Les Amants de Venise

Chapitre 13GENNARO PAIE SA DETTE

Comme, pas plus que le lecteur, nous n’avons le don d’ubiquité,et que de graves événements – parallèles à ceux dont nous venons defaire le récit – se sont écoulés à Venise, force nous estd’abandonner ces deux cavaliers que nous signalions à l’auberge dela Fourche, d’abandonner aussi Bembo qui se dirige sur Rome où ilva retrouver Imperia. Nous engageant donc seulement à bientôtramener ces personnages sur notre scène, c’est sur d’autres scènesque nous levons le rideau.

Nous prierons le lecteur de revenir à cette nuit de fête etd’amour et de mort où la courtisane Imperia, dans une minute defolie et de fureur jalouse, livra sa fille au cardinal, en luiindiquant par un mot le chemin qu’elle avait dû prendre. Nous leprierons de reconstituer la scène de la gondole, la mort deSandrigo et de Juana, et de se reporter à ce moment où Imperia,dans cette petite barque ballottée au gré des flots, accostait auquai. Un rassemblement se formait. Un homme s’offrait pourreconduire la courtisane. Cependant on a vu que Scalabrino avaitannoncé à Roland qu’il avait poignardé Sandrigo et noyéImperia.

Roland, après avoir donné différents ordres, s’était éloigné, àl’aube, de la maison de l’île d’Olivolo. Scalabrino, sur sesindications, était parti dans une autre direction à la recherche deBembo. Il ne resta dans la maison que le vieux Philippe, et on a vuque Gianetto, le valet de l’Arétin, était arrivé trop tard pourinformer Roland de l’arrivée de Bembo chez son maître.

Roland, donc, s’était mis en route, seul.

Il était, lui, sur une double piste : celle de Bianca, etcelle de Juana. Après le départ de cette dernière de la maison deMestre, il ne l’avait pas perdue de vue. Il avait attaché un de sescompagnons à la jeune femme, avec mission de la surveillersecrètement, de la protéger.

« Pauvre fille ! songeait-il. Son amour pour Sandrigola pousse peut-être à quelque catastrophe. Pour cet amour, cemisérable l’eût tuée, si cette nuit, Scalabrino… Mais le voilàmort !… Que devient-elle ?… Il faut que ce soit dans lesbras fraternels qu’elle puisse pleurer ; il faut qu’elletrouve un cœur pour la consoler. Puissé-je trouver moi-même lesparoles qui rendront un peu de paix à ma sœur… Ô ma mère quen’es-tu là, toi pour qui ce cœur sublime consentit le sublimedévouement que tu ne connus pas, toi qui l’appelais tafille. »

L’esprit ainsi préoccupé, tantôt de ce qu’il dirait à Juana,tantôt de la disparition de Bianca, il cheminait le long des quais,se dirigeant vers le logis de Juana dont il avait su l’adresseexacte dès le premier jour. Il se heurta presque à un rassemblementd’hommes et de femmes du peuple qui regardaient quelque chose quidevait être extraordinaire, car Roland, ayant levé les yeux,reconnut Imperia dans la barque, Imperia, avec son costume de fête,Imperia transie de froid, blême de terreur.

Une sourde imprécation éclata sur les lèvres de Roland.

Ainsi, Imperia vivait !

Ainsi, précipitée dans le canal par Scalabrino, ellereparaissait !

Roland demeura songeur devant cette apparition.

« Pourquoi ne l’ai-je pas tuée cette nuit ? »gronda-t-il.

Comme dans une vision de cauchemar, il vit un homme se détacherdu groupe, et entrer dans la barque qui s’éloigna.

Depuis quelques minutes, le rassemblement s’était dissipé déjà,et Roland demeurait à la même place, frappé d’étonnement, etpresque d’horreur. Une sorte de colère grondait en lui.

Enfin, un profond soupir gonfla sa poitrine, et il allait seretirer lorsqu’on le toucha au bras. Il se retourna et vit un hommequi s’inclinait devant lui, un homme vêtu en barcarol aisé.

