Les Amants de Venise

Chapitre 26JETTATURA

Les événements que nous allons maintenant raconter se condensentdans la seule journée du 1er février.

Lorsqu’il veut étudier un corps, gaz, liquide ou solide, lesavant est obligé d’en faire l’analyse, c’est-à-dire de séparer leséléments combinés qui constituent ce corps, de les étudier l’unaprès l’autre.

Après quoi, il peut faire la synthèse, c’est-à-dire lareconstitution exacte du corps avec des éléments connus.

Qu’on nous passe cette comparaison, mais elle nous paraît assezjuste. Un événement dramatique, pour être compris, doit être étudiédans ses divers éléments.

Nous serons donc obligé de prendre l’un après l’autre lesépisodes qui concoururent, qui aboutirent tous fatalement à cettejournée du 1er février, bien que venus de sourcesdifférentes.

Nous ferons l’analyse et le lecteur fera lasynthèse.

Donc, ce matin du 1er février, vers cinq heures, lechef de police Guido Gennaro était encore debout.

Il avait passé la nuit en conciliabules avec ses principauxagents.

Ayant dormi deux heures dans un fauteuil, il venait de déjeunersobrement, mais en arrosant son repas d’une bouteille de vieux vinpour prendre des forces.

Après quoi, il ouvrit sa fenêtre et regarda au-dehors.

Tout était silencieux, grave et calme dans Venise endormie.

Les étoiles brillaient encore dans un ciel d’un bleu sombre, et,à l’horizon, par-delà les flèches, les aiguilles, les dômes, lesarchitectures byzantines, la lune en son dernier croissantdescendait lentement.

Ce silence, ce calme étaient saisissants.

Mais ce n’est pas à cela que songeait Guido Gennaro.

« La matinée est fraîche, murmura-t-il en refermant safenêtre, mais tout à l’heure, il fera chaud… Tout dort dans Venise.Dans quelques heures, le réveil sera terrible. »

Alors, il passa dans ce qu’on pourrait appeler son cabinet detoilette, et qui était chez lui une pièce d’une extrêmeimportance.

Des costumes de toute nature s’y trouvaient soigneusementcatalogués, des perruques, des barbes, des cosmétiques, enfin toutce qui est nécessaire à un bon comédien et à un bon policier.

Gennaro apportait toujours un grand soin à s’habiller. Sonorgueil était de se déguiser assez bien pour que ses fidèles mêmene pussent le reconnaître.

Mais ce matin-là, ce fut plus que des soins qu’il apporta à satoilette.

Il procéda en véritable artiste.

Si bien que lorsqu’il fut habillé, il ne put retenir un petitrire d’admiration.

Le fait est qu’il ne se reconnaissait pas lui-même.

Il avait adopté le costume des huissiers du palais ducal, afinque, sans être remarqué, il pût se tenir constamment près dudoge.

Et il s’était fait la tête d’un vieil huissier solennel, guindé,très fier de ses fonctions.

« Holà ! monseigneur, fit-il avec un souriresardonique, je vous présente le plus fidèle, le plus indispensable,le plus intelligent, le plus huissier des huissiers de votrepalais. »

Ayant dit, le chef de police quitta sa maison par une portebasse qui ne servait qu’à lui.

Quelques minutes plus tard, il arrivait aux abords du palaisducal devant lequel, déjà, une compagnie de hallebardiers suissesavait pris position.

Gennaro franchit non sans peine la ligne des soldats, entra aupalais, et grâce au mot de passe que le doge lui avait donné, futaussitôt introduit dans le cabinet de Foscari.

Ce mot était, on ne l’a peut-être pas oublié : pont dessoupirs.

Le cabinet était désert.

