Les Amants de Venise

Chapitre 25L’ÉPOUSE

Le lendemain matin, de bonne heure, ayant fait une toilette dedemi-deuil et pris une figure de circonstance, l’Arétin se préparaà accomplir la première partie de sa mission.

Il avait caché dans la doublure de son pourpoint les deuxpapiers. Celui qui avait été écrit de la main de Dandolo et quel’Arétin comptait remettre plus tard à Léonore… Celui qui avait étédicté pour Candiano.

« Dois-je parler à la signora de ce que contient cepapier ? se demandait l’Arétin. Évidemment, elle auraitintérêt à le connaître. Mais qui sait quelles complications enrésulteraient dans l’intérieur de cette famille si troublée…d’après la missive même de Dandolo ?… Et qui sait si toutesces haines et ces désespoirs que j’entrevois ne finiraient pointpar former un nuage qui crèverait sur ma tête ?… De quoi mesuis-je chargé ? De remettre à Roland Candiano la lettre quej’ai là dans mon pourpoint. Voilà tout… »

En descendant, il entra dans la chambre du mort comme pour biense convaincre qu’il n’avait pas rêvé, que les étranges événementsde la nuit s’étaient bien déroulés chez lui. Dandolo était dans lamême position, sa main toujours crispée sur le poignard.

L’Arétin donna l’ordre de déshabiller le corps et de l’ensevelirconvenablement, en attendant que, selon la coutume, on le vînthabiller dans ses habits de fête.

Alors, il se rendit au palais Altieri et, après diverspourparlers, obtint d’être admis en présence de la signoraLéonore.

Léonore avait passé une nuit terrible.

La dernière révélation de son père sur le rôle exact joué parAltieri dans l’arrestation de Roland avait bouleversé sa douleur etl’avait transformée en une sorte de colère froide.

« Altieri mourra de ma main ! » avait-elle dit àDandolo.

Elle l’avait dit sincèrement, elle le pensait, et était résolueà exécuter son projet. Pourtant, elle savait que ce meurtre laséparait définitivement de Roland.

S’il restait encore une lueur d’espoir, cette lueur seraitéteinte du même coup qui frapperait Altieri. En effet, Léonore,esprit libre, mais soumis encore à toutes les lois sociales del’époque, était trop fière pour encourir la réprobation quientacherait le nom de Dandolo dont elle avait la garde.

Et sûrement, tout Venise crierait qu’elle avait tué Altieri pourse rapprocher de Roland Candiano.

Léonore envisagea donc ce meurtre comme une séparationirrémédiable avec l’homme qu’elle aimait.

Est-il à dire qu’elle avait gardé un espoirquelconque ?

Quoi ?… Elle ne savait… Elle n’espérait ni la mort de sonmari, ni que Roland saurait un jour sa fidélité, ni que son amourconstant verrait luire une fois encore les beaux jours dejadis…

Elle espérait, voilà tout.

Donc, en prenant la résolution de tuer Altieri, elle prenait enmême temps la résolution d’entrer dans le désespoir définitif.

C’est-à-dire qu’à l’instant même où elle résolut de frapperl’homme dont elle portait le nom, elle comprit qu’elle devraitaussi se frapper soi-même. Cette pensée de suicide ne s’étaitjusqu’ici que vaguement présentée à l’esprit de Léonore. Dès cemoment, au contraire, cette pensée domina sa vie.

Cette nuit où Dandolo fut tué, elle la passa à arranger l’actesuprême qu’elle envisageait. Ainsi, tandis que le père mouraitmisérablement dans le palais de l’Arétin, la fille, au même moment,prenait des dispositions pour mourir à son tour.

Cette malheureuse famille donnait ainsi un spectacle pareil àcelui que les Atrides, jadis, durent offrir au monde, alors que lafatalité armait le bras d’Oreste contre ses proches.

Le meurtre d’Altieri n’était pas chose facile.

Après avoir débattu et rejeté bien des projets avec ce calmeeffrayant que donnent les résolutions irrévocables, Léonore finitpar s’en remettre au hasard du soin de lui fournir une occasionfavorable. Elle guetterait nuit et jour, voilà tout.

Et dès qu’elle le pourrait, elle frapperait Altieri.