« Qui êtes-vous ? demanda Roland.

– Si vous voulez me suivre, je vous le dirai, réponditl’homme.

– C’est inutile. Je vous reconnais maintenant. Vous êtesGuido Gennaro, chef de police. »

Et Roland, jetant un rapide regard autour de lui, s’assuraqu’ils étaient seuls et se mit en garde contre une attaqueprobable.

« Rassurez-vous, monseigneur, dit Guido Gennaro. Vous avezle souvenir de la voix humaine, puisque voilà la deuxième fois quevous me reconnaissez au seul son de ma voix. Mais moi, monseigneur,j’ai le souvenir des actes.

– Ce qui veut dire ?

– Que vous n’avez rien à craindre de moi, tant que je seraivotre débiteur.

– Expliquez-vous…

– J’ai eu l’avantage de vous proposer de me suivre. Ici,nous serons épiés.

– Où voulez-vous me conduire ?

– N’importe où, pourvu que nous puissions causertranquillement dix minutes. Dans cette église, parexemple. »

Roland jeta un coup d’œil investigateur sur l’église.

« Monseigneur, dit le chef de police en s’inclinant, jevous jure sur mon âme qu’il n’y a dans cette église aucun sbirecaché pour vous arrêter. D’ailleurs, si vous préférez que nousallions dans un autre endroit, je suis prêt à vous suivre.

– Entrons », dit Roland.

L’église était en effet solitaire, et Roland, dès son entrée,put se convaincre que Guido Gennaro ne l’avait pas trompé. Ils sedirigèrent vers une chapelle latérale. Roland s’assit et, d’ungeste, invita le chef de police à prendre place près de lui.

« Je vous écoute, dit-il.

– Monseigneur, reprit Guido Gennaro après une minute desilence, il faut d’abord que je vous prévienne d’une chose :c’est que j’aurais pu vous arrêter cette nuit à la fête de lacourtisane Imperia, et que je n’ai pas voulu le faire.

– Il fallait essayer, dit Roland, c’est votre métier.

– Oui, et je crois que j’eusse réussi, malgré les forcesque vous aviez amenées dans un dessein que j’ignore.

– Je vois que vous êtes bien renseigné.

– C’est mon métier, dit le chef de police en reprenant lemot dont s’était servi Roland.

– Alors, pourquoi avez-vous hésité ?

– Je vais vous le dire, monseigneur. Vous m’avez fait grâcede la vie, et je considère que vous m’êtes sacré… jusqu’au jour oùje vous aurai rendu un service égal à celui que vous m’avezrendu.

– C’est-à-dire jusqu’au jour où vous m’aurez sauvé lavie…

– Ou quelque chose d’équivalent : par exemple la vied’une personne qui vous serait aussi chère que vous-même, sinonplus.

– De quelle personne voulez-vous parler ?

– Un peu de patience, monseigneur. Laissez-moi d’abordachever ce que je voulais vous dire. J’avais donc l’honneur de vousinformer que vous m’êtes inviolable tant que je n’aurai pas payé madette. Mais dès que je me croirai quitte envers vous, je vouspréviens que tous mes efforts tendront à votre arrestation, parceque ce n’est pas seulement mon devoir de vous arrêter, mais aussimon intérêt. »

Roland fit un geste hautain.

« Et quand vous croirez-vous dégagé de toutereconnaissance ?

– Dans dix minutes, monseigneur.

– Ce qui veut dire que dans un quart d’heure, vousessaierez de m’arrêter…

– Non, monseigneur, dit simplement Guido Gennaro, jen’entreprendrai rien avant trois jours. J’ai la prétention d’agiren adversaire loyal, et j’espère que si la fortune ne m’était pasfavorable, monseigneur me ferait la grâce de ne pas l’oublier…

– Soyez tranquille », dit Roland.

Alors Guido Gennaro parut se recueillir comme s’il eût cherchéen quels termes il devait parler.