« Or çà, grommela-t-il, récapitulons un peu nos petitesaffaires. Il me semble qu’elles ne sont pas en trop mauvais état…C’est aujourd’hui le grand jour, Gennaro… La traditionnelle etauguste cérémonie va s’accomplir !… Mariage du doge et del’Adriatique… Seulement, qui sera doge ce soir ?…Altieri ? Foscari ? Candiano ? Quel que soit letriomphateur, je triomphe, moi !… Si je considère Foscari, jevois que je lui suis indispensable, et d’ailleurs il a formellementpromis… Le premier acte qu’il signera en rentrant au palais, c’estma nomination de grand inquisiteur… Bon… Voyons Altieri,maintenant. Je lui ai rendu un immense service en le prévenant queCandiano était seul dans la maison d’Olivolo… Il n’a pas réussi,tant pis… mais le service n’en est pas moins rendu. En outre, ilest démontré dans l’esprit d’Altieri que je connaissais laconspiration. Au besoin, je lui en donnerais des preuvesindéniables. Or, je ne l’ai pas dénoncé puisque les choses ontsuivi leur cours. Donc, je lui étais secrètement dévoué. Et à cedévouement qui a seul assuré la réussite de son entreprise, il fautune haute récompense : la charge de grand inquisiteur. De cecôté-là tout va bien, bene, benissime. Reste Candiano. Jel’ai mis au courant de ce que faisait Foscari, et de ce quepréparait Altieri. En outre, je me suis constamment refusé àl’arrêter alors que c’était mon devoir. De ce côté aussi, mondévouement est clair et irréfutable. Il est vrai que Candiano parlede supprimer la charge de grand inquisiteur… mais la chose n’estpas faite, et je saurai lui prouver par quelque bon petitguet-apens dont je le tirerai à temps qu’un grand inquisiteur estnécessaire à Venise… Le résumé de tout cela, c’est que je vois fortembrouillées les affaires des trois ennemis qui vont batailleraujourd’hui, tandis que les miennes sont resplendissantes. Parmieux, deux au moins succomberont, et quelque soit le troisièmelarron, il faut qu’il partage avec moi. N’est-ce pas le comble del’art ?… Ah ! Gennaro, si le Ciel était juste, si leshommes n’étaient pas aveugles, ton génie serait… »

Le chef de police fut interrompu dans ces riantes réflexions parl’entrée soudaine de Foscari.

Il ne le reconnut pas d’abord.

« Pourquoi ce déguisement ? demanda-t-il lorsqu’il futcertain que cet huissier grisonnant et correct n’était autre que lechef de police.

– Monseigneur, dit Gennaro, j’ai fait dire à Altieri que jem’absentais de Venise. Il ne faut donc pas qu’il me reconnaisse.Sous ce costume, je pourrai me tenir constamment près de VotreExcellence, et le capitaine général n’aura garde de suspecter lebrave huissier qui marchera sur vos talons.

– Mais pourquoi Altieri est-il prévenu que vous quittezVenise ?

– Votre Excellence ne comprend pas ? Les conjurés,jusqu’à la dernière minute, pouvaient se défier de moi et changerleur dispositif de bataille. Moi absent, ils sontrassurés… »

Foscari admira.

Le doge paraissait d’ailleurs de bonne humeur.

Ses hésitations avaient disparu. Ses craintes semblaient s’êtreévanouies. La bataille proche lui rendait toute son énergie.

Foscari était l’homme des coups d’audace et des entreprisespérilleuses, lui qui avait arrêté un évêque de Venise sur l’autelmême de Saint-Marc, lui qui avait arrêté Candiano en pleine fête,dans son propre palais.

Bataille !… La situation était claire, au moins.

Depuis longtemps, il vivait dans la continuelle terreur d’undanger inconnu.

Par où allait-on le frapper ? Et qui devaitfrapper ?

L’incertitude l’avait assombri.

Le danger connu, précisé, avec des noms, des dates, descirconstances, n’était plus un danger.

Foscari était sûr du triomphe.

Dans cette sérénité, pourtant, il y avait un point noir.

« Toujours pas de nouvelles de Roland Candiano ?demanda-t-il.