Elle frapperait sans pitié, et, lui semblait-il, sansémotion.

L’existence du capitaine général lui apparaissait, en effet,comme un défi, une anomalie, un crime qui se perpétuait.

Quoi ! tant de bonheur détruit, tant de malheur entassé,tant de souffrance et de deuil, uniquement parce qu’il avait plu àcet homme de la vouloir pour femme !

Ce fut à tourner et à retourner ces idées qu’elle passa la nuit,après l’adieu de son père.

Au matin seulement, elle trouva quelques heures d’un reposfiévreux, entrecoupé de rêves affreux.

Lorsqu’on vint lui annoncer que maître Pierre Arétin demandaitla faveur de l’entretenir, elle refusa d’abord de l’admettre.

Puis, comme le poète insistait, elle se souvint que le portraitde Roland Candiano avait été apporté par cet homme ; elleimagina qu’il avait peut-être encore quelque précieux souvenir àvendre, et, avec une curiosité maladive, ordonna del’introduire.

L’Arétin, comme la première fois, commença par admirer ensilence Léonore, dont la beauté, en ces jours d’angoisse,paraissait avivée plutôt qu’abattue.

La fièvre donnait un éclat singulier à ses grands yeux. Sesjoues ordinairement pâles se teintaient de rougeurs fugitives,tandis que l’incarnat de ses lèvres semblait presque violent.

« Madame, dit l’Arétin avec une émotion dont il ne fut pasmaître et que nous portons à son actif, je suis porteur denouvelles qu’il m’était impossible de ne pas vous communiquer…c’est pourquoi vous me pardonnerez d’avoir tant insisté… »

Léonore fit un geste de vague politesse, et l’Arétin, trèsembarrassé, reprit :

« Ces nouvelles concernent votre illustre père… »

Il s’attendait à une explosion de questions.

Mais Léonore demeura silencieuse.

« J’ai vu le noble Dandolo, cette nuit, reprit l’Arétin… Jel’ai vu dans mon palais… où il est venu…involontairement… »

Et comme Léonore continuait à le regarder fixement :

« Je veux dire qu’on l’a porté chez moi…

– Porté ? demanda cette fois Léonore avec un calme quidéconcerta l’Arétin.

– Porté, je dis bien cela, madame. Et cela, je pense, vouslaisse supposer que votre illustre père était blessé…

– Il m’appelle près de lui, n’est-ce pas ? partons,monsieur ! » dit Léonore, résolue à accomplir jusqu’aubout son devoir filial.

Elle se levait, jetait déjà une écharpe sur ses épaules.

« Madame, s’écria l’Arétin, daignez m’écouter. Le nobleDandolo ne vous appelle pas… il est blessé dangereusement…mortellement…

– Mon père est mort ! », dit sourdementLéonore.

L’Arétin apprêtait déjà une dénégation évasive ; maisl’attitude de Léonore le stupéfia. Elle ne pleurait pas ! Lacrise de larmes attendue ne se produisait pas ! Ce genre dedouleur dérouta complètement le scribe. Il lui parut évident queLéonore ne souffrait pas, qu’elle demeurait indifférente. Et,abandonnant aussitôt la grimace apitoyée dont il avait cru devoirorner son visage, il s’écria tout d’une haleine :

« Eh bien, oui, il est mort… On l’a transporté agonisantdans mon palais où je l’ai recueilli malgré le grave dérangementque cela me causait, et il n’a eu que le temps de me prier de vousavertir. Ce que je fais, madame, en vous assurant… »

De la main, Léonore lui demanda le silence.

Cette nouvelle la stupéfiait et l’atterrait.

Lorsque son père lui avait dit adieu, elle avait compris qu’ilallait pour toujours quitter Venise.

Et elle n’en avait éprouvé qu’une faible émotion. Depuislongtemps, les liens d’affection qui l’unissaient à son pères’étaient dénoués. Les derniers s’étaient brisés en cette scènemême où Dandolo raconta comment et pourquoi il l’avait livrée àAltieri.

Mais la mort a l’effrayant privilège d’effacer les haines.

En cet instant, Léonore se rappela seulement que Dandolo étaitson père. La chair, en elle, cria…

En outre, elle se vit désormais seule au monde.

