Les Amants de Venise

Chapitre 6LA GONDOLE D’AMOUR ET DE MORT

Roland Candiano, un peu après minuit, avait fait le tour dupalais Imperia pour s’assurer que chacun était à son poste. Lenouvel enlèvement de Bianca avait été préparé par lui avec le calmeet le soin méticuleux qui assurent la réussite aux entreprises lesplus difficiles. Or, celle-ci était relativement aisée. Roland,donc, en revenant à la façade du palais, sur le canal, et en yretrouvant Scalabrino qu’il avait laissé là, put affirmer à soncompagnon que deux heures plus tard, une fois la fête finie, Biancaserait en sûreté.

Scalabrino remercia d’un signe de tête.

Roland pénétra dans le palais.

D’un coup d’œil il fit le tour de la salle immense où il venaitd’entrer. Il vit Imperia souriante, admirablement belle, sous sondais de soie blanche, dans l’éclat des lumières douces querépandaient les cires parfumées ; près d’elle, il reconnutSandrigo ; le couple était entouré d’une petite cour quiadressait ses compliments autant à Sandrigo qu’à la courtisane.

Sandrigo, reconnu pour l’amant en titre de la belle Imperia,avait acquis du coup droit de cité dans la société vénitienne.

Le soir encore, simple lieutenant inconnu, il devenait tout àcoup un personnage par la toute-puissance de la magnifiquecourtisane.

Roland marcha de groupe en groupe, cherchant Bianca.

Il ne la vit pas.

Une sourde inquiétude commença à le gagner.

Certain que la jeune fille n’était pas dans cette fête qui étaitdonnée pour elle, il revint dans le salon où trônait Imperia.

Elle s’était levée de son siège, et s’était approchée avecSandrigo d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le canal.

Roland, après l’avoir cherchée quelque temps, finit par ladécouvrir dans l’embrasure de cette fenêtre, à demi cachée par lesgrands rideaux de brocart qui retombaient lourdement.

Il s’approcha, s’assit contre le rideau.

Imperia et Sandrigo, accoudés à l’appui de velours, regardaientdans la nuit.

De loin en loin, ils échangeaient de vagues paroles.

« Ainsi, fit soudain Sandrigo, reprenant sans doute uneconversation que la courtisane avait laissé tomber, ainsi elle n’apas voulu assister à cette fête ?…

– Je l’ai vainement suppliée ; mais ne parlons pas decela, cher : laissez-moi pour ce soir encore tout monbonheur ; demain, vous penserez à Bianca ; ce soir, vousêtes tout à moi… voulez-vous ?

– Soit…

– Folie, si vous voulez, cher, très cher… mais cette fêtem’ennuie, je soupire après le moment où nous serons seuls…

– La nuit s’avance…

– Oui, et savez-vous ce que je voudrais, tout à l’heure,quand ce monde qui m’assomme sera parti ?

– Dites… »

Imperia, peu soucieuse d’être vue, avait entouré de ses deuxbras un bras de Sandrigo, et laissé tomber sa tête sur sonépaule.

« Eh bien, écoutez… J’ai fait préparer une gondole, magrande gondole de cérémonie ; la tente en est intérieurementrecouverte de satin ; des coussins de velours sur une peaud’ours blanc, cela fait un nid bien doux pour des étreintesd’amour… c’est là que je voudrais, tout à l’heure, dans le rêve dela nuit, dans le doux balancement des vagues, être toute à vous,toute à toi… »

Roland n’entendit plus rien qu’un murmure confus. Ils’éloigna.

« Bianca est renfermée chez elle, songea-t-il. La prévenirde ce que nous allons faire tout à l’heure ?… Oui, sans doute…Ce sera une grosse émotion évitée à cette enfant… Allons ! Lamère, triste mère, est occupée ici… allons ! »

Dix minutes plus tard, il avait constaté l’absence deBianca.

Roland rentra dans les salons.

Cette fois, Imperia causait en riant avec quelques jeunesseigneurs.

Dans un groupe, Pierre Arétin pérorait de sa voix tonitruante etcherchait à prouver que le Tasse n’avait aucun talent.

Roland le toucha à l’épaule et lui fit signe de le suivre.

L’Arétin, étonné, mais flairant, selon son habitude, quelqueaubaine, suivit cet homme masqué qu’il ne reconnaissait pas.