– Aucune, Excellence.

– Donc, il n’est pas à Venise ?

– Je puis vous affirmer qu’il n’y était pas encore hier,dit Gennaro sans mentir – on verra pourquoi.

– Donc, reprit le doge, il ne sera pas là… tout àl’heure ?

– Sur ce point, monseigneur, je me contenterai deprobabilités et d’hypothèses.

– Voyons…

– Vous savez avec quelle rapidité cet homme se déplace. Onle croit à Venise, il est à Rome, qui tue Imperia. On le croit àRome, il est aux gorges de la Piave, où il se livre à des besognessuspectes… Nous le croyons aux gorges… il sera peut-être au Lidodans une heure.

– Et que viendra-t-il y faire ? s’écria le doge.

– Votre Excellence remarquera qu’il s’agit seulementd’hypothèses. L’hypothèse, c’est mon fort. Eh bien, je suppose… Jedis : je suppose… que Candiano a été prévenu de ce qui seprépare.

– Par qui l’aurait-il été ?

– Est-ce qu’on sait ! Ce ne sont là que dessuppositions. Mais enfin, s’il est prévenu, il est certain qu’ilvoudra être là. De cette façon, acheva mentalement Gennaro, lorsqueFoscari apercevra Candiano, s’il le voit… eh bien, je n’en auraique plus de mérite !…

– Et quelles seraient ses intentions, reprit le doge qui,comme on le voit, même en cette matinée où sa couronne et sa vieétaient en jeu, se préoccupait plus encore de Candiano que de laconjuration.

– Ses intentions ?… Encore des hypothèses, ou plutôtdes probabilités, cette fois. Candiano déteste Altieri ; il lehait d’une haine mortelle. Il me semble que son intérêt serait defaire échouer le capitaine général… en sorte que bon gré mal gré,il serait aujourd’hui votre auxiliaire…

– Oui, fit le doge rêveur, pour n’avoir ensuite qu’unennemi à combattre… cela me paraît évident.

– Juste, monseigneur, très juste !… Mais tout celan’existe qu’au cas où Candiano sait ce qui doit se passeraujourd’hui, et ce cas n’est qu’une hypothèse…

– Nous verrons bien », dit Foscari en reprenant cetair de sérénité digne et calme, dont il s’était fait comme unmasque.

Ce jour-là, pourtant, cette sérénité était réelle.

« Toutes vos dispositions sont prises ?

– Oui, monseigneur. Sur vos ordres, la place Saint-Marc estdéjà occupée par les Suisses. Mes agents et mes espions sont à leurposte, disséminés le long de la route que suivra le cortège. Au furet à mesure que vous avancerez, ils se placeront autour de vous, ensorte qu’en arrivant au quai tout ce qu’il y a de sbires dansVenise sera concentré sous mes ordres. Chacun d’eux porte unpoignard et cachera un pistolet tout chargé. Avec les Suisses,c’est une force de mille hommes à toute épreuve…

– Très bien, Gennaro… très bien combiné…

– Je crois en effet que la jonction successive de mesagents au cortège est une heureuse trouvaille en ce sens que, parce moyen, je protège l’itinéraire et je finis par avoir tout monmonde sous la main. Ce n’est pas tout, monseigneur. Depuis troisjours, nous avons distribué pas mal d’écus dans le peuple, et ilfaut compter qu’au moins un écu sur trois sera une voix pour crieren votre honneur…

– Très bien, Gennaro, très bien…

– Enfin, reprit le chef de police en s’inclinantmodestement, j’ai disposé d’une compagnie partagée en un certainnombre de postes de quarante hommes. Ces postes, à partir de dixheures, occuperont tout à coup les points importants de Venise.Puis, à un signal que je donnerai et qui partira du clocher deSaint-Marc, tous les postes détacheront une troupe de vingt hommes.Ces diverses troupes se mettront en marche à la même minute, encriant en votre honneur, en bousculant la populace si elle s’émeut,et convergeront vers le palais ducal où elles arriveront en mêmetemps que Votre Excellence.