Elle n’avait pas d’amis. Elle eut peur…

Et, chose triste, ce fut seulement la pensée de son prochainsuicide qui la rassura.

Qu’avait-elle à craindre, puisqu’elle allait mourir !

Tout était fini pour elle !

Et ce fut avec le même calme qu’elle demanda :

« Vous dites que mon père a été blessé ?

– Oui, signora, d’un maître coup de poignard. Le nobleDandolo a du être attaqué par quelque bravo. La chose s’est passéedans la ruelle qui longe le côté gauche de mon palais. Nous avonsentendu des cris. Je me suis aussitôt jeté dehors dans l’intentionde porter secours à celui qui gémissait. Hélas ! Il était troptard. Le malandrin avait fait son coup. J’ai trouvé votre illustrepère baigné dans son sang et je n’ai pu que le faire transporterdans mon palais, où un chirurgien, appelé en toute hâte, m’adéclaré que le blessé n’en avait plus que pour quelques minutes. Etc’est bien ce qui est arrivé, hélas ! »

Léonore avait écouté sans un tressaillement ce récit agrémentéde quelques légers mensonges.

« Je vous remercie, monsieur, dit-elle à la fin, je vousremercie de tout ce que vous avez fait.

– Mon devoir simplement, dit l’Arétin. Mais ce n’est pastout. Le noble Dandolo m’a chargé de veiller à ses funérailles…

– C’est moi que ce soin regarde, dit Léonore.

– Je devrai donc faire transporter ici le corps ? fitl’Arétin avec empressement.

– C’est à quoi je vais m’employer moi-même, réponditLéonore. Veuillez, jusqu’à l’endroit où repose mon père, me servirde cavalier…

– Je suis tout vôtre, madame », dit Pierre ens’inclinant profondément, frappé de respect et devinant sous lecalme apparent de Léonore quelque terrible orage.

Du palais Altieri au palais Arétin, le chemin était court.

Il se fit silencieusement. Léonore songeait que son père avaitdû être frappé par Altieri ou par l’un de ses hommes.

Son horreur contre lui ne s’en augmentait pas.

Qu’Altieri eût fait assassiner Dandolo, c’était dansl’ordre…

Il allait payer ses crimes d’un seul coup…

Léonore, conduite par l’Arétin, entra dans la chambre où gisaitle corps de Dandolo. L’Arétin la laissa seule.

À la vue de son père, cette force factice qui soutenait Léonorefaillit l’abandonner. Elle sentit des sanglots monter à sagorge…

Mais, surmontant cette faiblesse, elle s’approcha du cadavre etlui prit la main en signe de pardon suprême.

En ce moment, la porte s’ouvrit violemment et un homme entraavec précipitation…

En effet, tandis que Léonore s’approchait du lit où son pèreavait été étendu, une scène presque sinistre et presque burlesquese passait à la porte du palais. Un homme enveloppé d’un manteauavait monté les marches du palais moins d’une minute après l’Arétinet Léonore.

Il pénétra brusquement dans l’antichambre, y aperçut maîtrePierre, et, le saisissant violemment par le bras :

« Où est la femme que vous avez conduite ici ?Menez-moi à l’instant près d’elle ?

– Holà ! cria l’Arétin, êtes-vous fou, monmaître ! Ou bien voulez-vous être bâtonné par mesvalets !…

– Misérable, gronda l’homme, je t’éventre si tun’obéis !…

– Ohimé, bégaya l’Arétin, blême de terreur. Vous abusez,monsieur ! Cette dame est là… remplissant un pieux devoir… etvous devriez avoir honte… »

L’homme n’en écouta pas davantage. Il se dirigea vivement versla porte que l’Arétin venait de lui indiquer d’un geste, etentra…

Léonore, au bruit, à cette haleine rauque qu’elle sentit sur sanuque, se retourna et vit Altieri.

« Vous m’espionnez, maintenant ? dit-elle avec unsourire livide ; vous êtes complet !… »

Altieri, à la vue du cadavre de Dandolo, s’était découvert, etreculait lentement.

Il avait vu Léonore sortir du palais. Où allait-elle !…

Roland était dans Venise… Un rendez-vous, sans doute !

Ou bien, elle fuyait.