Mais dès qu’ils furent perdus dans la foule, par un mot, Rolandse fit reconnaître. L’Arétin frémit en songeant à toutes les hainesqui entouraient cet homme, et que le palais d’Imperia était à cemoment le foyer de ces haines.

« Allez dire à Imperia que vous avez une grave nouvelle àlui communiquer en secret, dit Roland.

– Quelle nouvelle ?

– Ne vous en inquiétez pas, et suivez simplement cettefemme où elle vous conduira. Le reste me regarde. »

L’Arétin s’élança.

Roland le vit manœuvrer pour s’approcher de la courtisane, luiparler à voix basse : et quelques minutes plus tard, il vitImperia, escortée de l’Arétin, quitter lentement les salles defête.

Il les suivait pas à pas.

Imperia traversa deux ou trois pièces désertes et parvint enfinà ce petit salon retiré, sorte de boudoir, où Roland avait déjàpénétré.

La courtisane entra. L’Arétin fit un pas pour la suivre.

Mais à ce moment, Roland le prit par le bras, l’arrêta, etfranchissant le seuil à la place du poète, referma la porte.

Imperia s’était assise en disant :

« Je vous écoute, mon cher, nous sommes seuls. »

En parlant ainsi, elle leva machinalement la tête et vit que cen’était pas l’Arétin qui était devant elle, mais un homme masquéqu’elle ne connaissait pas.

Elle bondit et voulut s’élancer vers la porte.

« Madame, dit froidement Roland, faites un pas, jetez uncri, et je vous tue. »

Au son de cette voix, Imperia tressaillit de terreur.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle.

Roland fit tomber son masque.

Elle recula, livide, hagarde, et alla retomber, palpitante, surle fauteuil qu’elle venait de quitter.

« Rassurez-vous, madame, reprit Roland en s’asseyant à sontour ; il me déplairait souverainement de voler au bourreau cequi lui appartient, et si vous consentez à m’écoutertranquillement, je ne vous toucherai pas.

– Parlez », dit Imperia.

Elle se remettait peu à peu.

Sa première épouvante se transformait en une ardente curiosité,et pour tout dire, elle se sentait instinctivement protégée par lagénérosité chevaleresque de son adversaire.

« Madame, dit alors Roland, vous avez organisé dans votrepalais une fête magnifique dont je viens d’admirer l’éclat et lasomptuosité ; mais, ou j’ai été trompé, ou c’est dans undessein bien précis que vous donniez cette fête.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci : on m’a affirmé, et je suis sûr del’exactitude du renseignement, que cette fête avait pour but deprésenter votre fille Bianca devant la société vénitienne. Est-cevrai ? »

Imperia tressaillit.

Cependant, ce fut d’une voix tranquille qu’ellerépondit :

« C’est vrai.

– Si mes renseignements continuent à être exacts, repritRoland, il ne s’agissait pas seulement d’une présentation, mais devéritables fiançailles entre votre fille Bianca et le lieutenantSandrigo.

– C’est encore vrai !

– Or, je viens, comme je vous le disais, de parcourir vossalons. J’y ai vu le fiancé. Mais j’y ai vainement cherché lafiancée. Et l’idée m’est venue de vous demander, madame :pourquoi Bianca n’est-elle pas présente à la fête que vous donnezpour elle ? »

Un frémissement agita la courtisane.

Elle comprit ou crut comprendre ce qui avait poussé RolandCandiano.

Roland aimait Bianca.

Et s’il était audacieusement venu à cette fête, lui, leproscrit, s’il risquait sa tête dans cette folle démarche, c’estqu’il était poussé par le désespoir et l’amour.

Elle comprit que si elle frémissait, c’était d’une jalousiefurieuse.

« En vérité, dit-elle d’une voix altérée, je pourrais vousdemander au nom de qui et de quoi vous venez me poser de pareillesquestions…

– Il me semble que nous avons eu déjà un entretien de cegenre et que je vous avais convaincue du droit que j’ai de voussurveiller, d’analyser vos actes, et enfin de vousinterroger. »

Roland avait prononcé ces mots avec une froideur pleine demenaces.

« Je vous répondrai donc, dit Imperia. Ma fille n’est pasprésente à cette fête parce qu’elle n’a pas voulu y assister.

– Vous mentez, madame », dit Roland avec le mêmecalme.

Sous l’insulte, Imperia baissa la tête.