– Très bien, Gennaro, très bien…

– Quant à ce qui doit se passer sur le quai du Lido, il estconvenu qu’une barque d’importance, dorée et pavoisée, doit vousprendre pour vous conduire au vaisseau amiral où M. lecoadjuteur de l’évêque absent doit dire la messe. Levaisseau amiral se trouvera à cinq ou six encablures du quai. Lesdeux compagnies d’Altieri s’y embarquent en ce moment. Et voussavez que là est le nœud de la conjuration : une fois à bord,vous êtes prisonnier d’Altieri… Mais, en arrivant au quai,monseigneur, au lieu d’embarquer, vous donnez le signal. Mes deuxvaisseaux découvrent leurs canons qu’ils braquent sur l’amiral. Aumême instant, les principaux conjurés qui n’ont cessé de vousentourer tombent mortellement frappés par mes hommes. Le reste serend, vous déclarez que la cérémonie est remise, et vous reprenezaussitôt le chemin du palais ducal tandis que le tocsin sonne àtoute volée et que le peuple vous acclame.

– Très bien, Gennaro, admirable…

– Monseigneur, mon devoir est d’avoir de l’intelligencelorsqu’il en faut… À vous le courage et la présenced’esprit… »

Foscari ne releva pas ces mots qui étaient un conseil et qui,par conséquent, semblaient mettre en doute ce courage dont Foscariétait justement si fier.

« Attendez-moi ici, dit le doge, je vais me fairehabiller. »

Foscari devait en effet revêtir le costume de grande cérémonieet poser sur sa tête la couronne ducale.

Le palais, à ce moment, était en rumeur.

Les grands dignitaires civils et ecclésiastiques, les officiers,les membres du Conseil des Dix, du tribunal secret, tous lesfonctionnaires d’État se trouvaient rassemblés, et déjà le grandmaître des cérémonies assignait à chacun la place qu’il devaitoccuper dans le cortège.

Altieri était là, lui aussi.

Il était l’un des rares qui, dans cette foule aux visagesinquiets, eût conservé tout son sang-froid.

Altieri jouait en désespéré sa dernière carte.

Et cela lui donnait la même intrépidité qu’à Foscari.

Il faisait maintenant tout à fait jour.

Conjurés et amis du doge s’étudiaient, s’examinaient du coin del’œil tout en causant de choses indifférentes.

Il se faisait de brusques silences, pareils à ces inquiétantssilences de la nature au moment où l’orage va éclater.

Puis, soudain, les conversations reprenaient, plus vives, plusfiévreuses, avec des rires qui décelaient des angoisses.

Et c’était le même aspect de foule qu’au soir des fiançailles deLéonore et de Roland.

Sous les mêmes étincelants costumes brillaient les mêmescuirasses entrevues ; sous les soies aux couleurs vives, lesmêmes cottes de mailles ; sous le même air de fête, les mêmessourdes menaces.

Seulement, au-dehors, le peuple se taisait.

Mais ce silence ajoutait encore à l’angoisse générale.

Soudain, une grande porte, celle qui menait à la salle duconseil, s’ouvrit.

C’est par cette porte même que Roland Candiano avait disparujadis en jetant à Léonore un dernier sourire confiant.

Le doge Foscari apparut, en grand costume, couronne en tête,manteau ducal sur les épaules, et au côté la lourde épée à lapoignée si étincelante de pierreries qu’on l’eût dite taillée dansun seul diamant.

Deux valets de cérémonie portaient la queue de l’immensemanteau.

Le maître des cérémonies marchait en tête.

Derrière lui, six huissiers.

Et immédiatement derrière Foscari, six autres huissiers. Lesdignitaires de la maison du doge, encadrés eux-mêmes d’huissiers,venaient ensuite.

Et enfin, quarante hallebardiers gigantesques fermaient lamarche.