Il s’était jeté alors dans une gondole et était arrivé au palaisArétin presque en même temps que Léonore.

« Vous avez voulu vous assurer que votre nouvelle victimeavait bien succombé ? reprit Léonore.

– Ma victime ! balbutia le capitaine général…J’ignorais cet événement, madame… je vous le jure… Dandoloavait trahi assez de gens dans Venise… Je le haïssais,pour ma part, continua-t-il d’une voix plus ferme. Cet homme ne m’afait que du mal… mais il était votre père !… Non, non, madame,ce n’est pas moi qui l’ai frappé… Cherchez parmi ceux qu’il atrahis… comme il m’a trahi moi-même… comme il vous a trahie…Je me retire, madame… Si j’avais su où vous alliez… je ne seraispas venu vous déranger… »

À ce moment, les yeux de Léonore tombèrent sur le poignard qu’onn’avait pas encore retiré de la main crispée du cadavre.

Mais avant qu’elle eût pu faire un geste pour s’en saisir,Altieri s’était retiré et avait disparu aussi brusquement qu’ilétait entré.

Léonore demeura immobile, frappée d’une horreur nouvelle.

Les paroles d’Altieri bourdonnaient dans ses oreilles :

« Dandolo avait trahi assez de gens dans Venise… Cherchezparmi ceux qu’il a trahis… »

Qui donc avait été, par Dandolo, plus trahi queRoland !…

Cette pensée soudaine s’ancra avec force dans son esprit.

C’était son amant qui avait frappé son père !…

Et si cela était !… Pouvait-elle se plaindre et leblâmer ? Non, non, une terrible fatalité armait l’un contrel’autre ceux qui jadis s’étaient tant aimés…

Il n’y avait qu’à courber la tête sous cette fatalité !

Cependant, au milieu de ces tragédies qui bouleversaient sonâme, Léonore gardait son sang-froid. Le souci du bon renom de lafamille la soutenait encore, tant les lois factices de l’existenceen société ont de force et d’emprise.

Il fallait que le chef de la famille Dandolo eût des funéraillesdignes de la haute situation qu’il avait occupée.

Ainsi, cette fille étonnante, dans les circonstances dramatiquesoù son cœur avait tant souffert, avait toujours songé à sauvegardersa dignité et celle des siens.

C’est ainsi que nous l’avons vue, dans les premiers temps de sonmariage avec Altieri, et tant qu’elle ignora la vérité surl’arrestation de Candiano, faire en sorte que nul ne soupçonnâtquel abîme la séparait de l’homme accepté pour époux.

Sur ses indications claires et précises, le corps de son pèrefut porté par des valets dans la sente d’une gondole, et une heureplus tard, Dandolo reposait sur son lit, dans sa chambre, habilléde son costume de cérémonie de grand inquisiteur.

Personne dans Venise ne sut quelle avait été la fin tragique deDandolo.

Altieri avait assisté de loin au départ de Léonore sortant dupalais Arétin et il l’avait suivie jusqu’au moment où elle rentradans son appartement, escortant le corps de son père.

Alors elle donna elle-même des ordres pour les funéraillesqu’elle fixa au surlendemain, 1er février.

Et, vaillante jusqu’au bout, elle se mit à veiller le mort…

La journée se passa, morne et sans incidents pour Léonore.

Mais si elle avait été moins préoccupée par les funèbres penséesqui l’assaillaient, elle eût été sans doute frappée du mouvementextraordinaire qui régnait dans le palais Altieri.

Des officiers entraient et sortaient. Des gens à mine louchevenaient aussi à chaque instant, puis repartaient après avoir étéreçus par l’un des officiers d’Altieri, qui leur donnaitprobablement des ordres au nom du capitaine général.

La nuit vint. De longues heures s’écoulèrent sans doute.

Léonore n’en avait pas conscience.

Ni le temps ni les circonstances extérieures n’existaient pluspour elle. Elle s’enfonçait, avec une joie mauvaise, dans despensées de suicide.

Et ce qui la préoccupait surtout, c’était le moyen de mettre àexécution son projet. Peut-être finit-elle par trouver une solutionsatisfaisante, car ses traits se détendirent enfin, et elle se levadu fauteuil où elle était assise, au pied du lit sur lequel Dandolodormait son éternel sommeil.