« Monseigneur, dit-il tout à coup, je vous disais tout àl’heure que mon métier est de tout savoir. Ce métier, j’en ai faitune science profonde. Je ne me contente pas de savoir ce qui sepasse, je cherche à savoir ce qui se pense, et souvent jeréussis. »

Roland ne broncha pas et garda son impénétrable figure destatue. Guido Gennaro lui ayant jeté un coup d’œil en dessous,reprit, comme en aparté :

« C’est ce qui fait que je serais vraiment un grandinquisiteur digne de ce nom, le jour où un doge intelligent… maispassons. »

Roland ne fit pas un geste, pas un signe d’approbation oud’improbation. Le chef de police esquissa une grimacedésappointée.

« Vous comprenez bien, monseigneur, que dès le jour où j’aieu à m’occuper de vous, et cela date du jour même de cette évasionformidable qui demeurera célèbre dans les fastes de Venise, dès cemoment, donc, j’ai tâché de savoir non seulement ce que vousfaisiez, mais encore ce que vous pensiez. En d’autres termes, j’aiessayé de saisir la pensée dominante qui inspirait vosactes… »

Ici, Guido Gennaro, par une vieille manie, se frotta lesmains.

« Vos actes ! J’en ai su fort peu de chose. C’est quevous êtes un rude jouteur ! Voilà des mois et des mois quevous tenez en échec la police la plus puissante de l’Italie etpeut-être du monde. Ah ! monseigneur, laissez-moi vous payerle tribut de ma sincère admiration, laissez-moi vous dire que cesera la mort dans l’âme que j’exécuterai mon devoir lorsque je vousarrêterai… Si je n’ai pas connu vos actes, j’ai deviné partout,dans les événements de ces derniers mois, votre main terrible etpesante. J’ai flairé votre voie dans le palais de la courtisaneImperia, dans le palais du capitaine général Altieri (si maître delui que fût Roland, il frissonna à ce nom, et Guido Gennaro nota cefrisson), dans le palais de l’évêque Bembo, et jusque dans lepalais de mon chef direct le grand inquisiteur Dandolo ; j’oseajouter encore : jusque dans le palais ducal. J’ai vu Foscari,le terrible, l’impitoyable Foscari, regarder autour de lui avecinquiétude quand votre nom était prononcé ; j’ai vu Altieriblêmir, j’ai vu Dandolo trembler, j’ai vu l’évêque frissonnerd’épouvante. J’ai recueilli ces impressions fugitives, j’ai notéles actions mystérieuses qui semblent former autour de cespersonnages puissants un cercle de fer qui va se resserrant de plusen plus, et j’ai compris l’émouvante, la passionnante bataille quevous aviez entrepris de livrer à vous tout seul contre tantd’éléments divers. Et si vous demeurez insaisissable, si vos gestess’enveloppent d’un impénétrable mystère, je n’en ai pas moins lapossibilité d’étudier les effets de votre pensée, et de vous suivreà la trace comme un météore qui passe sans qu’on le voie, mais donton constate le passage par les cataclysmes qu’il laisse derrièrelui. Ces cataclysmes je les vois, je les note. Bembo et Altieriautrefois amis sont ennemis. Pourquoi ? Foscari et Altieriétaient deux frères. Et l’un organise contre l’autre uneconspiration si savante, formée avec tant d’art, de prudencelointaine et de volonté formidable, que seule une conception degénie a pu inventer une œuvre pareille… Connaissez-vousl’inspirateur invisible, monseigneur ? Connaissez-vous la mainqui tient le fil conducteur de ce labyrinthe où Foscari, Altieri,Bembo, Dandolo s’enfoncent et s’égarent ?… Moi, je croisconnaître cet inspirateur, je crois avoir reconnu cette main. Entout cas, je sais que la même catastrophe menace ces hommes et estsuspendue sur Venise entière. Je sais que la foudre s’estlentement, savamment amassée, et que le tonnerre va éclater,pulvérisant les uns, stupéfiant les autres jusqu’à la folie… àmoins toutefois…

– Achevez, dit froidement Roland.

