Les Amants de Venise

Chapitre 4L’HOMME BRUN DES FORÊTS

Il était onze heures et demie lorsque la Sirena touchale sable, ayant traversé la grande lagune qui séparait Venise de laterre ferme.

Dix minutes plus tard, la gondole s’éloigna et Bianca, demeuréeseule sur la plage, la vit disparaître comme une silencieusehirondelle de mer qui s’enfonce dans la nuit. Le patron lui avaitoffert ses services pour l’accompagner ou la faire accompagner,mais la jeune fille avait préféré s’en aller toute seule, peut-êtredans la crainte d’une indiscrétion ou d’une trahison ; et puisl’idée d’être dans la nuit, avec un homme inconnu lui faisaitpeur.

Elle demeura donc seule. Tant que la gondole fut visible à sesyeux, elle s’applaudit de sa résolution ; mais lorsqu’il n’yeut plus autour d’elle que de la nuit, lorsqu’elle n’entendit plusles frémissements de la mer qui se lamentait sur les sables,lorsqu’elle ne vit plus au ciel que de grands nuages livides quicouraient, poussés par un vent froid, un soudain frisson la prit,et elle ressentit les premières atteintes de la terreur. Elles’éloigna du rivage pour éviter les embruns que le vent lui jetaitau visage ; la route de Mestre était là toute proche ;Pietro la lui avait indiquée d’un geste : elle s’y engagea etse mit à marcher d’un bon pas.

De chaque côté de la route, de grands cyprès se balançaienttristement et il lui sembla que de leurs noirs rameaux sortaientdes voix plaintives :

« Où vas-tu petite Bianca ? où vas-tu ainsi touteseule ? Quoi ? Toute seule, vraiment ? Tu n’as doncni père, ni mère, ni frère, ni mari, ni amant, rien au monde ?Toute seule, dans cette nuit terrible, si noire et sitriste… »

Et Bianca songeait avec ferveur :

« Là-bas, dans la petite maison de Mestre si calme et sidouce, je retrouverai une sœur, une mère : Juana, ma bonneJuana ; je retrouverai le vieillard paisible… je retrouverai…oh ! peut-être… il reviendra, lui… lui dont un seul regard meconsole, dont une seule parole me rend forte… »

Avec une pareille vision dans le cœur, Bianca marchacourageusement pendant une heure, au bout de laquelle elle setrouva à l’orée d’une forêt qui traversait la route.

Là, elle s’arrêta frissonnante.

Des masses d’ombres grises sur lesquelles flottaient des massesd’ombres noires, voilà comment se présenta la forêt aux yeux deBianca.

Des frémissements, des froissements, des glissements et deschuchotements mystérieux au fond de ces profondeurs.

Elle s’enfonça plus avant.

Peu à peu, les lueurs confuses qui tombaient des nuages lividess’effacèrent à leur tour. Bianca venait de pénétrer sous une voûtede branchages entrelacés et ce fut la nuit dans son horreur.

Tout à coup, sur sa gauche, retentit un appel rauque ettragique, où il y avait du bêlement exaspéré, du rugissement dufauve, un cri de férocité grave ; cela bêla, cela rugit, celamugit, et c’était d’une angoisse indéfinissable.

C’était un cerf qui bramait, là, tout près d’elle.

Si elle l’eût su, cela l’eût rassurée.

Elle ne savait pas. Et le déchaînement de la voix rude,violente, âprement rugissante, fut le signal du déchaînement de lapeur dans son âme. Elle se mit à courir.

Alors, sur sa droite, les mêmes clameurs de menaceretentirent ; puis, plus loin, de tous côtés, la nuit s’emplitde rugissements, ce fut la nuit elle-même qui se mit à rugir pardes bouches inconnues qui devaient être effroyables…

Bianca, trébuchante, les mains étendues devant elle, courut auhasard, ou crut courir.

Une pensée la talonnait.

C’est que l’homme brun des forêts venait sur elle.

Qui ? L’homme brun des forêts ?…

Une création fabuleuse, un type de légende, l’un de ces êtresinconsistants qui peuplent les ruines, les forêts, les mers, lesdéserts, tout ce qui est profond, immense et mystérieux.

Chaque forêt avait sa légende. Celle-ci avait la sienne.

Bianca la connaissait. Juana la lui avait racontée de cet airgrave des gens qui croient. À Venise, on la lui avait répétée.

