Les Amants de Venise

Chapitre 32SUPPLICE DE FOSCARI

Nous revenons maintenant sur le pont des Soupirs.

Foscari avait été enchaîné sur la chaise de pierre où neuf ansauparavant il avait fait enchaîner le doge Candiano pour luiinfliger l’horrible supplice de l’aveuglement.

Mais même à ce moment il n’avait pas abdiqué son orgueil.

Son regard, empreint d’une sauvage expression de haine, sefixait sur Candiano.

Ce masque de sérénité majestueuse dont pendant si longtemps ilavait recouvert sa physionomie, ce masque était tombé.

Maintenant qu’il n’était plus besoin de dissimuler, son âprenature d’ambition forcenée apparaissait en relief.

L’orgueil dominait dans ses traits fortement accentués.

Son œil d’aigle ne se baissa pas sous le regard de Roland.

Et il y avait dans l’attitude du doge vaincu, enchaîné, unegrandeur farouche qu’elle n’avait jamais eue tandis qu’il exerçaità Venise la puissance royale.

Mais l’attitude de Roland, dans sa simplicité forte et sereine,dominait encore celle de Foscari.

Le juge et l’accusé étaient dignes l’un de l’autre.

« Foscari, dit Roland, les paroles seraient vaines. Jereprésente ici un homme que, pour satisfaire votre soif dedespotisme, vous avez brisé en plein bonheur. Je suis ici le filsde Candiano saisi par vous, aveuglé par vous, jeté par vous, seul,pauvre, sur une route solitaire, condamné par vous à la misère,poussé par vous à la folie. Comprenez-moi : Je ne suis pas untribunal. Je suis un fils. Qu’avez-vous à dire ?

– Que vous faites bien de venger votre père, ditFoscari.

– Foscari, je vous hais, en effet, comme l’homme qui a faitle malheur d’un vieillard inoffensif… Ma volonté est de vous fairesouffrir ce que mon père a souffert pour vous…

« Foscari, regardez-moi bien. C’est mon visage que vousverrez dans la nuit de vos remords… Foscari, dans quelquesinstants, vous ne verrez plus. Car vous allez être aveuglé comme lefut mon père, jeté sur une route solitaire comme le fut mon père,livré à la risée et à la mendicité comme le fut monpère !… »

Foscari eut un long frisson.

Une seconde, cette âme s’amollit.

Mais il retrouva aussitôt son orgueil et leva sur Roland unregard clair, empli de haine.

Les yeux de Roland flamboyèrent.

Il fit un signe.

Un homme s’approcha…

« Le bourreau ! murmura Foscari. Adieu, lumière dujour !… »

À ce moment, un grand cri retentit à l’entrée du pont, leshommes qui entouraient Roland s’écartèrent, et un vieillard soutenupar un colosse, le vieux doge Candiano guidé par Scalabrino,apparut, les mains tendues, frémissant, et si terrible dans sonémotion, avec des accents si déchirants que tous ces rudesmontagnards tremblèrent et se prirent à pleurer.

Le bourreau s’était reculé de Foscari.

« Mon fils ! mon fils ! appelait le vieillard.Mon fils ! Je t’entends ! Je te retrouve ! Monfils ! Mon fils !… »

L’instant d’après, Roland, à demi fou, ivre d’une joiesurhumaine, tombait dans les bras de son père.

Leur étreinte fut longue, entrecoupée de mots sans suite…

Ils oubliaient tout en ce moment. Roland ne se demandait pascomment son père avait recouvré la raison. Le vieux doge necherchait pas à savoir pourquoi son fils était maître dans lepalais ducal…

Une main toucha enfin Roland au bras.

Roland se retourna, comme éveillé d’un rêve.

Le montagnard qui l’avait touché lui montra Foscari, et luidit :

« Il ne faut pas prolonger son agonie… »

Roland tressaillit, saisit violemment son père par le bras,l’amena devant Foscari, et, d’une voix haletante :

« Mon père, ici est l’homme qui vous a aveuglé !

– L’homme qui m’a aveuglé ! fit sourdement le vieuxdoge.

– Rappelez-vous, mon père !… Celui qui vous a faitsaisir pendant la nuit maudite…

– Foscari !…

– Celui qui vous a fait enchaîner sur cette chaise depierre…

– Foscari !…

– Celui qui vous a condamné à la nuit éternelle…

– Foscari !… »

Foscari, cette fois, baissa la tête et, dans ses liens, eut unmouvement de recul instinctif.

Lui qui n’avait pas tremblé sous le regard de Roland, trembladevant ce regard vide, car cette épouvantable physionomie ravagée,c’était sa propre physionomie qu’il voyait par avance !

« Il est là, mon père, continua Roland d’une voix quigronda en sourds accents. Il est là ! Dites, mon père !Parlez vous-même ! Que faut-il faire de cet homme ?

– Foscari ! répéta l’aveugle en étendant les mains. Oùest-il ! Fais que je le touche, mon fils ! après la joiede toucher ce que j’aime le plus au monde… toi ! Donne-moi lajoie de toucher ce que je hais par-dessus tout,Foscari ! »

Roland saisit les mains de son père et les plaça sur la tête del’homme enchaîné.

« Foscari, reprit le vieux doge, êtes-vous là ? Est-cebien vous qui êtes là, sur la chaise de pierre où l’on attache lestraîtres ?

– Oui, Candiano, répondit le doge déchu d’une voix calme etorgueilleuse… c’est moi ! moi… sur la chaise du pont desSoupirs où je vous ai fait attacher…

– Mon père ! mon père ! cria Roland, prononcez lacondamnation…

– Vaincu, je l’attends d’une âme invincible ! ditFoscari.

– Parlez, parlez, mon père !

– Oui, mon fils ! » dit le vieux Candiano.

Ses mains s’imposèrent fortement sur la tête du doge vaincu et,d’une voix auguste, le front radieux de sérénité, tandis que lessouffles impurs des prisons qui balayaient le pont des Soupirsagitaient sa barbe blanche et ses longs cheveux d’argent, ilprononça :

« Foscari, je vous pardonne… Allez, mon fils, et, si vousle pouvez, vivez en paix avec votre conscience ! »

Alors, on dit que Foscari baissa la tête et pleura.

Cet homme de fer s’avouait vaincu !…

Et tandis qu’on le détachait, tandis qu’il s’en allaitlentement, le dos courbé, le front pensif, comme s’il eût interrogécette conscience que la parole du vieillard avait évoquée, Rolandse laissait tomber à genoux, collait ses lèvres aux mainstremblantes de son père, et balbutiait :

« Ô mon père, vous êtes grand parmi les grands… Car vousm’apprenez en ce jour que la plus terrible des vengeances, la plussûre et la plus accablante, réside en la magnanimité duPardon… »

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