– À moins que je ne parvienne à arrêter RolandCandiano. »

Un pâle sourire contracta les lèvres de Roland, et GuidoGennaro, à haute voix, traduisit ainsi ce sourire :

« Peut-être est-il trop tard ? »

Il interrogeait directement, et peut-être, cette fois, Rolandeût-il répondu. Il n’en eut pas le temps.

Un homme qui venait d’entrer dans l’église s’arrêtait à quelquespas de Guido Gennaro et toussait légèrement, comme pour appeler sonattention. Le chef de police se retourna, vit l’homme, et selevant, alla vivement à lui.

À tout hasard, Roland tira son poignard de sa gaine, cacha lalame sous son manteau, et attendit avec cette impassibilitésouveraine qui était une de ses forces.

Cependant l’homme qui venait d’entrer parlait rapidement àGennaro et semblait lui faire un rapport. Quand ce rapport futterminé, le chef de police renvoya d’un geste le sbire qui venaitde lui apporter quelque émouvante nouvelle.

« Le lieutenant Sandrigo poignardé ! » murmuraGuido Gennaro.

Et pensif, il jeta un profond regard sur Roland.

« Je vais savoir ! » ajouta-t-il.

Il revint s’asseoir auprès de Roland.

« Monseigneur, dit-il, voulez-vous interrompre quelquesminutes cet entretien que nous reprendrons ensuite, avec plusd’intérêt peut-être ! »

Roland interrogea d’un regard son interlocuteur.

« Je voudrais vous montrer quelque chose, un spectacle quivous paraîtra curieux, j’en suis convaincu. »

Et tout à coup, prenant un parti :

« Au surplus, je puis vous dire de quoi il s’agit. On vientde retrouver dans le Lido le cadavre d’un homme que vous devezconnaître. Il a été poignardé de main de maître et porte encore ausein la lame profondément engagée entre deux côtes.

– Inutile de vous déranger pour cela, mon cher monsieur,dit Roland avec cette politesse qui glaçait les gens jusqu’auxmoelles. Ce cadavre est celui du bandit Sandrigo, récemment créélieutenant d’archers en récompense de je ne sais quelletrahison. »

Guido Gennaro demeura un instant stupéfié.

« En ce cas, monseigneur, peut-être pourrez-vous me direaussi le nom de la femme…

– Quelle femme ? fit Roland en se levantsubitement.

– Une femme… dont le cadavre enlacé à celui deSandrigo… »

Une sourde imprécation éclata sur les lèvres blêmies de Roland,et se précipitant au-dehors, il arriva au bord du quai au momentoù, d’une barque, on enlevait le cadavre d’une femme qu’on plaçaitsur les dalles près du cadavre de Sandrigo.

D’un geste violent, Roland écarta les gens qui entouraient lefunèbre groupe, se jeta à genoux, palpa, ausculta le sein de lajeune femme, comme si un dernier espoir eût palpité en lui…

Vain espoir !

Roland laissa échapper un gémissement. Et des larmes brûlantescoulèrent de ses yeux déshabitués de pleurer.

« Ô Juana, murmurait-il d’une voix étouffée, Juana, fleurde dévouement, cœur d’ange, incarnation de la bonté, te voilà doncau bout de ton calvaire !… Pauvre victime dont la vie ne futque souffrance et abnégation, tu as donc cessé de souffrir !…Ô Juana, ma sœur vénérée, tu n’as donc pas voulu de la paix, sinondu bonheur que je te préparais !… tu as accompli jusqu’au boutta triste destinée, et ton rêve, pauvre courtisane, si chaste et sipure, ton rêve t’a tuée !… Adieu donc, Juana… dors dans lapaix éternelle de ce rêve d’ange, pendant que moi, je poursuisl’accomplissement de ce rêve de damné… »

Il se pencha, souleva la tête livide, et sur le front déposa unlong et pieux baiser fraternel.

Puis il se leva.