Elle répondit avec une sorte d’humilité qui stupéfiaRoland :

« Épargnez-moi… Si je vous dis que ma fille n’a pas vouluassister à cette fête, c’est que je ne puis vous dire autrechose.

– Il faut cependant que vous parliez, reprit Roland avecune fermeté menaçante. Je veux, entendez-vous, je veux savoir ceque Bianca est devenue.

– Ah !… cria la courtisane, vous l’aimezdonc ! »

Toute sa jalousie fit explosion dans ce cri de douleur et derage. À ce moment, Bianca fût apparue soudain qu’elle se fûtpeut-être jetée sur elle.

Devant la révélation de ce sentiment, Roland demeura quelquessecondes frappé d’étonnement.

Imperia conçut ce silence comme un aveu, comme une proclamationde l’amour de Roland pour Bianca.

Dès lors, toutes les fureurs se déchaînèrent en elle.

Elle se leva, livide, le visage plaqué de taches bilieuses, etla magnifique beauté de cette femme parut s’évanouir dans une sortede décomposition spectrale.

« Tu l’aimes ! bégaya-t-elle d’une voix entrecoupée etsifflante, tu l’aimes ! bon ! nous allons rire !…Apprête-toi à subir la plus effroyable des tortures, la torturemême que tu m’as infligée ! Ah ! tu m’as dédaignée,méprisée, bafouée ! ah ! tu m’as condamnée au raresupplice de conquérir d’un seul coup d’œil tous les hommes, exceptéun seul, excepté toi, que j’aime !… Ah ! tu n’as eu nipitié ni miséricorde dans ton cœur pour la misérable qui se roulaità tes pieds… Et maintenant tu viens me dire que tu aimes à tontour ! Ce n’est plus Léonore, n’est-ce pas ? C’estBianca ?… Eh bien, sache d’abord une chose, que tu ignorespeut-être : c’est que Bianca t’adore ! Oui, la fillet’adore comme la mère t’a adoré ! »

Roland tressaillit.

Il ne douta pas un instant de la vérité qu’il avait déjàentrevue.

Un instant, ses poings se serrèrent.

Mais il se contint, voulant tout savoir.

Imperia, avec cette lucidité particulière qu’elle gardait jusquedans le déchaînement de ses passions, remarqua ces nuances ;elle vit Roland pâlir.

« Oui ! continua-t-elle avec plus de fièvre, tut’indignes de ce que j’ose parler ainsi de ta nouvelle idole, commetu t’indignas jadis quand je te parlai de Léonore… Ma bouche decourtisane profane la pureté de tes amours, n’est-ce pas, monsieurl’honnête homme ? »

Elle s’arrêta un instant, et comme Roland demeurait silencieux,sévère et grave, elle reprit en distillant ses paroles goutte àgoutte comme un poison corrosif :

« Sache donc d’abord ceci : Bianca t’aime. Ne lesavais-tu pas ? Tant mieux, car ce m’est une double joie de tel’annoncer. Mais ce n’est pas tout, acheva-t-elle dans un éclat derire délirant, ce n’est pas tout, mon cher ! Cette Bianca quetu aimes, un autre l’aime aussi. Tu le connais… c’est un de tesmeilleurs amis… c’est ton bon ami Bembo… à qui tu l’as disputée unefois… Eh bien, maintenant que tu sais tout cela, souffre comme undamné, apprends la fin… Sais-tu où est Bianca ? Sais-tu où estla chaste fille de la courtisane avilie ? Dans les bras deBembo où je l’ai jetée moi-même ! Cherche où ils sont, ettrouve si tu peux ! »

Elle se tut brusquement, et s’affaissa dans un fauteuil en proieà une crise nerveuse, secouée par cet éclat de rire qui fusait surses lèvres tordues.

Roland s’était levé. Une furieuse colère gronda en lui.

« La dernière heure de cette femme est venue ! »pensa-t-il. Et froidement, il tira son poignard.

Mais son bras levé ne s’abattit point.

Lentement, il remit le poignard au fourreau etmurmura :

« Non, ce n’est pas à moi à faire justice d’un telcrime ! »

Il jeta sur Imperia un regard glacial et sortit,songeant :

« Pauvre, pauvre petite Bianca ! Perdue !Ah ! la malheureuse enfant !… Trop tard ! Je suisarrivé trop tard !… »

Il sortit du palais, et courut à l’un des chefs qui étaientpostés aux environs.

