… Pourvu que je ne sois pas obligé derecommencer le voyage que j’ai fait avec la pauvre Bianca !…Pour mille écus… hum ! pour mille écus, peut-être jerecommencerais… mais pas pour moins !… Je frémis encore quandj’y songe ! Cette nuit passée à enfoncer des clous noirs surun cercueil pour tracer une inscription… Heureusement, Perinam’aidait. Brave petite Perina !… Or çà, voyons si le défuntn’avait pas sur lui quelque recommandation suprême… »

Il s’approcha, défit le pourpoint, et, dans une pocheintérieure, trouva en effet un papier qu’il ouvrit vivement.

Ce papier contenait ces lignes :

« Moi, Dandolo, j’entreprends ce jourd’hui un voyage horsde Venise. Je sais que j’ai des ennemis nombreux et acharnés.

« Il est donc possible qu’un malheur arrive en route.

« Si cela est, si je suis tué, au nom des sentimentshumains les plus sacrés, je supplie celui qui trouvera mon cadavrede se conformer à ma volonté dernière qui est :

« 1° Que ma mort soit annoncée avec tous les ménagementspossibles à ma fille Léonore qui demeure à Venise au palais de sonépoux, le capitaine général Altieri.

« 2° Que mon corps soit ramené à Venise et placé avec unepompe décente dans le tombeau des Dandolo, mes pères…

« 3° Que l’on se rende à Milan, via degli Bastori,dans l’avant-dernière maison à gauche en allant vers le Campo Santode la ville. On descendra dans les caves. On creusera dans l’anglenord de la dernière cave, et on trouvera un coffre contenant…

« Hein ! tonna l’Arétin. Je lis mal ! J’ai laberlue ! Voyons, voyons… soyons calme. »

Il se rapprocha du flambeau. Le papier tremblait dans sesmains.

Il passa ses mains sur ses yeux et, alors, reprit salecture : « … un coffre contenant cinquante milleécus de six livres (cinquante mille écus ! oui, oui !c’est écrit !)… dix mille ducats d’or… (oh ! je deviensfou !) et enfin des pierreries et des bijoux pour une valeurd’environ vingt-cinq mille écus…

L’Arétin faillit s’évanouir et poussa un grand cri.

Des valets accoururent. Il bondit, furieux :

« Que voulez-vous, ivrognes, voleurs,coquins ? »

Il y eut une fuite de valets.

L’Arétin ferma soigneusement la porte, et revint s’asseoir prèsdu cadavre dont le visage s’était immobilisé dans un pâlesourire.

« Oh ! fit-il d’une voix sourde, j’ai bien lu !Je lis bien ! Je ne rêve pas ! On a bien apporté iciDandolo blessé ! Il est bien mort sous mes yeux ! C’estbien moi qui ai défait les aiguillettes de ce pourpoint ! Etc’est bien une lettre, un papier que je tiens dans ma main !Une fortune !… Une fortune complète ! Plus de vers !Plus d’Art ! Plus d’éloges ! Plus de critique ! Lavie assurée, large et princière !… Oh ! revoyons…relisons… ne nous trompons pas… il y a bien vingt-cinq mille écusde bijoux… dix mille ducats d’or… cinquante mille écus de sixlivres… et tout cela se trouve bien… à Milan… via degliBastori, l’avant-dernière maison à gauche… en allant vers leCampo Santo !. Par le ventre de ma mère, morte de misère àl’hôpital d’Arezzo !… Riche ! riche ! Je suisriche !… Patriciens, cardinaux, scribes, poètes, artistes,tous, tous, saluez Pierre l’Arétin, qui vient enfin de trouver lechef-d’œuvre que le monde a toujours honoré, que tout le mondehonore, que tout le monde honorera dans les siècles des siècles… larichesse !… »

Il se mit à se promener à grands pas, froissant convulsivementle papier, murmurant avec fièvre :

« J’épouserai Perina, et de ce chef Roland Candiano m’apromis trente mille écus de trois livres… J’ai environ dix-huitmille écus dans mes coffres… Comptons bien… au total, me voilàpossesseur de près de huit cent mille livres… Je me retire de moncommerce… Je vis en grand seigneur, tantôt à Venise, tantôt à Milanou à Florence, tantôt à Parme ou à Modène, pas à Rome… le pape meferait assassiner pour hériter de moi… et, à mon tour, je paie despoètes, de pauvres Arétins pour chanter ma gloire, ma magnificence,ma vertu, mon courage, mon génie, tout ce que je voudrai !ah !… »

Un peu calmé, il déplia le papier qu’il avait froissé.

« Voyons s’il n’y a pas autre chose »,murmura-t-il.