Il jeta un dernier regard sur le corps de Juana, puis seretourna brusquement, et la foule étonnée s’ouvrit sur sonpassage.

Roland chercha des yeux le chef de police.

Il le vit à quelques pas de lui.

« Monsieur, lui dit-il, vous vouliez disiez-vous, me rendreun grand service !

– En effet, monseigneur.

– Eh bien, je vais vous en fournir l’occasion ; aprèsquoi, je vous tiendrai quitte de toute reconnaissance, puisque vousavez de la reconnaissance.

– Parlez, monseigneur.

– Je prévois que je ne m’appartiendrai pas de toute lajournée… il faut que je m’occupe des vivants… les morts, monsieur,n’ont plus besoin de rien. Cependant, je désire que des funéraillessoient faites à cette infortunée… »

Roland tira de sa ceinture une poignée d’or. Guido Gennarorefusa du geste.

« Prenez, dit Roland avec autorité ; c’est moi quidésire ces funérailles ; c’est moi, moi seul qui dois lespayer. »

Le chef de police prit l’argent, s’inclina et dit :

« Vos ordres seront exécutés, monseigneur. Cettefemme aura des funérailles comme une fille de patriciens.

– Je vous remercie. Maintenant, laissez-moi…

– Monseigneur…

– Quoi donc ?…

– Je vous jure que ce que j’avais à vous dire est de laplus haute importance. »

Guido Gennaro étendit le bras vers le cadavre de Juana.

« En voici une qui est morte, murmura-t-il. Peut-être y ena-t-il d’autres à sauver.

– Venez ! » dit brusquement Roland.

À ce moment, le sbire qui était entré dans l’église toucha GuidoGennaro au bras. Le chef de police s’arrêta, tandis que Roland,plongé dans une sombre rêverie, continuait sa marche versl’église.

Le sbire, d’un geste, indiqua Roland qui disparaissait derrièrela porte.

« Vous ne le reconnaissez pas ?

– Non, répondit froidement Guido Gennaro.

– Eh bien, moi, fit le sbire rayonnant de joie, je lereconnais : c’est Roland Candiano !… »

Le chef de police se tourna vers une demi-douzaine de sbiresqui, en tout temps, le suivaient.

Le dénonciateur songea : « Ma fortune estfaite. »

Guido Gennaro lui mit la main au col, et le jetant dans les brasdes sbires accourus :

« Conduisez cet homme chez moi, dit-il, mettez-le ausecret, et veillez sur lui, c’est un conspirateur. »

Au même instant, le dénonciateur fut entraîné, blême deterreur.

« Imbécile ! murmura Gennaro, imbécile qui allait mefaire manquer toute ma combinaison ! »

En se frottant les mains, il entra dans l’église où il rejoignitRoland qui, adossé à un pilier, le regard perdu, évoquait dans sapensée le terrible spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux. Etremontant le cours du temps, il évoquait aussi cette scène où Juanalui avait raconté comment, pour sauver sa mère mourante, elles’était procuré l’argent nécessaire.

L’apparition de Guido Gennaro l’arracha à sa muette et sombrecontemplation. Il secoua violemment la tête, comme pourdire :

« Je n’ai pas le droit de m’abandonner… Douleurs, joies,tout doit glisser autour de moi… je n’ai pas le droit de m’arrêtersur la route pour rire ou pleurer… »

Il fit un geste pour inviter le chef de police à parler…

« Monseigneur, reprit alors Guido Gennaro, je crois vous enavoir assez dit tout à l’heure pour vous faire comprendre que j’aipu reconstituer votre pensée et suivre pas à pas, sinon toutes vosdémarches, du moins votre volonté. Enfin, si je n’ai pasconnaissance de vos actes, j’ai connaissance de vos intentions. Ledernier incident qui vient de se produire fait partie de la série…et je m’explique la mort de Sandrigo, bien que je sois un peudérouté par la mort de cette jeune femme…

– Passez ! gronda Roland, dont le visage se contractasous l’effort qu’il faisait pour dompter sa douleur.