« Prends vingt hommes, dit-il, cours au palais de l’évêque,entres-y de gré ou de force, fouille le palais tout entier, et siBembo y est, amène-le-moi dans Olivolo, mort ou vif… »

L’homme s’élança.

« Si Bembo y est ! songea tristement Roland.Hélas ! faible chance !… »

Un immense chagrin lui venait.

Quoi ! Bianca, cette hermine immaculée aux mains du hideuxBembo !

Quoi ! une telle profanation était possible, et c’était lamère de Bianca qui l’avait préparée !…

« Que meure donc cette misérable, gronda-t-il, puisque jene l’épargnais que pour son amour pour la pauvrepetite !… »

Il avait remis son masque et s’était enveloppé d’un manteau quile rendait méconnaissable.

Il revint alors vers la façade du palais.

Scalabrino était toujours à son poste, attendant avec unemortelle anxiété l’heure convenue.

« Pauvre père ! murmura Roland ; pauvre vieuxcompagnon de mes douleurs ! Oh ! suis-je donc vraimentmaudit que tout ce qui me touche et m’entoure est frappé comme jel’ai été moi-même ! »

À ce moment, Scalabrino aperçut Roland.

Il pâlit et s’avança vivement.

« Eh bien, maître ? demanda-t-il.

– Suis-moi », répondit Roland.

Il se mit à parcourir lentement les bords du canal, examinantattentivement les nombreuses gondoles amarrées qui avaient amenéles invités d’Imperia.

« Ma fille, maître ? interrogea sourdementScalabrino.

– Viens, viens… »

Il paraissait chercher quelqu’un ou quelque chose.

Enfin, il s’arrêta devant une belle gondole de cérémonie dont latente, d’une richesse inouïe, formait dans la nuit un daisscintillant et se terminait en haut par une couronne en or.

De lourdes tentures de soie remplaçaient les rideaux de cuirqu’on mettait à ces tentes. L’intérieur en était capitonné ;des coussins de velours s’empilaient pour le repos de la fastueusepropriétaire de cette gondole, à l’arrière de laquelle un homme,enveloppé d’un manteau pour se garantir de la fraîcheur attendait,assis.

« Tu vois cette gondole ? dit Roland.

– Oui, maître, répondit Scalabrino en frémissant ;mais Bianca…

– Patience… Cette gondole appartient à la courtisaneImperia, tu entends ?

– J’entends, maître !…

– Tout à l’heure, les invités d’Imperia vont seretirer ; le palais va devenir silencieux et muet ; maistu ne t’en iras pas. Tu attendras…

– Ici, maître ?…

– Ici… ou peut-être ailleurs, comme tu voudras, comme toncœur t’inspirera… Écoute, lorsque tout le monde sera parti, tuverras Imperia venir prendre place dans cette gondole, accompagnéede Sandrigo… comprends-tu ?…

– Oui, oui, maître !… Ma fille ! ma fille !…Qu’est-il arrivé ?

– Patience, encore une fois. Donc, Imperia et Sandrigo vonttout à l’heure se promener dans cette gondole. Je ne t’en dis pasplus en ce qui concerne cet homme et cette femme. Le reste teregarde… »

Scalabrino comprit qu’il allait apprendre le malheur qu’ilsentait dans l’air, selon son expression.

« Maintenant, reprit Roland, suppose unecatastrophe… »

Scalabrino poussa un gémissement.

« Ta fille, mon bon compagnon, ta fille, nous ne pouvons tela rendre ce soir.

– Oh ! j’aime mieux savoir la vérité, si horriblequ’elle soit ! Bianca est morte, n’est-ce pas ?

– Non ! pas morte ; du moins, je l’espère… Maisécoute… »

Roland saisit les deux mains de son compagnon, et longuement, àvoix basse, il lui parla, lui versant le mal avec le remède, luiprodiguant les consolations…

Lorsque Roland eut fini de parler, Scalabrino ne pleura pas, negémit pas. Il murmura :

« C’est bien, maître… »

Roland s’écarta doucement, mais il ne s’éloigna que de quelquespas et alla s’abriter dans un coin d’ombre d’où il ne perdit pas devue Scalabrino.

Le colosse, après quelques instants pendant lesquels la douleurle paralysa, pour ainsi dire, se secoua comme un sanglier qui vafoncer. Un rauque soupir, peut-être un sanglot, peut-être unrugissement, gonfla sa vaste poitrine.

