Les Amants de Venise

Chapitre 20LE PÈRE ET LA FILLE

Lorsque l’Arétin et Dandolo furent sortis, Léonore demeuraquelques minutes encore immobile ; puis, lentement, sa tête setourna vers le portrait posé sur un grand fauteuil.

Entre la double retombée des lourds rideaux de brocart, passaitun rayon un peu pâle et comme attendri.

Et ce rayon s’en venait frapper en plein le portrait, tandis quele reste de la pièce demeurait dans une demi-obscuritémystérieuse.

Léonore s’avança. Et elle-même apparut en pleine lumière.

Léonore Dandolo était, à cette époque, en plein épanouissementde sa beauté, si toutefois le mot épanouissement n’éveille pasl’idée d’un développement trop paisible. Elle était grande, avecune taille flexible ; son visage, auquel on aurait pureprocher sa perfection même, si cette perfection n’eût été commeadoucie et tempérée par les attitudes de la physionomie, ce visageeût fait le désespoir des peintres – si Léonore eût jamais consentià poser. Mais jamais, même à Titien, elle n’avait accordé cettefaveur. On rapporte même que Titien l’ayant suppliée à genoux, elleavait répondu que seul son fiancé la posséderait en corps et enimage. Ce qui rendait surtout cette figure admirable, au pointqu’il était impossible de l’oublier quand une fois on l’avait vue,c’était le regard, mélangé de fermeté, de grâce, de force et detimidité, regard qui bouleversait, regard qui jadis avait fait direà un ambassadeur étranger :

« J’emporte de Venise trois souvenirs que rien ne pourraeffacer de ma mémoire : l’intérieur de Saint-Marc, le cielétoilé des nuits d’ici, et le regard de Léonore Dandolo. »

De la race dont elle descendait, elle avait gardé la fiertéhautaine, le courage et la noblesse de sentiment qui avaient sisingulièrement faibli chez son père. Il en résultait que son genrede beauté eût pu paraître un peu grave et sévère si de toutes sesattitudes, de ses gestes, de sa voix, ne se fût exhalée une grâcetimide, et, eût-on dit, un peu sauvage. Elle avait la démarcheonduleuse, le geste rare et presque hiératique.

Quant à son cœur, il était tout pitié, tout amour. À Venise, onl’avait autrefois surnommée la Madone des pauvres.

Remise de la fièvre qui avait failli l’enlever, Léonoreapparaissait un peu amincie, un peu plus féminisée, plus douce etplus douloureuse : peut-être un travail d’apaisements’était-il fait dans son esprit. Ou du moins peut-être lepensait-elle, mais il semblait qu’elle eût peur de regarder ceportrait, peur de réveiller tout ce qui dormait en elle.

Ce portrait que l’Arétin avait apporté, ce portrait vers lequelelle s’avançait en tremblant, remettait tout en question dans sonâme. L’oubli qu’elle espérait sans le chercher devenaitimpossible.

… Pourtant, qui eût vu Léonore à ce moment, n’eût pu sedouter des sentiments qui venaient l’assaillir de toutes partscomme les vagues échevelées par la tempête assaillent quelque rochesolitaire au milieu de l’océan. Elle regardait avidement ceportrait qui semblait vivre et palpiter sous ses yeux.

Elle lui parlait doucement, non pas qu’un délire passager se fûtemparé d’elle, mais par ce sentiment si naturel, si vrai, sihumain, qui nous pousse à croire que quelque souffle de l’être aimépalpite peut-être dans son image.

Elle disait :

« Te voilà donc près de moi encore… Roland, ô mon cheramant, si tu pouvais réellement m’entendre, si tu pouvais écoutertout ce que mon cœur t’a dit depuis l’affreuse journée de notreséparation !… Et si je pouvais, moi, pénétrer un instant danston cœur et connaître le jugement que tu as porté sur moi !…J’ai bien souffert, ô mon Roland… j’ai souffert comme je ne pensaispas qu’on pût souffrir sans en mourir… Et pourtant, il suffit queton image soit devant moi pour que je souhaite de souffrir plusencore… pour toi… par toi… »

Elle ne pleurait pas. Elle parlait doucement et lentement.

Elle s’était assise dans un fauteuil, en face du portrait, et lecoude sur le bras du fauteuil, la tête appuyée à sa main, elleplongeait son regard dans les yeux qui la regardaient.

Dandolo rentra.

Il vit sa fille assise devant le tableau et s’approchad’elle.

« Qui sait, dit-il, si tu n’as pas eu tort, Léonore… à quoibon ce portrait ici ?… »

Elle secoua la tête.

« Ton intention est donc de le garder ?