Alors seulement, elle vit que quelqu’un était là qui laregardait, et que ce quelqu’un était son mari.

« Madame, dit sourdement Altieri, voilà trois longuesheures que je suis ici… et vous ne vous êtes pas aperçue de maprésence… J’ai attendu patiemment que votre regard vînt à tombersur moi… Oh ! je sais nos conventions… Moyennant votre silencesur mes projets, je m’étais engagé à ne jamais entrer ici, à nejamais vous parler… Cependant, aujourd’hui, il le faut… car ce quej’ai à vous dire est grave, et je ne sais si je pourrai parlerencore sous peu…

– Qu’avez-vous à me dire ? » demanda Léonore.

Altieri tressaillit d’une joie profonde.

Il n’y avait ni colère ni répulsion dans la voix de Léonore.

Elle ne le repoussait pas violemment !…

« Oh ! fit-il d’une voix tremblante, vous consentezdonc à m’écouter !…

– Puisque vous avez rompu notre pacte, déchirez-le jusqu’aubout. Parlez, je vous écoute. »

Il est bon de remarquer qu’en consentant à recevoir Altieri et àlui parler, Léonore était parfaitement logique avec elle-même.

Tant qu’Altieri n’avait été que le mari dont elle avait horreur,elle s’était arrangée pour s’épargner sa présence.

Maintenant qu’elle était résolue à se faire la meurtrière ducapitaine général, il devenait un ennemi avec qui il fallaitprendre contact au plus tôt. Cette situation d’ennemi qu’elleallait combattre relevait pour ainsi dire Altieri à ses yeux.

Altieri reprit :

« J’ai voulu vous parler devant la mort, devant ce qu’il ya de plus sacré pour nous autres Vénitiens. Votre père que jehaïssais de son vivant n’est plus maintenant qu’un témoin impartialde l’effort suprême que je veux tenter. Je jure sur ce mort de vousparler selon la vérité que contient mon cœur… », ajouta-t-ilétendant la main.

Elle demeura silencieuse, immobile et froide.

« Madame, dit alors le capitaine général, vous savez quelsgraves événements se préparent… Vous êtes au courant de laconspiration du patriciat vénitien contre le doge Foscari ;vous savez que c’est moi qui suis désigné pour le remplacer…Après-demain, à midi, j’aurai mis sur ma tête la couronne ducale deVenise. Rien ne peut sauver Foscari à l’heure présente, et rien nepeut m’empêcher de prendre un titre que nul n’oserait mecontester… »

En parlant ainsi, Altieri étudiait attentivement Léonore,espérant, dans un geste, dans un signe, surprendre sa pensée.

« Vous occuperez donc, reprit-il, une situation qui estpresque celle d’une reine, situation en tout cas égale à celle desprincesses italiennes… Et rien ne prouve que ce titre de dogaressequi a ébloui tant de femmes de haute noblesse ne puisse pas un jourse transformer en celui de reine… »

Léonore garda la même impassibilité.

« Si près du moment solennel où les destinées de Venise meseront confiées, continua Altieri, j’ai regardé autour de moi, j’aiscruté l’avenir… et je me demande si mon foyer sera désert dans lepalais ducal comme il l’est ici… Pour la gloire de l’État, il estnécessaire que l’union soit parfaite entre le doge et ladogaresse ; il est indispensable que celle-ci s’occupe deplaire à la haute société au sein des fêtes, pendant que le doges’occupe des affaires de l’État… Me comprenez-vousmadame ?

– Je vous entends.

– Je vous demande quelle attitude vous voulez prendrevis-à-vis de moi lorsque je vous aurai fait entrer dans ce palaisoù vos aïeux, jadis, furent maîtres…

– L’attitude d’une femme qui a été vendue, que vous avezachetée, l’attitude d’une esclave qui hait son maître… Envoyez-vous une autre possible pour moi ? »

Altieri frémit. Il avait parlé avec une sourde confiance.

Il avait espéré que Léonore était enfin lasse de pleurer dans lasolitude, et que l’ambition satisfaite, la gloire de briller aupalais ducal achèverait ce que la lassitude avait peut-êtrecommencé.