Roland le vit s’approcher de la gondole qu’il lui avaitsignalée. Il l’entendit interpeller l’homme qui était assis àl’arrière. Et il murmura :

« Il a compris… Imperia est condamnée. »

Alors, il s’éloigna dans la direction du palais de Bembo.

*

* *

Ni Roland ni Scalabrino, tout entiers à la violentepréoccupation qui les obsédait, n’avaient remarqué une femme quis’était approchée d’eux.

Cette femme, d’abord confondue parmi les curieux qui admiraientla façade de ce palais derrière laquelle des gens s’amusaient,était peu à peu demeurée presque isolée. En effet, au moment oùRoland sortait du palais Imperia, les curieux s’étaient lassésd’examiner les lanternes de couleur, qui d’ailleurs s’éteignaientune à une, de détailler les richesses des gondoles, et de dévisagerau passage les invités qui commençaient à se retirer. Il ne restaitdonc plus sur le quai que quelques rares mendiants, semblables àceux qu’on voit à la porte des théâtres : de tout temps lemisérable a cherché quelque pécule en s’improvisant, pour uneseconde, domestique volontaire du riche qui passe ;aujourd’hui, c’est l’ouvreur de portières. Alors, sur les quais deVenise, c’était l’avertisseur, celui qui, dans la nuit, appelait legondolier du maître.

La femme que nous avons signalée avait remarqué Scalabrino dèsque celui-ci était arrivé. Bien que le colosse fût masqué etenveloppé d’un manteau, elle le reconnut à sa taille et à sonattitude.

Dès lors, elle ne le quitta plus des yeux.

Cette femme, c’était Juana.

*

* *

Scalabrino s’était approché de la gondole d’Imperia.

Généralement, cette gondole était conduite par un Nubien,habillé de soie blanche – somptuosité que maître Pierre Arétins’était empressé d’imiter. Mais lorsque la courtisane se promenaitla nuit, comme cela lui arrivait assez souvent, soit qu’elle allâtà un rendez-vous, soit simplement qu’un poétique capricel’entraînât – elle remplaçait son noir barcarol par un Vénitien dehaute taille, de force peu commune qui, le cas échéant, l’eûtdéfendue contre une attaque des malandrins qui pullulaient etétaient presque aussi nombreux que les sbires.

L’homme, comme on a vu, était assis à l’arrière de la gondole,dont la pointe était tournée vers le quai.

Il sommeillait, attendait le caprice de sa maîtresse qui l’avaitprévenu qu’elle ferait sans doute une promenade.

« Ho ! le barcarol ! » appela Scalabrinod’une voix ferme qui ne décelait aucune émotion.

L’homme se réveilla à demi et souleva la tête.

« M’entendez-vous ? reprit Scalabrino, tandis que deuxou trois mendiants s’approchaient, curieux.

– Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le barcarold’Imperia.

– Un mot à vous dire de la part de la signoraImperia. »

L’homme se leva aussitôt, traversa la gondole et sauta sur lequai en disant :

« Qu’est-ce ?

– Je l’ignore ; une des femmes de la signora veut vousparler à la petite porte du palais.

– Que peut-elle me vouloir ?

– Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller.

– C’est juste. »

Le barcarol se dirigea indolemment vers la partie du palais quelui avait désignée Scalabrino. Celui-ci l’accompagnait.

La porte indiquée, c’était celle par où avait fui Bianca. Elledonnait sur une ruelle, à vingt pas de la façade.

« Il fait noir comme dans le four où le diable cuit sonpain, dit le barcarol. C’est une nuit à faire un bon coup.

– Oui, un bon coup, dit Scalabrino.

– Voici la porte. Mais je ne vois pas… »

L’homme n’eut pas le temps d’achever. Scalabrino l’avait saisi àla gorge ; en un tour de main, il le bâillonna. En même tempsil modula un coup de sifflet. Une dizaine d’ombres surgirent del’ombre et entourèrent le groupe formé par Scalabrino et lebarcarol qui se débattait furieusement.

L’homme fut réduit à l’impuissance.

« Vous le lâcherez demain matin », dit Scalabrino.

En parlant ainsi, il s’emparait du manteau et de la toque dubarcarol. Il s’en couvrit aussitôt, et tranquillement, sans pluss’inquiéter de ce qui se passait derrière lui, revint au quai.