– Oui, mon père… je n’avais rien de lui…

– Au moins, qu’il soit placé de façon à ne pas êtreconstamment sous tes yeux…

– Je désire au contraire l’avoir toujours près demoi… »

Dandolo se mit à se promener lentement dans la pièce, la têtepenchée, évitant de regarder le portrait de Candiano et sa fille,comme si la conjonction de ce portrait et de son enfant eût éveilléen lui d’insupportables pensées.

Depuis quelque temps, Dandolo se flattait de l’espoir que lesouvenir de Roland Candiano s’était évanoui, du moins très affaiblidans l’esprit de sa fille. Un événement étranger était venuconfirmer en lui cette croyance. Léonore, en effet, depuis sonrétablissement, avait pris l’habitude de sortir deux fois parsemaine, et aux mêmes jours, presque aux mêmes heures.

La première fois qu’elle était sortie du palais, le capitainegénéral l’avait suivie de loin, avec la sombre curiosité de savoiroù elle allait, ce qu’elle faisait. Mais à son retour au palais,comme il voyait Léonore rentrer dans ses appartements sans l’avoirmême remarqué, il se plaça résolument devant elle.

Léonore s’arrêta comme surprise.

« Que voulez-vous ? » demanda-t-elle.

Toute la résolution d’Altieri s’évanouit devant cette glacialefroideur.

« Vous dire…, balbutia-t-il, qu’il est imprudent… pourvous, de sortir le soir… je vous donnerai une escorte.

– Je ne sortirai donc plus », dit-elle.

Il eut un geste de rage.

« Au moins, reprit-il, choisissez un autre but depromenade…

– Ce but me plaît… il n’éveille en moi aucunremords. »

Altieri se retira, et dès lors cessa de la suivre.

Quant à Dandolo, il accompagnait sa fille toujours ; etsouvent même, c’était lui qui faisait office de gondolier. Ce butde promenade qui avait fait rêver Altieri, c’était le pont desSoupirs. Léonore allait jusque-là, à la tombée de la nuit, puisrevenait au palais.

Or, un soir, quelques jours avant la scène que nous venons deretracer, en arrivant près du pont des Soupirs, la gondole deDandolo s’était presque heurtée à une barque.

Dans cette barque, il y avait un homme.

Et cet homme, Dandolo l’avait reconnu !

C’était Roland Candiano !

Il avait parlé à Léonore ! On se rappelle l’avis suprêmeque Roland était venu jeter à la fille de Dandolo.

Celui-ci avait aussitôt viré de bord et avait fui vers le palaisAltieri, en proie à un trouble extraordinaire.

Roland Candiano surveillait donc sa fille !

Que pensait-il ? Que voulait-il ?

Il étudia Léonore et la vit très calme en apparence.

En rentrant au palais, il lui demanda :

« Tu l’as reconnu ?

– Oui, mon père !… »

Dandolo n’avait pas insisté ; mais il avait tressailli dejoie à voir sa fille aussi peu émue.

Oui, il était probable qu’elle n’aimait plus Roland, sinon parune sorte d’affection invétérée.

Le projet qu’il mûrissait depuis le jour où il s’était battuavec Altieri et où il s’était installé près de sa fille pour lasurveiller, la protéger encore au besoin, ce projet allait doncpouvoir se réaliser…

Mais ce matin-là, à voir sa fille si contemplative devant leportrait de Roland, il recommença à douter…

« Ainsi, reprit-il après un long silence, tu tiens àconserver près de toi ce tableau ?

– Oui, mon père, répondit-elle avec cette brièveté dontelle avait pris l’habitude depuis qu’elle vivait concentrée enelle-même.

– Tu ne crains donc pas, continua-t-il, que cette vue net’attriste en réveillant peut-être en toi des souvenirs…

– Quels souvenirs ? »

Et son regard clair et ferme se posait sur Dandolo.

Il y eut un nouveau silence.

Léonore se leva pour se retirer dans sa chambre.

« Écoute-moi, mon enfant », dit alors Dandolo.

Léonore se rassit.

« Sais-tu bien, dit alors Dandolo, que de graves événementsse préparent à Venise… Ces secrets que je dois garder, mais quisont parvenus jusqu’à toi, te prouvent qu’une révolution estimminente…

– Eh bien, mon père ?

– N’as-tu jamais songé que Venise, c’est la ville où nousavons souffert, où tout nous rappelle des douleurs qu’un mot, unincident comme celui de ce portrait qui nous est tout à coupapporté, peut réveiller ?

– J’y ai souvent songé, en effet…

– Sais-tu ce que j’ai fait ? dit-il alors à voixbasse.

– J’attends que vous me le disiez, mon père.

