Les Amants de Venise

ÉPILOGUE: LES AMANTS DE VENISE

Léonore était demeurée à genoux dans la salle à manger del’antique maison Dandolo, en île d’Olivolo.

Lorsque le vieux Candiano fut parti avec Scalabrino, elle eut lasensation que tout était fini pour elle.

De suprêmes et mortelles pensées s’agitèrent confusément au fondde son âme, dans l’adieu qu’elle disait à toutes choses : lavie, le ciel bleu, les rêves de sa jeunesse, la vieille maison oùelle avait aimé… adieu, tout cela !

Adieu le sourire enchanteur de son amour !

Adieu, Roland !

Et ce nom résumait, formulait la synthèse de ses dernièrespensées.

Elle voulait mourir avec ce nom sur les lèvres.

Elle le prononçait avec cette ferveur et ce désespoir qui luirévélaient à elle-même la profondeur de son amour.

Peut-être fut-ce le moment de sa vie où elle eut pleineconscience de ce qu’il y avait de pur, de définitif, de sublimedans son cœur.

Toute son existence, toute sa pensée, tout le sentiment de soncœur, tout en elle prenait sa source dans son amour. Elle aimaitcomme on respire. Elle n’était que par Roland. Séparée de lui, savie devenait une anomalie.

Quelle heure effroyable et touchante elle passa alors à parler àRoland du fond de son âme, à lui dire ce qu’elle avait souffert, etquelle était sa désespérance, et qu’elle ne l’avait pas trahi, etqu’elle était toute fidélité, tout amour !…

Elle se releva enfin.

Vit-elle Gianetto et le vieux Philippe qui lasurveillaient ?

Il est probable qu’elle ne vit que son rêve suprême.

« Roland, murmura-t-elle, je t’aimais… je t’aime… adieu,Roland… »

Elle porta la main à son corsage et en tira le flacon qu’elle yavait caché.

Ses yeux que troublait déjà l’horreur instinctive de la mort sefixèrent par la fenêtre grande ouverte dans l’espace gazé de brumeslégères.

Une dernière fois, elle murmura :

« Roland !…

– Léonore !… cria de loin, du fond du jardin, une voixdélirante, une voix qui la fit palpiter, tressaillir des pieds à latête comme d’une violente secousse.

– Roland ! répéta-t-elle éperdue de mille angoisses,transportée soudain dans le domaine de l’irréalisable.

– Léonore ! » gémit Roland en apparaissant auseuil de la porte.

Pendant une minute longue comme un siècle, ils demeurèrent ainsien présence l’un de l’autre.

Aucune explication ne fut nécessaire entre eux.

Léonore comprit que Roland connaissait sa constanceimmuable.

Roland comprit qu’il était aimé comme il aimait…

Ce fut pour eux un des ces terribles instants où il semble quele cœur s’arrête, que l’âme entre dans le néant, que les forces del’être seront impuissantes à supporter l’effroyable fardeau de lajoie poussée au-delà des limites humaines.

Leurs bras se tendirent.

De leurs yeux, des larmes s’échappèrent, amères, brûlantes…

Et ce fut ainsi, les bras tendus l’un vers l’autre, vaillants,enivrés, sublimes de leur amour, ce fut ainsi qu’ils marchèrent, cefut ainsi qu’ils se rejoignirent, ce fut ainsi qu’ils échangèrentdans cette étreinte convulsive leurs âmes, leurs cœurs, leurspensées, leurs amours…

Et, comme si toute la douleur du passé se fût enfuie avec deslarmes bénies, ils se regardèrent alors et, doucement, d’un sourireinfiniment doux, d’un sourire extasié, ils se sourirent.

*

* *

Ce sourire termine cette histoire que nous venons de raconter denotre mieux.

Nous osons espérer que le lecteur y aura trouvé quelqueenseignement, et qu’il nous aura suivi sans trop de déplaisir.

*

* *

Cinq mois après les événements que nous venons de retracer, lemariage de Léonore Dandolo et de Roland Candiano fut célébré engrande pompe.

Par une pensée toute naturelle qui consistait à enchaîner leprésent au passé – au point où leur rêve de bonheur avait été sibrusquement interrompu – Roland voulut que l’union fût couronnée le6 juin, jour anniversaire de leurs fiançailles.

La veille, Roland Candiano, élu doge par le peuple le1er février précédent, fit afficher des tablettes où,selon sa promesse, il se démettait du pouvoir et conseillait aupeuple de Venise de vivre en liberté.

Hélas ! l’heure de la liberté n’avait pas sonné pourVenise.

Pendant un an ou deux, le peuple vécut libre et sans maître.Mais bientôt l’ambition, la soif de despotisme de quelques-uns, lesvices des autres devaient replonger la cité dans de nouveauxmalheurs.

Mais cela déborde le cadre de notre récit…

Disons simplement que Scalabrino, qui avait refusé obstinémentle poste de capitaine général, assista Roland et se tintconstamment à ses côtés pendant la cérémonie du mariage.

Il devait d’ailleurs le suivre dans le long voyage à traversl’Italie et le monde, que Roland Candiano voulait entreprendre.

L’Arétin composa un épithalame qu’il déclara lui-même magnifiqueet glorieux comme le soleil, de crainte que ses auditeurs nefussent pas assez empressés à le glorifier.

Guido Gennaro, un mois après la chute de Foscari, s’étaitprésenté au palais ducal et avait demandé à être réintégré dans sesfonctions de chef de police.

« Il n’y a plus de chef de police, lui aurait ditRoland ; mais je vous nomme aux fonctions de rechercher et deme signaler les infortunes des quartiers pauvres, et j’augmente vosappointements. »

C’est à cet usage, en effet, que fut employée la fortune deDandolo, bravement restituée par l’Arétin.

Gennaro accepta cette police nouvelle et y déploya des qualitésqui l’étonnèrent lui-même.

Quant à la fête qui suivit le mariage et qui fut présidée par levieux Candiano, nous n’en parlerons pas.

Disons seulement que ce fut la fête de Venise tout entière.

Et comme, le soir venu, le peuple délirant acclamait les Amantsde Venise, Léonore et Roland apparurent sur l’escalier des Géants,dans la lumière d’un embrasement du vieux palais ducal.

Et ce fut, dans la gloire des acclamations, dans la splendeurdes maisons illuminées, dans la griserie chaude des chansons quimontaient des gondoles pavoisées, dans cette impalpable poussièrede joie sublime qui s’élevait de cette foule enivrée, ce fut commeune triomphante apothéose de la Liberté, de la Constance et del’Amour.

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