Oui ! L’homme brun des forêts était sur ses talons.

Il la poursuivait, se rapprochait, s’éloignait pour mieuxl’affoler, pour se jouer d’elle… Et c’était lui qui hurlait,rugissait, tantôt tout près d’elle, tantôt au loin…

Et la légende tout entière se dressa dans son esprit affolé.

L’histoire véridique indiscutée, indiscutable de l’homme brundes forêts se présenta à son imagination.

Elle se la récita à elle-même, telle que Juana la lui avaitcontée.

L’homme brun des forêts !… Qui était-ce ?

Elle avait trébuché, était tombée sur ses genoux, et la têtecachée dans ses mains, attendait le coup fatal.

*

* *

La chose remontait aux premiers âges de la fondation de Venise.La légende, brouillant un peu les époques, et dédaigneuse d’unesavante chronologie – eût-elle été légende sans cela ? –plaçait un château fort au milieu de la lagune, en ces sièclesreculés où les premiers Vénètes eurent la pensée hardie d’établirune ville au milieu de la mer, ville toute militaire, probablementnid de pirates.

Donc, en ces temps-là, la grande lagune s’étendait beaucoup plusà l’Ouest et au Nord. Mestre n’existait pas, ni la forêt. Là oùs’élevaient les maisons de Mestre, c’étaient des écueils marins, etdes vagues échevelées roulaient sur l’emplacement des chênes, descyprès et des cèdres.

À peu près vers le milieu de ce qui était devenu la forêt,s’élevait donc un château fort flanqué de quatre tours, solidementconstruit sur une île, ou plutôt sur un rocher, comme un nid degoélands.

Là habitait un certain Catenaccio qui n’est pas sans avoirquelque accointance de physionomie avec notre Barbe-Bleue.

Catenaccio, qualifié baron par la légende, bien qu’il n’y eûtpas encore de baron à l’époque lointaine indiquée par la légendeelle-même, Catenaccio vivait dans son château avec cent hommesd’armes et avec ses domestiques.

De larges bateaux plats le transportaient avec ses hommes toutéquipés et à cheval, soit sur la terre ferme, soit sur la villenaissante qui devait devenir la reine des mers.

Chaque fois que, de loin, on apercevait les grands bateaux platsquitter le château fort, tout tremblait, les femmes pleuraient, leshommes se préparaient à une résistance désespérée. En effet, lebaron Catenaccio ne sortait de son repaire que pour piller, voler,incendier.

Et c’était surtout contre Venise naissante qu’il exerçait sesravages et sa rage. En effet, seul maître jusqu’alors de la grandelagune, ce n’était pas sans une fureur jalouse qu’il avait vus’établir près de lui dans les îles sablonneuses, ces voisinshardis qui venaient lui disputer l’empire des mers et de la terrecirconvoisine. Aussi, tous les trois ou quatre ans, il apparaissaitavec ses hommes d’armes, débarquait tout à cheval, bardé de fer, lalance au poing, et de grands massacres commençaient. Il détruisaitles pilotis sur lesquels s’édifiaient des maisons, inondait lespalais à peine élevés, tuait le plus qu’il pouvait, et finalementreprenait le chemin de son nid, emmenant en captivité les plusbelles d’entre les jeunes Vénitiennes.

Il est vrai qu’à chaque expédition, Catenaccio s’en revenaitmeurtri, ayant laissé sur le carreau un grand nombre de sescompagnons. Mais à peine rentré, il s’occupait de remplacer lesmorts ; quant aux blessés, il ne s’en inquiétait pas :une fois pour toutes, il avait donné l’ordre de les entasser sur unbateau que l’on conduisait à l’endroit qui devait être le canalOrfano, de sinistre mémoire ; et alors, tout simplement, oncoulait le bateau. Catenaccio, par ce système, avait persuadé seshommes qu’il était urgent de vaincre ou de mourir sur place. Lessurvivants étaient magnifiquement récompensés en or, en bijoux eten femmes. Pendant les quelques jours qui suivaient l’expédition,c’était dans le château une débauche effroyable. De loin, lesVénitiens entendaient les cris de leurs femmes qui essayaientencore de se défendre, et on conçoit que leur colère et leurterreur allaient en grandissant. Quant à Catenaccio, à peineavait-il reformé sa troupe de brigands qu’il montait sur la tour del’Est qui regardait Venise ; alors, pendant des journées, ilcontemplait avec rage les Vénitiens, qui bravement se remettaient àl’œuvre, et il préparait une nouvelle expédition.