La réponse de Léonore l’écrasa, non pas tant par le senspourtant définitif des paroles que par le ton de la voix calme,indiquant une inébranlable résolution. Jamais, jamais Léonore neconsentirait à remplir auprès de lui son rôle de dogaresse.

Il étouffa un grondement, et changea aussitôt son dispositif debataille.

« Écoutez-moi encore, dit-il d’une voix plus ardente. Vousrejetez cette couronne que je vous offre, soit ! Vous nevoulez pas être la princesse la plus enviée de l’Italie, c’estbien… J’accepte aveuglément et sans discussion votre arrêt.Maintenant, laissez-moi vous dire ceci : savez-vous, madame,qui a organisé, lentement, patiemment, cette conspiration qui doitéclater demain ? Savez-vous pourquoi, après-demain, des hommesvont s’égorger, pourquoi une révolution va ensanglanterVenise ?… C’est pour vous, madame ? La conspiration,c’est moi ! Et le but de cette révolution, de tout ce sangrépandu, de ces larmes, de ces deuils qui vont s’abattre surVenise, c’était votre conquête !… Je m’étais dit qu’en vousélevant si haut, peut-être ne pourriez-vous plus voir ce quis’était passé en bas… J’avais imaginé que la princesse Léonorefinirait par oublier les haines de la signora Altieri. C’est pourvous, dis-je, pour vous seule que, depuis des années, j’aitravaillé, combiné, cherché, acheté les uns, frappé les autres,terrorisé les adversaires, réchauffé les tièdes, exalté les amis.Pour vous, ce travail énorme qui m’a coûté des nuits et des nuitssans sommeil ; pour vous, cette entreprise formidable oùpendant quatre ans j’ai risqué ma vie, et dormi la tête sur lebillot du bourreau… »

Il souffla un instant, puis il dit :

« Je renonce. Puisque vous ne voulez pas être princessedans le palais ducal, il ne m’est plus utile d’y être ledoge ! »

Léonore ne fit pas un geste.

« Je vous offre ceci, continua Altieri en s’exaltant ;nous quitterons Venise ; nous irons où vous voudrez, nousvivrons comme vous voudrez… Nous partirons dès demain.J’abandonnerai mes compagnons et, comme pour vous j’aurais étéhéros, pour vous, je serai lâche. Est-ce là ce que vousvoulez ? Dites ? Acceptez-vous ?

– Dites-moi, Altieri, est-ce vous qui avez mis au tronc desdénonciations la lettre d’Imperia ?

– Que voulez-vous dire ? balbutia le capitaine.

– Vous m’avez entendue, je crois ?… Imperia écrivit auConseil des Dix pour lui dire que Roland Candiano avait assassinéJean Davila. Est-ce vous qui avez dicté la lettre,Altieri ?…

– Mensonge ! Mensonge ! Je ne suis pas capabled’une telle infamie ! gronda Altieri.

– Ô mon père ! dit Léonore en étendant la main. Vousl’entendez ?… Il a pourtant juré de dire la vérité… La lettreécrite, Altieri, qui de vous l’a mise au Tronc ? Car vousétiez plusieurs à comploter l’assassinat de Candiano.

– Mensonge ! Mensonge ! rugit Altieri dont lescheveux se hérissèrent de terreur. Jamais je ne conseillai rien àImperia ; il n’y eut pas de lettre jetée au Tronc…

– Altieri, qui donc avait donné rendez-vous à mon père surla place Saint-Marc, quelques minutes avant la réunion desassassins au palais Imperia !… Parlez, parlez, mon père !s’écria Léonore en saisissant la main du cadavre et en l’agitantfurieusement. Réveillez-vous, mon père ! Parlez ! Dites àAltieri ce que vous avez vu ! Refaites-lui le récit que vousm’avez fait à moi !…