Ce fut dans cet ordre que ce groupe entra dans l’immense salledes Doges, sous le regard des anciens doges de Venise fixés dansleurs cadres, sous les mille regards aussi des dignitaires,patriciens, fonctionnaires et officiers réunis.

Foscari s’avança d’un pas majestueux.

Aussitôt douze hérauts sonnèrent une courte fanfare.

L’entrée de Foscari ainsi encadré de costumes d’une richesseinouïe, la main rudement appuyée à la garde de son épée, la têtehaute, les yeux étincelants, produisit un effet indescriptible.

Les amis du doge poussèrent d’enthousiastes acclamations.

Les conjurés se turent.

Mais Altieri, d’une voix forte, cria :

« Vive le doge ! »

Et la masse des conjurés comprenant que leur chef évitait ainside donner une marque de sympathie à Foscari, tout en feignant del’acclamer, poussèrent un immense cri de : Vive ledoge !…

Foscari comprit.

Car les yeux de tous ces hommes qui criaient ainsi étaienttournés vers le capitaine général.

Les hérauts sonnèrent encore, le coude levé, la trompettehaute.

Puis le maître des cérémonies fit un geste solennel, et un lourdsilence plana sur cette assemblée.

Les membres du Conseil des Dix s’avancèrent alors vers le dogeet le saluèrent.

« Salut à vous, répondit Foscari, gardiens vigilants de noslois, vous, espoir des fidèles, terreur des traîtres… »

Il avait prononcé ces mots d’une voix si vibrante qu’Altieri,qui s’avançait à son tour, eut une hésitation et pâlit légèrement,tandis que, dans le groupe compact des conjurés, les mainscherchaient la garde des poignards.

Peu s’en fallut que la collision n’éclatât dès ce moment.

Mais déjà Altieri, se remettant, parlait à voix haute etdistincte.

« Mes officiers et moi, disait-il, nous sommes heureuxd’assister Votre Magnanime Excellence dans la belle cérémonie quise prépare…

– La cérémonie, dit Foscari, sera aussi belle qu’on pouvaitla souhaiter puisque vous en serez. Je vous remercie, monsieur lecapitaine général, vous et vos officiers… »

Les membres du clergé se présentant aussitôt firent oublier uninstant ce que les paroles échangées pouvaient avoir desous-entendus menaçants.

Après le clergé, les différentes institutions d’État,représentées par leurs membres les plus éminents, saluèrent tour àtour Foscari.

À mesure que ces formalités s’accomplissaient, le maître descérémonies composait le cortège et plaçait chacun à son rang.

Mais pour Altieri, il y eut une exception. Le doge indiquaformellement sa volonté de l’avoir près de lui.

Au moment où ces préparatifs se terminaient, les cloches deSaint-Marc se mirent à sonner à toute volée.

C’était le signal du départ.

Au-dehors, on entendait la confuse rumeur d’une foule qui seplace pour voir un spectacle.

Alors le cortège s’ébranla et descendit l’escalier desgéants.

Au moment où ils débouchèrent sur la place Saint-Marc, leshérauts vêtus de soie pourpre et galonnés d’or entonnèrent unemarche triomphale, les trois cents prêtres, vicaires, chanoines,coadjuteur en tête, attaquèrent des chants liturgiques, la fouleénorme poussa des acclamations enthousiastes et dans toute cettepompe, dans tout cet apparat théâtral, Foscari marchait d’un paspesant, la tête haute, les yeux durs, la main prête à tirerl’épée.

L’un des deux huissiers qui portaient son manteau jetait desregards inquiets tantôt sur la foule, tantôt sur Foscari, tantôtsur Altieri.

Cet huissier, c’était Guido Gennaro, le chef de police.

La moitié du trajet du palais ducal au Lido s’accomplit sansincident.

La foule criait.

Altieri échangeait des coups d’œil expressifs avec sesprincipaux lieutenants.

Foscari rayonnait.