Il y avait quatre tours au château, disait encore la légende.Chacune de ces tours était habitée par une femme, une de cellesqu’il avait emmenées en captivité. Chacune de ces femmes, à sontour, devait subir ses étreintes. Or, au retour de chaqueexpédition, voici ce qui se passait :

Dans la cour du château, Catenaccio choisissait dans le lot descaptives les quatre qui lui convenaient le mieux, et il avait soinde les choisir de beautés différentes ; puis il abandonnait lereste à ses soldats. Alors, il prenait par la main l’une des quatrequ’il s’était réservées, et la conduisait, la poussait plutôt versla tour de l’Est. Là, en présence de la femme qui y était déjà, ilcommençait par violer la nouvelle venue. Puis il saisissaitl’ancienne par les cheveux, et d’un seul coup, lui tranchait latête. Cette même opération, il la renouvelait dans les trois autrestours. C’est ainsi que Catenaccio procédait à l’installation de cesquatre nouvelles femmes, à chaque expédition.

Le voisinage d’un pareil gaillard était, dit la légende, unevéritable calamité. L’Homme Brun accumulait les forfaits sans qu’ilfût possible de prévoir la fin de ces désastres. L’Homme Brun,c’était Catenaccio, ainsi surnommé à cause de sa longue barbenoire.

Les Vénitiens tentèrent divers remèdes héroïques pour sedébarrasser du fléau. D’abord, ils voulurent entourer d’un rempartleur ville en fondation. Mais le rempart était détruit par l’HommeBrun au fur et à mesure qu’il se construisait. Puis ils essayèrentd’attaquer le château ; mais mal armés, mal équipés, ilsfurent repoussés et subirent des pertes terribles. Enfin, unearmée, réduite à une poignée, désespérée, ayant inutilement invoquésaint Pierre et saint Paul – lesquels d’ailleurs n’avaient pasencore vécu à cette époque – ils prirent la triste résolutiond’abandonner leurs îles et de se réfugier au loin.

Or, vivait alors dans Venise un jeune homme du peuple, quis’appelait Marc. Il était fiancé à une belle jeune fille qu’ilaimait de toute son âme, comme il en était aimé. La jeune fille futenlevée par Catenaccio et subit le sort commun à ses compagnes.Elle s’appelait Giovanna. Le désespoir de Marc fut immense. Maisloin de se répandre en gémissements inutiles comme sescompatriotes, il garda pour lui ses pensées, enferma sa désolationdans son cœur et songea à se venger. Mais comment ? Il étaitimpossible de pénétrer dans le château. Jamais Catenaccio n’ylaissait entrer un homme, refusant même de recevoir les pèlerinsqui, se rendant en terre sainte, venaient lui demanderl’hospitalité. Hâtons-nous de déclarer que la légende n’expliquepas comment il y avait une terre sainte et des pèlerins, à l’époqueindiquée, qui précède la vie du Christ. Il refusait donc jusqu’auxpèlerins, et quant aux prisonniers, on sait déjà qu’il n’en faisaitpas, ayant l’expéditive habitude de tuer tout.

Une année vint où Catenaccio, l’Homme Brun, prépara une nouvelledescente sur Venise.

On assure que dans la nuit qui précéda le départ, Satan, quiprotégeait Catenaccio, lui apparut et lui déconseilla fortementcette expédition.

« Pourquoi donc ? gronda l’Homme Brun ; pourquoin’irais-je pas renouveler cette fois une provision de belles femmespour mon lit, de bon vin pour mes caves, et d’or pour meshommes ?

– Je ne puis te le dire, répliqua Satan ; en effet,saint Marc me l’a expressément défendu. Et tu sais que saint Marc,qui a pris les Vénitiens sous sa protection, est un terrible saintqui m’exterminerait si je lui désobéissais.

– Bon ! au diable saint Marc et toi-même ! J’enferai à ma tête. »

Satan hocha la tête et se retira désolé, comme il avaitl’habitude de se retirer, c’est-à-dire en s’enfonçant sous terre aumilieu de la fumée et du bruit.

« A-t-on jamais vu un pareil capon ! » secontenta de grommeler Catenaccio qui, tout aussitôt, donna sesderniers ordres en vue de l’expédition projetée.