– Je passe, monseigneur. Et j’arrive à la conclusion detout ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer. Ma conclusionlogique, irréfutable dans mon esprit, c’est que tous vos actes,toute votre volonté évoluent autour d’une personne… d’une femme queje ne nommerai pas… que vous avez devinée déjà.

– Léonore ! murmura Roland qui ne put retenir ce cride sa pensée, mais qui parla si bas que Gennaro ne l’entenditpas.

– Autour de cette femme évoluent ou ont évolué lespersonnages mêmes auxquels vous avez déclaré la guerre formidabledont je vous parlais tout à l’heure. J’en conclus, monseigneur, quel’illustre signora en question vous tient au cœur par des lienspuissants, et que si je vous mets en mesure de lui sauver la vie,c’est réellement comme si j’avais sauvé la vôtre… »

Le chef de police garda un instant le silence, puis ildit :

« Monseigneur, je vous ai parlé avec toute la loyauté dontje suis capable. J’attends que vous m’indiquiez par un mot, par unsigne, que j’ai exposé une situation juste, que je ne me suis pastrompé enfin… sans quoi ce que j’ai à vous dire encore n’auraitaucun sens. »

Roland était en proie à une de ces terribles émotions comme ilen avait éprouvé quelques-unes déjà. Et ce phénomène dedésorganisation morale survenait au moment où la vue soudaine deJuana morte avait déjà porté un coup à cette âme si vibrante.

Guido Gennaro connaissait évidemment que quelque grave dangermenaçait Léonore.

Devait-il la sauver ?… Lui ! Sauver Léonore !…Pourquoi ?… En quoi méritait-elle qu’il s’occupâtd’elle ?… Trahi par cette femme, son amour bafoué, précipitédu sommet de son idéal où il la plaçait avec lui, que luidevait-il ?

Il lui pardonnait… Bien… Mais la défendre !…

Lui pardonner ! Lui accorder la charité d’un pardon,oui ! Ne pas s’occuper d’elle, oui ! Oublier même qu’elleexistât, oui !

« Elle est en danger ! gronda-t-il au fond delui-même, tandis que des soupirs atroces déchiraient sa gorge etqu’il enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains, elle esten danger ! Que m’importe, à moi ! S’est-elle occupée desauver ma mère agonisante de misère et de douleur ! S’est-elleoccupée de sauver mon père vivant de la charité publique, commedisait l’horrible magistrat de Nervesa ! S’est-elle occupée deme sauver, moi, pendant que je râlais au fond de mon tombeau !Elle a empêché mon arrestation dans la maison Dandolo… la belleaffaire ! Mon arrestation nouvelle l’eût troublée, inquiétée…elle n’a pas osé me dire un mot, alors. C’est elle qu’elle gardaiten me gardant !… Oh ! jadis, quand j’accourais à l’îled’Olivolo, celui qui m’eût dit que Léonore n’était pas la puretémême de l’amour, l’abnégation et le dévouement réalisés dans uneâme magnifique, celui-là, je l’eusse tué ! Et tandis que jecreusais ma mine pour me rapprocher d’elle, tandis que mes ongless’ensanglantaient sur la pierre, tandis que je hurlais dedésespoir, elle songeait à remplacer l’amour défunt par un autreamour ! Ah ! la pauvre fiancée fidèle et chaste !Elle est en danger ? Eh bien ! n’est-ce pas la punitionqui vient ; et pourquoi irais-je me placer entre elle et lechâtiment que lui a préparé la fatalité sans que je m’enmêle ?… »

Toutes ces pensées, que la parole retrace trop longuementfulgurèrent en quelques instants.

Il souffrit atrocement. Des sanglots râlèrent en lui, tandis queson visage pétrifié ne laissait voir qu’une rêverie…

Et tout à coup se produisit l’aveuglante lueur.

« Malheureux ! je l’aime encore ! Je l’aimeéperdument ! Je n’ai cessé de l’adorer ! Et moi qui n’aijamais tremblé, je tremble à la seule pensée qu’un danger lamenace !… »

Par degrés d’efforts il se calma, se dompta.