Alors, il entra dans la gondole d’Imperia, s’assit à la placemême où tout à l’heure était assis le barcarol, laissant sa têteretomber sur ses genoux, il parut s’endormir.

Si Scalabrino ne dormait pas, il rêvait du moins.

Et sa rêverie était effrayante.

*

* *

Lorsque Imperia revint à elle, après cette sorte de crisenerveuse qui l’avait, pantelante, jetée sur son fauteuil, elle vitque Roland avait disparu.

« Il cherche Bianca, songea-t-elle. Oui, cherche, cherche,et tâche d’arriver avant Bembo ! Seulement Bembo connaît laroute, et tu ne la sais pas ! »

Pendant quelques minutes, elle s’enivra de cette joie horriblede penser que sa fille, à ce moment, succombait sans doute, et queRoland, le désespoir au cœur, courait Venise comme un insensé.

Mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps auxbagatelles. Elle se leva, se posta devant son miroir, répara ledésordre de sa toilette et de son visage, puis, vivement, reprit lechemin des salons où la fête commençait à être sur son déclin.

Alors elle songea que Roland était peut-être resté là, etqu’elle allait le faire arrêter. Mais elle rejeta aussitôt cettepensée comme contraire à toute vraisemblance. Et soudain, ce futcette question qui se présenta à son esprit :

« Pourquoi, lui ayant fait une telle blessure, ne m’a-t-ilpas tuée ? »

Elle frissonna de terreur :

« Est-il possible qu’il ait eu pitié de moi ? Ou bienmédite-t-il quelque vengeance ?… Mais non, pendant qu’il metenait à sa merci, il m’eût tuée… »

Elle entra dans les salons, et vit Sandrigo qui la cherchait.Elle alla à lui, plus belle peut-être, de toutes ces émotionsaccumulées qui, chez elle, provoquaient une surexcitationnerveuse.

Son amour pour Roland se fondait en une passion sensuelle plusviolente pour Sandrigo.

Celui-ci demeura ébloui. Certes, à ce moment, il avaitcomplètement oublié Bianca. Et lorsque Imperia, pour expliquer sonabsence, lui dit qu’elle venait de voir sa fille, Sandrigo luirépondit en frémissant :

« Demain, nous parlerons d’elle, chère âme. Vous avez dittout à l’heure que, ce soir, nous étions tout l’un àl’autre. »

Imperia vibra de passion.

Elle vit Sandrigo presque aussi surexcité qu’elle-même etcomprit que cet homme ne faisait que refléter l’intense et farouchevolupté qui se dégageait d’elle.

Comme ils virent qu’on les regardait, ils se reculèrent l’un del’autre, avec la crainte étrange, fantastique, de ne pouvoir serésister davantage et de se ruer dans leur frénésie devant toutecette foule, dans ces lumières, dans ces musiques.

Peu à peu, cependant, elle parvint à se maîtriser.

Un à un, ses invités prenaient congé d’elle. Elle les recevaitavec ce vague sourire que les hystériques ont dans l’hypnose, cesourire en dedans qui découvrait à demi ses dents brillantes ethumides, et soulevait sa gorge irréprochable.

Un peu après deux heures, Sandrigo et Imperia étaient seuls,accoudés à cette même fenêtre où Roland avait surpris leurentretien.

Le quai était sombre et désert.

Seul, le fanal bleuâtre d’une gondole amarrée devant le palaismettait une étoile pâle dans la nuit.

Là-haut, au ciel, des nuages bas couraient, fouettés,déchiquetés par un vent assez fort. Des frissons passaient. Ilfaisait froid et il faisait chaud. Du moins, Imperia éprouvaitcette sensation contradictoire. Sandrigo avait passé son brasautour de la taille de la courtisane. La volupté l’emportait luiaussi, et ses yeux ardents appelaient l’amour.

« Oui, balbutia Imperia, oui, ma chère âme… aimons-nous là,dans le balancement des flots… Viens…

– Viens », dit Sandrigo en l’enlaçant.

Ce fut ainsi qu’ils s’en allèrent, enlacés, vers la gondole.

Scalabrino les vit venir.

Et lui, dans son attitude, à demi penché en avant, la maincrispée sur le manche du poignard, sous le manteau, d’uneeffrayante immobilité, semblait les attirer, les magnétiser de sesyeux ardents, prunelles fixes, paupières dilatées, visage durci,pétrifié par la haine comme si lui-même n’eût été qu’une statueadaptée au décor.