– J’avoue ! J’avoue ! clama Altieri dans un crid’angoisse tel qu’on eût dit le cri d’un homme qu’on égorge. C’estvrai ! Tout est vrai ! Tout ! Je fus criminel !Je fus scélérat ! C’est moi que Bembo entraîna le soir où duhaut du palais ducal j’entendais avec une frénésie de jalousie lepeuple de Venise acclamer les noms de Roland et de Léonoreunis ! C’est moi qui fis auprès de Dandolo une suprêmetentative ! C’est moi qui entrai chez la courtisane, quiapprouvai la lettre dénonciatrice et qui la fis jeter auTronc ! C’est moi, Léonore, c’est moi ! Je fuscriminel ! Eh bien, sache-le… S’il fallait, pour t’empêcherd’appartenir à Roland, être plus odieux, plus lâche et plus vilencore, s’il fallait ouvrir l’enfer et me mettre à la tête de sesdémons pour menacer le Ciel, Léonore, je le ferais ! Descrimes ! Pour que tu sois à moi, pour que tu ne sois pas àl’homme exécré, des crimes, j’en commettrai. Je noierai Venise dansl’horreur, et je changerai ses canaux en fleuves de sang, maisj’atteindrai ton Roland ! Il m’a vaincu déjà ! Il m’abafoué ! Il m’a souffleté de son mépris ! Il a fait crieren moi les fibres les plus secrètes de mon orgueil… Mais tout celan’est rien, vois-tu ! Que Roland m’écrase de sa pitiéinsultante, qu’il m’accable de sa grâce, qu’il m’insulte, tout celane compte pas ! Ce qui compte et ce qui le condamne, ce quifait que, pour mieux l’atteindre, je révolutionne Venise, ce quifait que je lui ouvrirai moi-même les entrailles et que je merepaîtrai de son cœur maudit, c’est que tul’aimes !… »

Haletant, la gorge en feu, les yeux sanglants, Altieri, à cesmots, marcha sur Léonore. Elle ne broncha pas.

Une main appuyée au dossier d’un fauteuil, elle garda ses yeuxfixés sur le cadavre, funèbre témoin de cette scène violente.

Les deux poings d’Altieri se levèrent, comme pour écraserLéonore. Alors, seulement, elle tourna un peu la tête de soncôté.

« Achevez donc, dit-elle d’une voix basse et pénétrante,achevez votre œuvre. Quand vous m’aurez tuée, il ne restera pluspersonne à assassiner autour de vous. »

Dans un geste de rage exaspéré, Altieri laissa retomber sesbras. Il recula.

« Adultère ! » gronda-t-il.

L’insulte, maintenant, se pressait sur ses lèvres blêmies.

Un tressaillement agita Léonore.

« Oui, adultère ! continua-t-il. Adultère par lapensée, adultère par cet amour que vous n’osez ni avouer ni renier.Moi, je suis franc, au moins ? Je vous aimais. Je vous aimetoujours en véritable insensé. Eh bien, j’ai fait ce que je devaispour vous avoir toute à moi ! Mais vous, vous qui en aimiez unautre, vous avez accepté de porter mon nom. On aime la trahison,dans votre famille ! Vous vous transmettez cela de père enfille !… Mais répondez donc !

– J’ai à dire que je vous fais grâce…

– Vous !… Vous… me faites grâce ! haletaAltieri.

– Ne m’avez-vous pas dit que Roland vous avaitgracié ?… Une femme doit se conformer en tous points à lapensée de l’homme qu’elle aime. »

Altieri saisit ses cheveux à pleines mains.

« Oh ! rugit-il, pouvoir la tuer !l’écraser ! Mais non… je suis trop lâche… je l’aimetrop !…

– Allez, Altieri, acheva Léonore, je vous fais grâce… commelui vous a fait grâce !… »

Il recula jusqu’à la porte, tendit le poing et gronda :

« Soyez maudite ! »

Et il s’enfuit. Léonore retomba dans son fauteuil.

« Non, murmura-t-elle, il n’a pas osé me tuer… Je seraidonc obligée de me tuer moi-même… »

Cette parole de désespoir indique la pensée qui avait guidé lamalheureuse femme en essayant de surexciter Altieri comme ellel’avait fait. En vain son mépris avait été jusqu’à la cruauté…

Elle était vivante encore !… alors qu’elle avait espéréqu’Altieri la délivrerait de l’affreuse obligation du suicide.

Quant à cette grâce dont elle avait parlé, elle étaitsincère.

Léonore, résolue à frapper Altieri, renonçait à ce meurtre.Pourquoi ?