Et à la question que Gennaro venait de lui poser, il réponditd’une voix basse, presque humiliée – une voix de vaincu :

« Quel est ce danger qui menace la fille deDandolo ?…

– Monseigneur, fit vivement Gennaro, c’est vous qui l’aveznommée. Eh bien, oui, c’est d’elle qu’il s’agissait… Sachez donc,monseigneur, que j’ai eu l’idée d’utiliser le tombeau des cryptesde Saint-Marc. Bien que la réunion à laquelle il vous a plu de mefaire assister d’une si étrange façon fût la dernière, je pensais àcertains indices que quelques-uns des conspirateurs auraient l’idéede s’y réunir encore secrètement, c’est-à-dire à l’insu des autresconjurés, et surtout du capitaine général Altieri… En effet, vousn’avez pas oublié la discussion qui eut lieu au sujet de Dandololorsque les conspirateurs surent que celui-ci se retirait. C’estici que j’aborde au point délicat de mon rapport… de notreentretien, veux-je dire !… »

Et Guido Gennaro s’arrêta un instant comme pour juger de l’effetde ce lapsus volontaire ou non.

Mais sur la physionomie fermée de Roland, il ne lut qu’uneprofonde attention.

Il continua donc, affectant d’ailleurs de donner à son récit latournure d’un véritable rapport de police :

« M’étant donc, dès le lendemain soir, caché dans letombeau en question, je vis arriver vers onze heures du soir unequinzaine d’entre les conjurés. Ces seigneurs reprirent entre euxla discussion qui avait eu lieu la veille en présence d’Altieri,chef de la conspiration. Ils décidèrent qu’il y avait lieu de sedébarrasser au plus tôt de Dandolo, à cause de l’extrême dangerqu’il y avait à laisser la vie à un homme qui, connaissant toute laconspiration, s’en retirait sans motif appréciable. Ce pointarrêté, l’un de ces seigneurs se leva et fit remarquer que leseigneur Dandolo, depuis quelque temps vit renfermé avec sa fille,la signora Altieri. Il ajouta qu’il tenait de source certaine quela signora était au courant de la conspiration et qu’elle avaitmenacé son mari de la dénoncer.

« Ce récit produisit une profonde impression sur l’espritdes conjurés présents. À la suite d’une discussion rapide, la mortde la signora Altieri fut décidée, et on tira au sort pour savoirqui frapperait Dandolo et qui frapperait sa fille… »

Guido Gennaro s’arrêta encore et examina Roland.

Cette fois, il était sûr d’avoir produit son effet.

Une pâleur livide s’était étendue sur le visage de Candiano qui,peut-être pour étouffer quelque cri, se mordait les lèvres à telpoint qu’elles saignaient. Et cette tache rouge dans ce visagelivide était effrayante.

« Monseigneur, poursuivit Gennaro, voulez-vous le nom del’homme qui doit frapper Dandolo ?…

– Non, répondit sourdement Roland.

– Le nom de l’homme qui doit frapper la signoraAltieri ? »

Les yeux de Roland flamboyèrent.

« C’est Grimani, dit tranquillement Gennaro ; Grimanile jeune. Voici comment il doit s’y prendre : la signora, deuxfois par semaine, à des jours fixes fait une promenade engondole…

– Je sais, dit Roland, d’une voix rauque.

– Toujours la même, continua Gennaro : elle vajusqu’au pont des Soupirs, s’y arrête un moment, puis rentre dansson palais…

– Je sais, répéta Roland, et sa voix eut un accentdésespéré.

– Eh bien, le seigneur Grimani doit profiter de l’une deces occasions. J’ai fini, monseigneur. Je me permets simplement devous demander si j’ai bien tenu parole, et si j’ai réellement payéla dette que j’avais contractée vis-à-vis de vous.

– Oui ! dit Roland.