Imperia et Sandrigo, en entrant dans la gondole, ne le virentpas.

Ils distinguèrent vaguement une ombre debout à l’arrière ;le barcarol de leur amour était là ; leurs regards ne firentque l’effleurer, puis s’enlacèrent de nouveau plus étroitement.

Seulement, Imperia, en pénétrant sous la tente, avaitdit :

« Va où tu veux…

– Bon ! » rugit en elle-même la statue dehaine.

Et Scalabrino, détachant les amarres, saisit la rame ;légère et rapide, la magnifique gondole glissa sur les eauxendormies.

À ce moment, la lune qui venait de jeter un regard sur ceschoses, disparut derrière les voiles des nuées, comme si elle eûtcraint d’assister à quelque effroyable spectacle.

*

* *

À ce moment, aussi, une barque fluette et misérable se détachadu quai et se mit à glisser dans le sillage de la superbe gondole.Sur cette barque il y avait une femme.

Elle était seule, et ramait sans bruit, les yeux dardés dans lanuit, vers la gondole qui emportait Imperia, Sandrigo,Scalabrino.

*

* *

La courtisane et son amant avaient pris place sous la tente.

Scalabrino, debout à l’arrière, poussait vigoureusement sa rameet ne perdait pas de vue la tente somptueuse dont les rideaux debrocart blanc s’étaient refermés sur le couple énamouré.

« Ô ma fille ! » songeait le colosse.

Et tandis que sa pensée sanglotait, tandis que des orages detendresse et de haine se déchaînaient dans son cœur, là, à troispas de lui, se déchaînait la tempête de passion, dont les râlesmontaient jusqu’à lui.

Et dans le sillage de la gondole, invisible, glissa la petitebarque où Juana songeait :

« Ô Sandrigo ! en vain je t’ai aimé. En vain cemisérable cœur t’aime encore… Bandit d’amour comme tu fus banditd’argent, te voilà dans les bras de la courtisane en attendant quela malheureuse Bianca te soit jetée en proie… Et je t’aimeencore ! »

Et ces quatre pensées éparses formaient un quatuor d’amour, depassion, de haine et de douleur.

Une heure s’écoula ainsi, une heure au bout de laquelle Sandrigorevint à lui, et avec son esprit positif, commença à calculer et àenvisager froidement la situation. La gondole se trouvaitmaintenant au bout du Grand Canal, non loin du port, c’est-à-direnon loin du vieux logis où était morte la dogaresse Sylvia, oùavait longtemps habité Juana, où Roland, enfin, avait failli êtrepris par Bembo.

« Rentrons au palais, dit alors Sandrigo.

– Encore un instant, ma chère âme, répondit Imperia.

– Il se fait tard…

– Cette heure ne vous enivre donc pas comme moi ?Qu’importe qu’il soit tard… Notre amour éclaire cette nuit, et lemoment est si harmonieux, d’une si parfaite beauté, que je voudraisle prolonger jusque dans l’éternité.

– C’est que…

– Dites toute votre pensée.

– Eh bien, je voudrais voir Bianca. »

Le mot était si imprévu, d’une si rare impudence en un telmoment, qu’Imperia tressaillit. Pendant quelques instants, la mèrese réveilla et se révolta en elle. Une étincelle de cet amourmaternel qu’elle avait étouffé s’aviva. Elle frémit…

Mais presque aussitôt, elle songea à la fuite de Bianca etqu’elle avait lancé Bembo sur les traces de la jeune fille. Tantd’événements et de pensées diverses qui s’entrechoquaient dans sonesprit lui donnèrent une étrange lassitude. Son cerveau, surexcitépar la scène de l’apparition de Roland, exaspéré par cette heure depassion délirante, vacilla, près de sombrer dans la folie.

« Bianca ! s’écria-t-elle avec un éclat de rirestrident.

– Oui, Bianca ! fit Sandrigo, stupéfait etinquiet.

– Tenez-vous beaucoup à la voir ?

– N’est-ce pas presque mon droit ?