Était-ce, comme elle l’avait dit, pour se conformer à la penséede Roland Candiano ? Ou plutôt, une aube de pitié ne selevait-elle pas tout au fond de son cœur pour cet homme qui s’étaitfait criminel et vil pour l’amour d’elle ?

Il est probable que les deux sentiments la guidèrent à la fois,bien qu’ils fussent en elle obscurs et indistincts.

Ce qu’il y avait de plus positif, ce qui dominait toute sapensée, c’était une lassitude énorme. Elle avait assez de la vie,et, à part l’horreur instinctive qu’elle éprouvait du suicide, elleallait au-devant de la mort avec un véritable soulagement.

Les dernières dispositions s’arrêtèrent dans son esprit. Elleconduirait, à l’heure dite, au jour convenu, les funérailles de sonpère.

Une fois que Dandolo aurait pris sa place immuable dans letombeau de la famille, elle se tuerait.

Voici ce qu’elle convint à ce sujet :

Le tombeau de la famille Dandolo se trouvait dans l’îled’Olivolo, derrière Sainte-Marie-Formose.

De là à la vieille maison des Dandolo, il n’y avait que quelquespas. Elle s’y rendrait, bien que la maison appartînt maintenant àRoland Candiano.

« Il peut me donner cette hospitalité »,songea-t-elle.

Alors, dans la maison, elle s’enfermerait dans ce qui avait étésa chambre de jeune fille, et se revêtirait du costume de viergequ’elle portait la veille de ses fiançailles. Ce n’était pas unevaine mise en scène qu’elle cherchait en convenant de redevenirvierge par le costume comme elle l’était dans la réalité.

Avec son esprit sérieux, positif, et logique, elle trouvainjuste que l’on pût croire qu’elle avait été follement mourir horsde la maison de son mari.

Nous retrouvons là cette préoccupation de sa dignité qui nel’abandonna jamais.

Il fallait que la société vénitienne sût que si elle étaitsortie du palais Altieri pour mourir, c’est qu’elle en avait ledroit.

Peut-être aussi songea-t-elle que Roland comprendrait alors cequ’elle était trop fière pour lui dire :

Qu’elle n’avait jamais été la femme d’Altieri.

Une fois vêtue, elle s’empoisonnerait.

Ces différents détails, Léonore les discuta froidement avecelle-même, et les adopta l’un après l’autre, tandis que, seule,dans la chambre funéraire, la tête penchée, les mains sur sesgenoux, immobile, elle veillait le corps de son père.

Et il lui semblait par moments que c’était sa propre veilléefunèbre qu’elle accomplissait.

*

* *

Le lendemain matin, Dandolo fut mis au cercueil, revêtu de seshabits de cérémonie, selon l’usage.

L’usage voulait également que le cercueil ne fût pas fermé. Onpromenait les morts illustres à découvert avant de les descendre autombeau.

Mais le corps n’ayant pas été embaumé, le cercueil fut fermédans cette matinée du 31 janvier et placé sur une sorte d’estradedrapée de noir autour de laquelle des pénitents gris et des moinesvinrent à tour de rôle réciter les prières du rite catholiqueauquel appartenait le défunt.

*

* *

Cette journée s’écoula, morne et lente.

Léonore s’était retirée dans sa chambre et, succombant à lanature, s’était endormie d’un sommeil pesant.

Elle se réveilla dans la nuit et revêtit les habits de deuilqu’elle devait porter pendant les funérailles.

Elle paraissait très calme.

Les personnes qui la virent dans cette nuit dirent que seuleelle semblait avoir conservé son sang-froid au milieu del’agitation extraordinaire qui se manifestait dans le palaisAltieri.

Cette agitation ne venait certes pas de la cérémonie desfunérailles qui s’apprêtait.

Dans le grand salon du rez-de-chaussée, Altieri, pâle et résoluau milieu de ses officiers vêtus en guerre, donnait ses derniersordres…

L’aube se leva, froide et claire. L’aube du 1erfévrier…

À huit heures du matin, lorsque les douze porteurs, lesconfréries, les prêtres se présentèrent pour faire la levée ducorps, il n’y avait dans le palais que Léonore et quelques parentséloignés venus pour escorter le descendant des Dandolo.

Altieri et ses officiers avaient disparu…

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