Au soleil levant, les hommes d’armes, à cheval, casqués,cuirassés, les brassards et les jambards de fer fixés par descourroies, la lance et la masse au poing, prirent place sur leslarges bateaux plats qui démarrèrent, les triples rangs de ramesfrappèrent l’eau en cadence, au chant des rameurs et des soldats,ce qui faisait une terrible musique.

Catenaccio et ses hommes, accueillis par une nuée de flèches,n’en débarquèrent pas moins ; une mêlée effroyable s’ensuivit,et bientôt les Vénitiens, vaincus, se mirent à fuir. Catenaccio,songeant aux conseils de son ami Satan, se mit à rire. Le pillagecommença et dura toute la journée et toute la nuit.

Le lendemain matin, les hommes du château, Catenaccio en têtequittèrent Venise incendiée, ruinée une fois de plus, emmenant unecinquantaine de femmes et de jeunes filles.

Dans la cour du château, l’Homme Brun passa les malheureuses enrevue, et selon sa coutume, en choisit quatre pour lui, qui étaientsinon les plus belles, du moins celles qui lui plaisaient.

Aussitôt, et toujours selon ses détestables mœurs, il en pritune par le bras et l’entraîna dans la tour de l’Est, celle quiregardait Venise.

Il entra dans une vaste salle où se tenait l’infortunée queCatenaccio allait égorger après avoir assouvi sa passion sur lanouvelle venue.

Cette malheureuse était dans un coin à genoux, un poignard à lamain. Dès qu’elle aperçut celle qui devait la remplacer, elletressaillit, et eut toutes les peines du monde à retenir uncri.

« Giovanna, gronda Catenaccio, écoute-moibien ! »

Ce fut au tour de la nouvelle prisonnière de tressaillir. Carcette nouvelle prisonnière n’était autre que Marc, le beau jeunehomme fiancé à Giovanna. Après la bataille, il s’était habillé enfemme, ayant conçu ce plan audacieux de pénétrer dans le châteaugrâce à ce subterfuge. Comment fut-il réellement pris pour unefemme ? Comment Catenaccio le choisit, lui premier, pourl’entraîner dans la tour de l’Est ? La légende, avec ce beaudédain des vulgaires vraisemblables qui caractérise toutes leslégendes, n’en dit pas un mot. Et comme nous ne faisons querépéter, nous ferons comme elle.

« Giovanna ! s’écria donc Catenaccio,écoute-moi ! Tu m’as résisté grâce à ce maudit poignard que tutiens de saint Marc, mais ta dernière heure est venue ; si jen’ai pu te violer, je pourrai du moins t’égorger ! »

Marc apprit ainsi, on peut penser avec quelle joie, que sa chèrefiancée était restée vierge.

Alors Catenaccio se tourna vers Marc :

« Et toi, femme, comment t’appelles-tu ?

– Tu vas le savoir ! » répondit Marc d’une voixéclatante.

En même temps, d’un tour de main, il se débarrassa de sa robe defemme et apparut avec une armure étincelante, une épée à lamain.

« Je m’appelle Marc, continua-t-il, et je suis envoyé parle saint dont je porte le nom, afin de te punir de tous tescrimes. »

Aussitôt, et avant que Catenaccio fût revenu de la stupéfactionet de l’effroi que lui causaient ce nom et cette apparitionsoudaine, Marc se précipita sur lui et lui enfonça son épée dans lagorge.

L’Homme Brun tomba dans une large mare de sang et Giovanna sejeta toute frémissante dans les bras de son fiancé devenu sonlibérateur.

À ce moment, Satan apparut et se pencha sur l’Homme Brun quirâlait, à l’agonie, en s’écriant :

« Que t’avais-je dit ?

– Tu avais raison, dit Catenaccio. Emporte-moi, puisquec’est convenu entre nous. »

Satan éclata d’un rire terrible, saisit Catenaccio par lescheveux et frappant les dalles qui s’ouvrirent, il s’enfonça dansles entrailles de la terre. Aussitôt, les murailles du châteaumaudit se disloquèrent avec un bruit épouvantable, et un instantplus tard, le château et le rocher qui le portait s’engloutirentdans les flots.

Marc et Giovanna se retrouvèrent, on ne sait par quel miracle,dans une barque qui vint atterrir à Venise. Les deux fiancés furentreçus en triomphe, se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

Telle était la légende de l’Homme Brun des forêts que dans leschaumières de la haute Italie on raconte encore non sans frayeur,et non sans avoir au préalable fermé portes et fenêtres.