Brusquement, il pâlit et bégaya :

« Diavolo ! diavolo ! »

Et il ajouta :

« Si je ne lisais pas la fin ?… Voyons ! quim’oblige à lire la fin ?… Ce papier ne peut-il être tombé aufeu juste au moment où j’allais lire la fin ?… Quediable ! Non, non, je n’ai pas lu, je ne veux pas lire lafin !… »

Malheureusement, il l’avait bien lue, cette fois !

Et il avait beau fermer les yeux, elle flamboyait dans sonesprit :

Or, voici ce qu’elle disait cette fin :

« … Que si ce papier tombe dans les mains d’un patricien,d’un poète, d’un artiste, enfin d’un homme de cœur, je ne lui feraipas l’injure de lui offrir une récompense…

« Que si mon corps est trouvé par un voleur, je croisnéanmoins avec fermeté qu’il respectera les dernières volontés d’unmort et qu’il se contentera de quatre mille écus pour sa part…

« Que si, enfin, mon corps est trouvé par un pauvre, jel’autorise à distraire des sommes sus-indiquées cinq cents ducatsd’or pour le payer de sa peine… Quel que soit l’homme qui lira ceslignes, volonté suprême d’un mourant, je le conjure de faire deuxparts égales de ce qu’il trouvera dans le coffre de Milan.

« Une pour Roland Candiano que l’on retrouvera à Venise, ouaux gorges de la Piave, non loin du village de Nervesa.

« L’autre pour ma fille Léonore, épouse d’Altieri,capitaine général de Venise.

« Et je signe… »

Suivait la signature près de laquelle Dandolo avait apposé sonsceau et qu’il accompagnait de son titre d’ancien grand inquisiteurde la république.

L’Arétin jeta un regard d’inexprimable reproche sur lecadavre.

« Pourquoi m’avoir donné cette joie ! »murmura-t-il.

Et il reprit sa promenade, mais, cette fois, lente et les yeuxbaissés.

« Voyons, réfléchit-il, je ne puis pas décemment meconsidérer comme un voleur ; par conséquent la part des quatremille écus n’est pas pour moi… Je suis forcé d’avouer que je suisdans la catégorie des poètes, c’est-à-dire à qui on ne fait pasl’injure d’offrir des récompenses… »

Il ajouta amèrement :

« L’injure ! L’injure ! Je l’eusse acceptée, moi,l’injure ! »

Et tout à coup, se frappant le front :

« Mais, per Bacco ! Je puis bien me mettredans la catégorie des pauvres !… Pauvre, je le suis ! Quil’est plus que moi ?… Voyons… relisons… combien laisse-t-il àcelui qui serait pauvre ?… Deux mille ducats d’or, jecrois ?… Non… non, hélas ! c’est cinq cents ducats… Siseulement c’étaient des doubles ducats !… Arétin, pauvreArétin, combien pauvre, il faudra te contenter de cinq centsducats… Un beau denier, certes ! À ce prix, je voudrais bientous les jours qu’il me pleuve des cadavres à lamaison ?… »

Un peu consolé, l’Arétin sortit de la chambre du mort, aprèsavoir soigneusement plié et caché dans son pourpoint les deuxpapiers.

Alors, il regagna sa chambre, appela les Arétines à grands criset, tout geignant, se fit faire de la tisane, et comme Perina luidemandait quel était son mal…

« Un grand mal, ma fille, répondit-il. J’ai failli devenirriche !… »

Ayant bu sa tisane calmante, maître Arétin renvoya tout lemonde, non sans pousser force gémissements, et, une fois dans sonlit, il récapitula ce qu’il avait à faire.

D’abord prévenir la signora Altieri du malheur qui lafrappait.

Ensuite, s’occuper des funérailles de Dandolo, si toutefois lecapitaine général lui laissait ce soin. Puis se rendre à Milan eten rapporter le fameux coffre en n’en distrayant, hélas ! quecinq cents pauvres ducats – une petite fortune.

Et enfin, remettre à Roland la lettre dictée par Dandolo.

Il ne nous paraît pas inutile de corroborer d’un mot uneréflexion que le lecteur a dû faire certainement.

L’Arétin ne songea pas un instant à garder pour lui la fortuneentière de Dandolo. L’idée ne lui en vint même pas. Sansdiscussion, il accepta de se conformer aux vœux du mort.

Cela est à la louange du poète tant honni et conspué.

La peur des morts, la croyance qu’ils venaient se venger desvivants était pour beaucoup dans la probité de maître Arétin.

C’est ce qu’il exprima, au moment de s’endormir, enmurmurant :

« Diable ! Je lui obéirai de point en point… je n’aipas envie qu’il vienne me tirer par les pieds… »

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