– En ce cas, monseigneur, et dans trois jours, prenez gardeau chef de police dont c’est le devoir d’assurer votrearrestation. »

Guido Gennaro s’inclina et se retira.

On a remarqué qu’au courant de toute cette conversation, le chefde police avait appelé Roland « Monseigneur ».

On a remarqué aussi qu’à deux ou trois reprises différentes, ilavait presque ouvertement fait entendre que Roland serait doge unjour prochain et qu’il lui demandait la place de grand inquisiteur.Roland était demeuré impénétrable.

Une fois dehors, Guido Gennaro, selon sa vieille habitude, sefrotta énergiquement les mains, en grommelant :

« Je lui ai payé ma dette, oui, certes. Mais c’est lui,maintenant, qui est mon débiteur. Or çà, je crois que j’ai assezbien travaillé. Que se passe-t-il ? Les conspirateurs sont enpleine sécurité. Le doge a désigné le jour de la grande cérémoniedu mariage avec l’Adriatique. C’est ce jour-là que doit éclater laconjuration. Or moi, d’ici là, je prends position. Si les chosestournent contre Candiano, je dénonce la conspiration, et en mêmetemps, j’arrête Candiano. Du coup, je suis grand inquisiteur. Siles choses, au contraire, tournent en faveur de Candiano, je laissefaire les conspirateurs qui ne se doutent guère de ce qui lesattend. Et alors, Roland Candiano, doge me fait grand inquisiteur.Bref, que ce soit Foscari ou Candiano qui l’emporte, moi, j’aiassuré ma victoire. Pas mal, monsieur Gennaro, futur grandinquisiteur de Venise !… »

À la porte de l’église, le chef de police avait fait signe à unhomme de s’approcher.

L’homme était un de ses agents secrets.

« Il y a là quelqu’un, dit Gennaro.

– J’ai vu, Excellence.

– Avez-vous reconnu ?

– Non.

– Et je vous défends de reconnaître.

– Que faut-il faire, alors ?

– Simplement suivre le quelqu’un, ne pas le perdre de vueun seul instant, et venir ce soir me dire ce qu’il aura fait.

– Très bien, Excellence.

– Si le quelqu’un a une altercation avec quelqu’un de laville…

– Avec qui, par exemple ?

– Avec quelque jeune seigneur, comme le fils de Grimani,par exemple. Eh bien, si cette altercation se produit, et s’il y al’un ou l’autre des combattants qui meure, il sera inutile decontinuer la surveillance et vous viendrez me prévenir àl’instant.

– Compris, Excellence ! »

Guido Gennaro s’éloigna alors. Et l’agent secret, prenantposition en face du portail de l’église, attendit la sortie du« quelqu’un » avec cette patience, qui distingue lessbires.

Quant à Guido Gennaro, à peine rentré chez lui, il reçut lavisite d’un envoyé de Bembo, qui le priait de passer à son palais,ajoutant que la demeure du cardinal-évêque avait été envahiependant la nuit par un fort parti de malandrins.

« Bon ! pensa le chef de police, le cercle, le fameuxcercle de fer dont je parlais au futur doge de Venise se resserred’un cran ! »

Et s’étant débarrassé de son déguisement, il se rendit toutcourant au palais de Bembo.

Le lecteur a assisté à l’entretien qui eut lieu entre ces deuxpersonnages, Bembo cherchant à démontrer par son attitude qu’iln’avait nulle envie de quitter Venise, et Guido Gennaro cherchant àfrapper l’esprit de l’évêque pour essayer de surprendre uneparcelle de vérité dans quelque exclamation.

On a vu que chacun d’eux avait réussi :

Bembo avait pu sortir de Venise sans avoir éveillé le moindresoupçon…

Et le chef de police avait acquis la certitude définitive queBembo était condamné par Roland Candiano.

Un seul point demeurait obscur :

Pourquoi Roland n’avait-il pas englobé l’évêque dans cette vasteconspiration qui était comme la fournaise ardente où il élaboraitquelque œuvre d’effroyable vengeance ?

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