– Mais la voir à cette heure… il faudrait donc laréveiller…

– Elle me pardonnera ce caprice de fiancé. Et puis, tenez,j’ai comme une inquiétude qu’elle ait refusé d’assister à cettefête donnée pour elle, je voudrais savoir…

– Les motifs ? interrompit Imperia avec ce rire defolie qui finissait par provoquer une sorte d’épouvante chezSandrigo… je puis vous les dire moi-même, mon cher. Bianca vousdéteste… Bianca a horreur de vous… Pourquoi songer à elle qui vousabhorre, quand vous êtes près de moi qui vous adore ?…Regardez-moi… Je le veux ! Je veux toute ta pensée, ô monamant, tout ton amour, je te veux tout entier… Tu veux donc que jesouffre ? Tu veux donc que de nouvelles jalousies viennentencore m’enfiévrer ? »

Elle s’exaltait, enlaçait Sandrigo de ses deux bras nus.

Mais Sandrigo, cette fois, la repoussait.

« Je veux la voir ! dit-il nettement.

– Tu veux la voir ! » s’exclama la courtisaned’une voix rauque.

Maintenant ses yeux étincelaient, sa gorge s’enflammait. Lafolie érotique prenait la forme de folie de rage, et l’hystériedevenait fureur. Son rire éclata, plus strident :

« Cours donc après elle, comme l’autre ! »

Sandrigo lui saisit les mains, devenu livide.

« Que veux-tu dire ?

– Qu’elle n’est plus à Venise ! râla-t-elle encherchant encore à enlacer son amant. Qu’elle s’est sauvée,entends-tu ! Et qu’en ce moment, l’évêque, le Bembo sordide ethideux, doit l’avoir atteinte… »

Sandrigo avait poussé un rugissement de rage et de désespoir. Ilse rua sur la courtisane, l’étreignit, la renversa.

« Tue-moi ! dit-elle dans un sourire de folle.

– Où est-elle ? Parle, misérable,parle ! »

Il serra les mains agrippées à la gorge.

Subitement l’instinct de vivre se réveilla chez Imperia.

« Je ne sais pas, dit-elle, je le jure !

– Et Bembo ? gronda l’homme.

– Route de Mestre…

– Route de Mestre ! Oh ! Je comprendstout ! »

Il se releva d’un bond.

« Au port ! hurla-t-il au barcarol, au port !vite ! vite ! »

Il ouvrit violemment les rideaux, les déchira, hagard, livide derage… Au même instant, un hurlement d’épouvante lui échappa :le barcarol était debout devant la tente, et dans ce barcarol, auxrayons de lune, comme dans un effroyable cauchemar, ilreconnaissait Scalabrino.

Scalabrino vivant !

Scalabrino sur la gondole d’Imperia !

Scalabrino qui avait été précipité dans la cave de l’Ancre-d’Oret de qui Sandrigo avait entendu les râles d’agonie !

« Spectre ! bégaya le bandit, spectrehorrible ! »

Scalabrino ne dit pas un mot. Son bras se leva et s’abattit dansun geste foudroyant. Le poignard entra jusqu’à la garde dans lesein du bandit, et Scalabrino dédaigna de l’en retirer.

Sandrigo se renversa en arrière, sans une plainte, et tomba dansla tente, replié sur lui-même, les yeux clos, et le manche dupoignard formant croix sur la poitrine.

Imperia avait assisté, glacée d’horreur, à cette scène decauchemar.

Elle ne s’évanouit pas et vit alors Scalabrino s’approcherd’elle.

« Le père de Bianca ! » râla-t-elle.

Scalabrino entendit.

« Oui ! dit-il d’une voix grave, le père deBianca ! »

Et il la saisit par les cheveux et l’entraîna à l’arrière de lagondole. Imperia n’opposa aucune résistance ; mais ses lèvrestuméfiées d’horreur murmurèrent :

« Addio l’amor, addio la vita !… Adieu l’amour, adieula vie ! »

Scalabrino l’empoigna, la souleva au-dessus de sa tête dans sesbras puissants, et, debout, sur l’étroit rebord de la gondole, criaun seul mot :

« Giustizia ! »

Au même moment, il laissa retomber dans l’eau la courtisane, quis’enfonça presque aussitôt et disparut dans un remous…

Le mouvement que Scalabrino imprima à la gondole fit chavirerl’embarcation et il tomba dans le canal.

À cet instant, à une vingtaine de pas, un cri retentit dans lanuit.

Scalabrino n’entendit pas ce cri. Il se mit à nagervigoureusement, atteignit bientôt le quai, et bientôt il eutdisparu.

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