– Eh bien, j’ai fait vendre ce que je possède à Venise.Oui, le palais Dandolo lui-même n’est plus à nous. Les objets d’artque nous possédions, je les ai secrètement fait vendre aussi, un àun… J’ai ainsi réalisé en or notre fortune sans avoir essuyé detrop grosses pertes… Un homme à moi, fidèle et sûr, a transportécet or à Milan et nous y attend… Tu ne comprends pas ?…

– Vous voulez fuir ?

– Oui, ensemble. Écoute : une gondole rapide et légèrestationne depuis huit jours devant le palais. Elle est montée partrois habiles matelots qui me sont dévoués. Quand tu le voudras,dès cette nuit, si cela te convient, nous pouvons fuir. J’ai pristoutes mes précautions… Nous n’aurons pas besoin de nous faireouvrir la porte. Je me suis procuré une excellente échelle decorde. À onze heures, quand le palais est fermé et que tout dort,nous pouvons descendre facilement sans que personne ait riensoupçonné. Acceptes-tu de fuir cette nuit ?

– Non, mon père. Jamais !

– Jamais ! répéta Dandolo atterré. Mais tu necomprends donc pas ?…

– Mon père, interrompit Léonore en se levant, si vouscroyez devoir fuir pour votre sûreté personnelle, faites-le sansremords : je vous jure que je me défendrai ici toute seule.Qu’ai-je à craindre, d’ailleurs ? Qu’Altieri triomphe ou non,il n’y aura rien de changé dans ma vie…

– Mais moi ! Mais moi que guettent les conjurés !Moi qui serai frappé par Foscari ou par Altieri !…

– Vous avez raison, mon père… vous devez fuir…

– Sans toi !… Oh !…

– Ne craignez rien pour moi, mon père. Et tenez…laissez-moi vous parler franchement. Je songeais moi-même à vousparler de ces choses. Je voulais vous engager à quitter Venise… jeprévoyais que vous me demanderiez de vous accompagner… Mais cela,mon père, est au-dessus de mes forces. Jamais, jamais je ne merésoudrai à m’éloigner d’ici… C’est déjà trop que je vive loind’Olivolo. Mais vous, au contraire, je crois que vous serez délivréde bien des pensées lorsque vous serez loin de Venise… »

Elle parlait avec une sorte d’indulgente pitié.

On ne peut dire qu’il y avait du mépris dans sa pensée.

Mais il est certain que, depuis longtemps, Léonore étaitentièrement détachée de son père… Cela remontait au jour où elleavait appris que Roland était vivant.

Elle supportait donc Dandolo près d’elle, s’efforçait même delui laisser croire qu’elle avait tout oublié !

Peut-être si un danger eût menacé son père loin de Venise,peut-être eût-elle consenti à fuir avec lui.

Mais loin de là : Dandolo, en s’éloignant, s’écartait detout péril, tandis que le séjour de Venise ne tarderait pas à luidevenir mortel. En effet, comme l’avait fort bien expliqué Dandololui-même, il était perdu – que Foscari ou Altieri triomphât à lafin. Rendons en passant cette justice à Dandolo que pas un instantsa faiblesse naturelle ne lui suggéra d’aller se faire auprès deFoscari une arme des secrets qui lui avaient été confiés quand ilétait entré dans la conjuration.

Il avait attentivement écouté sa fille.

« Jamais je ne consentirai à m’éloigner de toi, dit-il.

– J’espère que vous réfléchirez », dit simplementLéonore.

Dandolo rentra dans sa chambre tandis que Léonore regagnait lasienne. Ces deux chambres n’étaient séparées que par uncabinet.

Avec la pièce où était entré l’Arétin, et qui servait de salon,avec une autre qui servait de salle à manger, c’était l’appartementréservé dans le palais Altieri à Dandolo et à sa fille, –appartement isolé du reste du palais grâce aux multiplesprécautions de l’ancien inquisiteur.

Léonore avait complètement renoncé à l’appartement qu’elle avaitoccupé jadis.

Depuis la scène violente qui avait eu lieu entre son père etAltieri, elle vivait confinée dans ce coin d’où elle ne sortait quedeux fois par semaine et où elle n’avait d’autre compagnie quecelle de Dandolo et de deux femmes dont elle se défiait.

Pourquoi avait-elle refusé de suivre son père loin deVenise ?

Était-ce quelque espoir secret qui la retenait ?

Non… Elle était simplement attachée à Venise par un doublesentiment : d’abord par cette sorte d’affection maladive qu’ona pour les paysages où l’on a aimé, – même en souffrant.

Et ensuite, sentiment affreux, par la conviction que bientôtelle aurait cessé de vivre…

Quant à Dandolo, une fois qu’il se fut retiré chez lui, ilsongea :

« Non, certes, je ne puis fuir sans elle… je ne le feraipas… Et pourtant !… Si les événements se précipitaient… nepourrais-je m’éloigner… au moins pour quelquesjours ? »

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