Le peuple était pour lui. Il ne pouvait plus en douter.

Soudain, la tête du cortège fut arrêtée.

Foscari, à ce moment, se trouvait sur l’un des innombrablesponts qui coupent les canaux.

Le pont était à deux pentes.

Le doge se trouvait au sommet du pont au moment où le cortèges’arrêta.

C’est-à-dire qu’on le voyait de loin.

Et lui voyait aussi au loin.

Devant lui, en travers, c’était un quai noir de monde. Del’autre côté du quai, c’étaient deux rues étroites faisant leurjonction devant le port et formant ainsi une étroite place oùs’était entassée une foule, tandis qu’à toutes les fenêtrespavoisées de pièces d’étoffe de toutes couleurs apparaissaient desspectateurs.

« Pourquoi s’arrête-t-on ? » murmura Foscari.

Soudain, un grand silence se fit sur la petite place, dans lafoule, et sur le pont, parmi le cortège, aux costumes magnifiques,immobilisé.

Toutes les têtes, dans la foule, se découvrirent.

Foscari pâlit. Et Altieri devint livide.

Ce qui arrêtait l’étincelant cortège du doge, c’était un autrecortège qui le coupait, en vertu des droits imprescriptiblesaccordés à la mort.

C’était un convoi funèbre. Douze valets en deuil portaient àbras un lourd cercueil sur lequel étaient jetés les insignes degrand inquisiteur.

Immédiatement derrière le cercueil venait une femme toute seule.Elle était vêtue de noir.

Et un immense voile noir l’enveloppait tout entière de la têteaux pieds.

« Léonore ! » murmura sourdement Altieri.

Elle passa sans peut-être voir l’étincelant spectacle quil’entourait.

Les prêtres et les confréries, cierge en main, défilèrent…

Les voix tristes psalmodiant les chants funérairess’éloignèrent…

Et le cortège du doge se remit en route…

À ce moment, les yeux de Foscari et d’Altieri serencontrèrent.

Les deux hommes se virent également pâles, chacun d’euxparaissant se dire :

« Qui de nous deux a subi le mauvais œil de cetterencontre !… À qui de nous deux le cortège funèbre a-t-illancé la jettatura !… »

*

* *

Aujourd’hui encore, la jettatura est une chose redoutable. Sidans Venise, dans Milan, dans Rome ou dans Florence, il vousarrive, à la tombée du jour, de croiser quelque vieille femme auvisage livide, dont la tête s’encapuchonne de noir,fuyez :

C’est peut-être une jettatura.

Si, dans la campagne, au détour d’un chemin solitaire, toutbrûlé de soleil, vous apparaît un vieux berger immobile, vousregardant de loin de son œil louche, fuyez :

C’est peut-être une jettatura.

Ces rencontres sont surtout mortelles sous le coup de midi,alors que dans la campagne alourdie pèse le silence du mystère, ousous le coup de minuit, alors que seuls les stryges, les vampires,tous les êtres maléficieux sont dehors, guettant des proies…

Et lorsque vous avez fait l’une de ces rencontres, malheur àvous !

Peut-être allez-vous vous casser la jambe contre un tas decailloux inoffensif en apparence, peut-être allez-vous apprendreque votre femme se meurt ; ou bien, en rentrant chez vous,saurez-vous que votre banquier est en fuite ; ou bien quelquefièvre violente se déclarera…

En tout cas, n’hésitez pas, et faites les exorcismesnécessaires.

Puissantes encore, ces superstitions étaient alors dans touteleur vigueur.

Le cercueil de Dandolo croisant le cortège du doge, c’était pourlui un signe menaçant.

Et Altieri, de son côté, était profondément troublé.

C’étaient pourtant tous deux des hommes d’esprit vigoureux…

Mais lorsque le cortège reprit sa route un instant interrompue,tous les deux murmuraient :

« Est-ce sur moi qu’est tombée lajettatura ?… »

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