Voici ce qu’on ajoute :

L’âme de l’Homme Brun fut condamnée à errer à perpétuité sur lethéâtre de ses crimes. Aussi, tant que la grande lagune exista dansses proportions primitives, les pêcheurs, que leur mauvaise étoileentraînait jusque sur l’emplacement du château maudit,aperçurent-ils une sorte de barque fantôme d’où parfois montait uncri strident. Alors, ils fuyaient à toutes rames, car la barquefantôme les poursuivait, et l’Homme Brun cherchait à s’emparer desfemmes des pêcheurs.

Des siècles s’écoulèrent. Les sables firent leur œuvre, lalagune se combla en partie, des terres remplacèrent la mer là oùs’était élevé le rocher de Catenaccio ; les herbes, lesplantes poussèrent ; puis toute une forêt se dressa entre lerivage et Mestre, forêt qui a disparu elle-même aujourd’hui.

Mais qu’on ne croie pas que Catenaccio renonça pour si peu à sesmaléfices. Il avait été l’Homme Brun de la barque fantôme ; ildevint l’Homme Brun des forêts. Au lieu de naviguer à la poursuitedes pêcheurs, il courut à pied, voilà tout.

Et c’était toujours aux femmes, aux jeunes filles assezdépourvues de bon sens pour s’aventurer la nuit dans la forêt,qu’il s’en prenait.

Il les poursuivait, les traquait de fourré en fourré, de buissonen buisson, et malheur à elles quand il les atteignait.

On citait nombre de jeunes filles qui avaient disparu dans laforêt, et ces disparitions étaient mises au compte de l’HommeBrun.

*

* *

Bianca était un esprit ferme et droit. La superstition avait peude prise sur elle et elle avait d’ailleurs reçu une certaineéducation qui lui servait de palladium.

Mais si l’on prend une jeune fille dans l’état d’affolement oùse trouvait Bianca, éperdue, la raison vacillante, si on la placeen pleines ténèbres, au fond d’une forêt où les mugissements duvent prennent des allures de plaintes mystérieuses, où lesbramements des cerfs frappent l’oreille comme des clameurs de bêtesféroces, où l’obscurité indéchiffrable pour les yeux se peuple pourl’esprit de visions ondoyantes, si on éveille tout à coup dans lamémoire de cette enfant le récit maintes fois entendu d’une légendetelle que celle dont nous venons de nous faire le modesterestaurateur, on n’aura pas de peine à comprendre et à expliquerl’épouvante irraisonnée qui, fatalement, s’empara de son être toutentier.

Nous avons dit qu’elle était tombée à genoux, la figure cachéedans ses deux mains, et répétant d’une voix de terreur :

« L’Homme Brun des forêts !… L’Homme Brun est là quime poursuit !… »

Combien de temps passa-t-elle ainsi ?…

Il était peut-être deux ou trois heures du matin lorsque glacée,transie de froid, n’essayant plus de lutter contre la peur, elle seremit en route d’un pas vacillant, l’oreille aux écoutes, les yeuxdilatés, le corps agité de frissons rapides.

Tout à coup, derrière elle, elle entendit un pas.

Un pas rapide, furieux, lui sembla-t-il.

Et cette fois, ce n’était plus une illusion créée parl’épouvante. Cette fois, réellement, quelqu’un courait derrièreelle…

Bianca rassembla toutes ses forces.

Elle se mit à courir droit devant elle, sans nul espoird’échapper à l’Homme Brun des forêts, mais mue par un dernierinstinct.

Le cri aigre et strident d’une chouette déchira le silence. À cecri, signe de malheur, elle répondit par un cri de désespoir, etpour la deuxième fois, elle s’affaissa sur ses genoux, sentant déjàsur sa nuque l’haleine de l’Homme Brun des forêts.

En un instant l’homme, l’inconnu qui courait derrière elle,l’atteignit. De dessous son manteau, il sortit une lanterne sourdeet en dirigea le jet de lumière sur Bianca.

Un indéfinissable sourire passa alors sur les lèvres de cethomme.

Et si Bianca eut levé les yeux à ce moment, elle eût, avec plusde terreur encore que de se trouver en présence de l’ombre deCatenaccio, elle eût reconnu l’horrible figure du monstre penchésur elle.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer