Les Amants de Venise

Chapitre 3MÈRE OU COURTISANE

Une courtisane comme Imperia était un État dans l’État. Ellefaisait partie de l’organisme social. Loin d’être soumise aucaprice de l’amant qui paie, elle était au contraire le centred’attraction ; ce n’était pas un satellite empruntant sonéclat doré au prince ou au bourgeois ; c’était un astrebrillant de sa lumière et décrivant dans le ciel des existencesfastueuses un orbe volontaire. Les grands étaient ses tributaires.Son palais avait rang de cité comme le palais d’un Dandolo. Sesamants passaient dans sa vie comme des ombres. Il y avait à Venise,le doge, l’évêque, le grand inquisiteur, la courtisane, lecapitaine général. Elle exerçait une fonction, presque unsacerdoce.

Imperia, superbe par la beauté, éclatante par l’intelligence etles grâces de l’esprit, eût sans doute joué un rôle important si sanature violente ne l’eut livrée tout entière aux passions qui sesuccédaient dans son cœur et sa chair. Par là, elle fut inférieureà elle-même et à sa situation. Mère d’une adorable enfant, qui, parun charmant contraste, était toute pudeur, grâce et modestie, elleeût pu se rehausser de cette antithèse même ; la jalousieaffreuse que la passion soudainement déchaînée en elle fit écloredans son cerveau fut pour elle le pavé qui fait dévier le charmagnifique lancé sur une route bien droite.

Cette fête avait été décidée par Imperia le soir même où Bembolui avait indiqué le jour du mariage. Elle l’avait organisée entrois jours. Il lui avait suffi pour cela de dresser un programmeet de donner l’ordre à son intendant de l’exécuter de point enpoint.

Il y avait toute une petite population dans le vaste palaisqu’elle tenait de Jean Davila ; le nombre de ses femmes,caméristes, suivantes, lectrices, masseuses, femmes de chambre,s’élevait à quinze. Douze valets chamarrés n’avaient d’autresfonctions que de parader et de recevoir. Elle avait troissecrétaires, et sa correspondance était assez volumineuse pourjustifier ce nombre de scribes. Elle entretenait des joueurs deguitare et des poètes. Nous ne comptons pas les cuisinières, leslavandières, les barcarols attachés à ses gondoles luxueuses, enfintout le menu fretin de la domesticité. Ce monde était gouverné parun intendant qui, à la mort d’Imperia, se retira, dit-on, avec unefortune de cent mille ducats d’or.

Le jour de la fête arrivé, Imperia, suivie de son intendant, fitle tour de son palais à l’extérieur et à l’intérieur, critiquacertaines dispositions, fit déplacer une ou deux statues, un oudeux massifs de fleurs, modifier l’ordonnance desrafraîchissements, sorbets, confitures et vins, fit placer quelquestapis, et satisfaite enfin, rentra dans son appartement.

Elle paraissait nerveuse, riait hors de propos, puis tout à couppâlissait ou s’assombrissait sans motif apparent.

Vers cinq heures elle pénétra dans l’appartement réservé àBianca qui, comme on l’a vu, vivait presque en recluse dans le fonddu palais. Cette réclusion s’était même renforcée d’une activesurveillance depuis que Sandrigo avait ramené la jeune fille à samère. Dans les rares promenades qu’elle faisait avec Bianca, lacourtisane se faisait maintenant escorter de valets armés, et ellene sortait plus le soir comme jadis.

C’était donc une fort triste existence que menait Bianca auprèsde sa mère. Cette existence même se trouvait modifiée, et cettetristesse accrue par le sentiment intime qu’avait la jeune fillequ’un abîme inconnu venait de la séparer d’Imperia. Autrefois,c’étaient entre elles deux des effusions de tendresse, de longuescauseries, et Bianca n’avait aucune inquiétude : c’était cecôté mystérieux de la vie de sa mère qu’elle n’arrivait pas àéclaircir. Maintenant plus d’effusions, plus de causeries. De plusen plus, il semblait à Bianca que sa mère s’éloignait d’elle.

Les apprêts de la fête vinrent surexciter ses sourdesinquiétudes. Elle entendit les allées et venues ; ses femmeslui dirent qu’il s’agissait d’une grande surprise qu’on luiréservait.

Bianca frémit.

Pendant ces deux ou trois journées elle ne vit pas sa mère.

Lorsque Imperia entra dans sa chambre, elle lui vit unephysionomie dure et froide qu’elle ne lui avait jamais vue.

La jalousie se déchaînait en effet dans le cœur de lacourtisane.

Elle entra, suivie d’une femme qui portait une cassette.

« Déposez cela ici, dit Imperia, et allez chercher lereste. » La femme obéit et revint bientôt, portant une robe desoie blanche qu’elle déposa sur un canapé ; puis ce fut letour des autres menus objets de toilette, écharpe, ceinture,souliers de soie.

Bianca considérait ces apprêts avec presque de la terreur. Quandla femme fut sortie, Imperia appela près d’elle sa fille,l’embrassa au front, puis ouvrit le coffret.

Elle en sortit un collier de perles d’une inestimable beauté, unpeigne également orné de perles blanches, et une boucle de ceintureincrustée de perles. Enfin, une sorte de petite couronne composéed’un rang de diamants, d’un rang de rubis, le tout surmonté par uneperle monstrueuse.

« Que dis-tu de ces joyaux, mon enfant ? demanda lacourtisane.

– Ils sont admirables, ma mère.

– Ils seront plus admirables encore quand ils seront surtoi.

– Sur moi, mère ?…

– Oui, je veux voir, c’est un caprice ; tu peux bienme passer un petit caprice ? Je veux voir comment t’iront cesbijoux et cette robe blanche…

– Ma mère, que voulez-vous de moi ? s’écria la jeunefille. Oh ! dites-le, j’aime mieux savoir la vérité, siterrible qu’elle soit…

– Eh ! est-ce donc une chose si terrible qued’assister à la plus belle fête qui ait été de longtemps donnéedans Venise ?

– Ainsi, mère, c’est pour que j’assiste à la fête dont j’aientendu les préparatifs que vous avez fait venir cesbijoux ?

– Oui, mon enfant, je veux que tu sois belle, toi déjà sibelle ! Je veux que ce soit un étonnement, et que tuapparaisses à Venise comme un rêve de poète ou une madoned’artiste. Je veux être fière de toi. Écoute, mon enfant, tu n’espas d’âge à te renfermer comme tu fais ; les pensées de tasolitude finiront par te tuer. Or, je veux que tu vives, moi !Tu sais bien que je n’ai que toi au monde, que tu es mon seulamour… »

Ces paroles d’affection et de tendresse, Imperia les prononçaitavec une rage qui faisait violemment contraster le sens avec leton.

Elle s’arrêta soudain, regarda profondément sa fille, etmurmura :

« Oui, tu es belle !… Celui qui t’aimera, celui quisera à toi éprouvera en effet une passion définitive… tandis quemoi… »

Bianca épouvantée saisit les mains de la courtisane.

« Qu’avez-vous, ma mère ? s’écria-t-elle. Quesignifient ces étranges paroles que vous venez de prononcer ?Oh ! vous me faites peur, vous, ma mère ! »

Imperia fit un effort sur elle-même. Elle parvint à sourire et àrendre à son visage une physionomie apaisée.

« C’est vrai, dit-elle en riant, je suis folle ;pardonne-moi, mon enfant. Je suis un peu nerveuse… C’est la penséeque, pour la première fois, tu vas paraître dans unefête. »

Elle se tourna vers le canapé où la robe était déposée.

« Regarde, Bianca, dit-elle, continuant à sourire, cetterobe te siéra merveilleusement ; j’en ai moi-même surveillél’exécution, et une fois habillée, une fois parée de tes bijoux, tuseras comme une reine… que dis-je ! il n’y aura pas de reinequi ne t’envierait… Mais il va être temps, mon enfant… je veuxt’habiller moi-même, afin que pas un détail ne vienne détruirel’œuvre harmonieuse que j’ai rêvée pour toi…

– Ma mère, dit Bianca, je n’assisterai pas à cettefête. »

Imperia tressaillit, et quelque chose comme un rayon d’espoiréclaira sa physionomie convulsée. Pourtant, il fallait déciderBianca. La jalousie et l’amour maternel se livrèrent dans son âmeun combat acharné.

Bianca eût couru un danger, que sa mère, sans aucun doute, sansnulle hésitation, fût morte pour la sauver. Mais Bianca, aimée deSandrigo, devenait simplement une rivale. Et quelle rivale !Dans tout l’éclat de sa jeune beauté, plus belle encore, à cemoment, de l’animation qui mettait une flamme dans ses yeux et unevive rougeur sur ses joues toujours un peu pâles.

« Vous savez, reprit la jeune fille, l’horreur que lesfêtes données en ce palais m’ont toujours causée. Vous savezcombien j’en ai souffert, et les efforts que j’ai faits pour vousarracher à cette vie dont le côté mystérieux me pèse.

– Oh ! si elle pouvait me résister, songea ardemmentImperia ; si elle pouvait se dérober, ne pas venir… qu’il nela voie pas !…

– Que ferai-je parmi ces gens que je ne connais ni ne veuxconnaître ? continua la jeune fille.

– C’est nécessaire, mon enfant, dit Imperia d’une voixétouffée.

– Nécessaire ! Je ne comprends pas. Et c’est cela quime tue, qui hante mes pensées, qui affole mes nuits sans sommeil,c’est de ne pas comprendre ce qui se passe autour de moi. C’est dene pas comprendre, ma mère !

– Que veux-tu dire ? balbutia la courtisane.

– Écoutez ; depuis longtemps et surtout depuis monvoyage à Mestre, il y a des choses qui m’étouffent et qu’il fautque je vous dise. Je sens que l’heure est grave, et qu’il est tempsde parler. Ouvrons nos cœurs, ma mère, et tâchons de nousentendre. »

Bianca parlait avec une étrange fermeté.

Sa mère ne l’avait jamais vue ainsi. Elle l’admirait. Mais enmême temps, elle la redoutait davantage. L’affreux duel de l’amouret de la jalousie se précisait. Elle sentait que les coupsdéfinitifs allaient être portés.

« Parle donc, dit-elle, je te répondrai selon mon cœur,comme tu me le demandes.

– Eh bien, donc, avant tout, je veux savoir pourquoi maprésence à cette fête est nécessaire ; c’est vous qui avez ditle mot ; pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ? pourquoivoulez-vous que je paraisse dans vos salons, alors que jusqu’icivous mettiez tous vos soins à ce que je n’en entende même pas lesbruits ?

– Parce que les temps sont changés, mon enfant : parceque… ne comprends-tu pas que tu arrives à l’âge où despréoccupations nouvelles doivent entrer dans l’esprit ? Hierencore enfant, aujourd’hui jeune fille, demain tu seras unefemme…

– Ce qui veut dire que vous songez à me marier ? fitBianca.

– C’est vrai !

– Vous avez déjà choisi l’homme que vous medestinez ?

– C’est encore vrai, dit Imperia en s’assombrissant.

– Et si je vous disais que je ne veux pas, que mon bonheurest de rester comme je suis, si je vous priais une fois encore dem’emmener loin de Venise, de partir avec moi ?

– Je te répondrais que ton mariage est nécessaire.

– Encore ce mot ! Nécessaire à qui ? Ah !parlez, mère, puisque vous avez commencé.

– À moi ! » fit sourdement Imperia.

Il y eut entre la mère et la fille un de ces silences quiprésagent l’orage. Imperia baissait la tête. Ses yeux lançaient deséclairs. Bianca, au contraire, cherchait le regard de sa mère, etbien que très émue elle-même, paraissait décidée à aller jusqu’aubout de l’entretien. La soudaine annonce de son mariage l’avaitbouleversée. Mais elle comprenait qu’il lui restait bien des chosesà apprendre et qu’il lui fallait conserver ses forces.

« Voilà, dit-elle lentement, ce qui m’épouvante, ma mère.Il y a en vous quelque chose d’obscur que je veux éclairer ;souvent, dans mes longues nuits où je laissais mes penséesenfiévrées m’emporter au gré de leurs tourbillons, je me suisdemandé pourquoi mon enfance s’est écoulée loin de vous ; jeme suis demandé pourquoi, m’ayant ramenée près de vous, vous avezmis un mur entre nos deux existences. Pourtant, je sens que vousm’aimez, et moi je vous aime… Il y a donc quelque chose qui noussépare !… Vous ne me faisiez sortir que le soir, à la nuittombée ; et vous aviez bien soin de voiler mon visage ;vous-même, on eût dit que vous vouliez être impénétrable ;ici, dans votre palais, dans votre maison, dans la demeurefamiliale où j’aurais dû être partout chez moi, je vivais retiréecomme dans une maison à part. J’ai bien souffert de cetteexistence, ma mère et ce qu’il y avait de plus terrible en toutcela, c’est que je comprenais que vous, de votre côté, vous enétiez aussi malheureuse que moi, et qu’il y avait, pour tant demystère, une raison plus puissante que vous !… Mais ce n’estpas tout. Je me suis demandé aussi pourquoi vous ne m’avez jamaisparlé de mon père.

– Ton père ! interrompit sourdement Imperia.

– N’ai-je donc pas un père, moi ? Suis-je donc unefille sans nom ? »

La question jaillit des lèvres de Bianca avec la violence dusentiment longtemps comprimé qui se fait jour enfin.

Imperia s’était écroulée sur un fauteuil. Dans sa vie decourtisane, elle n’avait pas prévu que sa fille, un jour, sedresserait pour lui demander le nom de son père.

Ah ! pourquoi avait-elle une fille ! Pourquoiaimait-elle cette enfant ! Pourquoi ce sentiment s’était-ilglissé et peu à peu fortifié dans son misérable cœur !Pourquoi, ayant une fille, elle, la courtisane, fallait-il quecette fille fût un ange de pureté, un esprit droit et ferme, uneintelligence lucide, douée des plus nobles qualités !…

Imperia éprouvait à cette minute une mortelle angoisse.

Elle oubliait tout ! Sandrigo et Bembo et la fête et lemariage !

Une honte effroyable l’accablait.

« Tais-toi ! balbutia-t-elle. Tais-toi ! ôBianca, tu ne sais pas ce que tu remues de honte… »

À peine eut-elle prononcé ce mot que la hideur de sa vie luiapparut comme si un voile se fût soudain déchiré devant sesyeux.

Bianca avait saisi les deux mains de sa mère, et attachait sonregard brûlant sur ses yeux, comme si elle eût voulu lire jusqu’aufond de sa pensée.

« Des hontes ! murmura-t-elle d’une voix brisée, deshontes ! Ah ! ma mère, vous en dites trop ou troppeu…

– Je t’en supplie, Bianca. »

La jeune fille étreignait sa mère dans ses bras.

« Parle », dit-elle avec fermeté.

Imperia cacha son front dans le sein de la vierge, et ce futainsi, comme si les rôles eussent été intervertis et qu’elle eûtété la fille avouant une faute à sa mère, ce fut ainsi qu’elleparla :

« Tu le veux donc ?

– Oui, je le veux !

– Ma vie, pauvre enfant… une vie de hasard et deturpitudes… Sais-tu le nom que porte ta mère !… Tu parles deton père… un bandit qui ne t’a jamais vue, qui ignore même tonexistence…

– Horreur !… Terreur !…

– Oui, ma Bianca, horreur et terreur, voilà le secret quetu me demandes, puisque tu m’obliges à te dire que lorsque je passeet qu’on me reconnaît, les gens, avec une insultante admiration, sedisent entre eux : Voici Imperia, la célèbrecourtisane !… »

Bianca pâlit affreusement.

Mais elle contint ses larmes, elle mordit ses lèvres jusqu’ausang pour que la clameur de désespoir et de honte qui montait deson cœur ne franchît pas ses lèvres.

Et tandis qu’Imperia sanglotait, elle la berça dans sesbras.

Puis Bianca dit, d’une voix infiniment tendre :

« Plus jamais un mot de tout cela, mère, mère chérie ;ces paroles que je vous ai arrachées, je les oublie… plus jamais,oh ! jamais, ni ma pensée, ni mes paroles ne réveilleront envous ces souvenirs. Mort le passé, la vie s’ouvre devant nous,belle encore. Nous partirons ensemble, nous irons dans un pays oùnul ne nous connaîtra, où nous pourrons vivre à visage découvert,où je serai fière de dire de vous : « Celle-ci est mamère bien-aimée. »

Ces derniers mots opérèrent une révolution dans l’espritd’Imperia. Elle fit un effort, dompta, écrasa pour ainsi dire sonémotion.

Partir ! Quitter Venise ! Ne plus revoirSandrigo !

Cela lui sembla une monstruosité.

La mère avait un instant dominé : la courtisanereparaissait, avec ses passions foudroyantes qu’une heure suffisaità déchaîner, comme une heure parfois suffisait à les abattre, avecson tempérament de feu, avec son cynisme et son impudeur…

Ce qu’elle venait de dire l’avait simplement soulagée.

« Partir ! dit-elle, hélas ! ce serait monbonheur ; mais c’est impossible !

– Impossible ! s’écria Bianca stupéfaite de voir samère insister après l’effroyable aveu qui la faisait palpiter,elle, comme si son cœur eût été près d’éclater.

– Ne m’interroge pas davantage, reprit fiévreusement lacourtisane. Sache seulement que, de ma vie passée, descirconstances sont nées qui m’acculent au désespoir, et que je suisperdue si tu ne consens à me sauver.

– Parlez, ma mère, je suis prête.

– Eh bien, mon enfant, ce mariage… c’est ce mariage quipeut me sauver. Ne crois pas au moins que je veuille sacrifier tonbonheur. L’homme qui m’a avoué son amour pour toi – elle eut unecrispation des sourcils en parlant ainsi – cet homme occupe dansVenise une situation enviée. Il est fort, il est jeune, il estbeau… si beau que bien des jeunes filles voudraient être à taplace… Le lieutenant Sandrigo, Bianca, est destiné au plus belavenir. Près de lui, tu seras riche, considérée, estimée et ta mèremourra heureuse, te sachant heureuse. »

La courtisane éclata de nouveau en larmes.

Elle s’apitoyait sur elle-même à l’évocation de Sandrigo etadmirait vraiment le sacrifice qu’elle faisait à sa fille oubliantd’ailleurs ce qui était convenu avec Bembo.

« Ni celui-là, ni un autre, s’écria Bianca frémissante,jamais !

– Tu dois l’aimer, poursuivit Imperia, comme si elle n’eûtpas entendu, ne fût-ce que par reconnaissance, puisque c’est luiqui t’a sauvée et ramenée près de moi.

– Jamais !… oh ! celui-là surtout ! Je lehais !

– Pourquoi ? Que t’a-t-il fait ? »

Bianca rougit et pâlit coup sur coup.

« À moi… rien !

– À qui, alors ? Voyons, parle… »

La courtisane redoubla d’attention.

« À mon tour, ma mère, je vous en supplie, ne m’interrogezpas davantage, bégaya Bianca.

– Veux-tu que je te dise ce qui se passe en toi,Bianca ? »

La jeune fille frémit.

« Tu hais Sandrigo, parce que tu aimes.

– Moi !…

– Tu aimes celui qui hait Sandrigo ; tu aimes,malheureuse ! Tu aimes Roland Candiano !

– Roland Candiano ! fit Bianca avec un étonnementsincère. Je ne connais pas cet homme.

– Tu le connais ! C’est celui qui t’a enlevée d’ici,celui qui s’est présenté d’abord à moi comme médecin, celui qui secachait dans la maison de Mestre, celui qui a juré mon malheur etma mort ; celui que je hais, moi, tu l’aimes, tu aimes RolandCandiano. »

Bianca jeta un cri déchirant. Cette double révélation qui étaitfaite de son amour et du nom de l’homme qu’elle aimait, éclairatout à coup son cœur et son esprit d’une aveuglante lumière.

Elle se renversa en arrière, évanouie.

Imperia jeta sur sa fille étendue sans vie un regard où selevait la flamme de pensées confuses, encore inconnues d’elle-même,peut-être. Elle s’assit, méditative, le coude sur le genou, et lementon dans la main. Elle ne songea pas à secourir son enfant.

Bianca, toute blanche, les paupières fermées comme des voilesjetés sur des astres de douceur et d’amour, le sein immobile,paraissait morte aux pieds de sa mère.

Dans les dix minutes qui s’écoulèrent alors, la pensée de lacourtisane oscilla d’un pôle à l’autre du monde des passions.

Oui, c’était tout un monde de passions qu’elle roulait parmi lesnuées fuligineuses de ses désirs obscurs.

L’un de ces pôles s’appelait Sandrigo.

L’autre, Roland Candiano.

Et voici ce qui s’établit peu à peu dans son esprit où ellecherchait à ordonner tant de désordre et à classer tantd’incohérence :

Elle avait aimé Roland. Aussi loin qu’elle remontât dans lasuccession vertigineuse de ses amours, elle ne retrouvait pas lamême impression. Les princes, les cardinaux, les capitaines, lespatriciens, et, au hasard des caprices, les barcarols, leschevriers, les bandits, tous ces gens s’étaient succédé dans sonamour d’une année, d’un mois, d’un jour, d’une minute. Tous avaientemporté d’elle l’inépuisable sensation du désir. Tous, elle lesavait affolés. À tous, son étreinte douce ou rude, emportée oulanguissante, avait laissé ce souvenir que rien ne détruit. Oui,vraiment, elle les avait aimés tous. Mais aucun ne lui avaitlaissé, à elle, une trace dans le cœur ou l’esprit. Elle les avaitpris, puis rejetés, semant les désespoirs, traversant une sociétécomme un bolide enflammé traverse les airs, admiré, redouté,magnifique et effroyable.

Seul, Roland Candiano demeurait debout sur ces ruines.

Elle l’avait aimé, celui-là !

Elle l’aimait…

Or, un soudain caprice des sens l’avait jetée aux bras deSandrigo. Qu’était-ce que Sandrigo pour elle ? Une apparencede force brutale, un être semblable à elle-même pour lapensée ; beau, sans doute, non sans une sorte d’élégancephysique, sans scrupule, violent, narquois, le rire goguenard, leregard sauvage, quelque chose comme le mâle d’une Imperia. Elleavait trouvé là l’homme fait à sa mesure. Et ce caprice nouveau neressemblait pas à ses anciens caprices. Elle frémissait en songeantà lui… Oui, Sandrigo était plus que les autres ! Oui, sapassion pour lui était véritable.

Voilà ce qu’Imperia songea devant sa fille évanouie à sespieds.

Et elle comprit qu’il y avait autre chose encore, qu’il luifallait descendre plus profondément dans l’abîme, ou tout au moinsy jeter une torche pour tâcher d’y voir clair.

Pourquoi, songeant que Sandrigo aimait Bianca, était-ellefurieuse ?

Et en même temps, pourquoi la certitude que Bianca aimait RolandCandiano lui causait-elle une douleur inouïe ?

Tout à coup, la vérité lui apparut aveuglante :

Elle aimait Sandrigo de toute sa chair, et elle aimait Roland detout son cœur.

Sa passion réelle pour le bandit ne servait qu’à masquer sonamour impérissable pour Roland !

Elle était à Sandrigo et toutes les fureurs de la voluptéjalouse s’éveillaient en elle à la pensée que Sandrigo aimaitBianca.

Mais elle fût morte pour un sourire de Roland.

Et la pensée qu’une autre femme aimait Roland lui futintolérable. Et cette autre femme, c’était sa fille !

Peu à peu, à mesure qu’elle descendait dans sa pensée et qu’elley découvrait sa haine pour cette fille tant adorée jusqu’à ce jour,elle se penchait lentement vers elle.

Et elle se trouvait à genoux, son visage près du visage deBianca, lorsque d’affreuses conclusions se dressèrent sur sarêverie.

Bianca, à ce moment, revint à elle.

Ses paupières se soulevèrent. Elle vit. Elle entendit.

Elle vit un visage qu’elle ne reconnut pas tout d’abord ;elle entendit des paroles qui la glacèrent d’épouvante etd’horreur. Et ce visage convulsé par la haine, avec des yeuxflamboyants, des lèvres crispées, c’était celui de sa mère. Et lesparoles d’horreur, c’était Imperia, c’était sa mère quimurmurait :

« Oh ! si elle pouvait ne plus se réveiller… êtremorte !… »

Bianca referma les yeux, avec la foudroyante intuition que samère était peut-être sur le point de la tuer.

« Bianca ! » appela la courtisane.

La jeune fille attendit quelques instants, puis rouvrit lesyeux.

« Tu as eu un étourdissement, dit Imperia, mais ce ne serarien.

– Non, rien, j’en suis sûre.

– Tiens, bois, reprit Imperia en présentant à sa fille uncordial.

– Non, non, s’écria Bianca avec une terreur dont le senséchappa à sa mère.

– Tu ne veux pas boire ?

– C’est inutile, je me sens tout à fait remise, je vous lejure… Mais que disions-nous donc, au moment où cet étourdissementm’a prise ? Ah oui ! que vous donniez une grande fête,n’est-ce pas ?

– En effet, mon enfant ; nous disions aussi autrechose.

– Ne parlons de rien, je vous en supplie, de rien que decette fête.

– À laquelle tu refuses d’assister.

– Ai-je dit cela ?… Eh bien, je me suis trompée… Jeveux y assister, je veux voir…

– Vraiment ? s’écria Imperia stupéfaite.

– Oui, oui, vraiment… Allez… laissez-moi m’habiller… jeveux être belle, comme vous disiez. »

Imperia, étourdie, sortit sans avoir remarqué que Bianca neprononçait plus le nom de mère, qui d’habitude revenait àchaque instant sur ses lèvres, sans avoir remarqué non plus lavolubilité fiévreuse des paroles de sa fille. Elle était d’ailleurstrop préoccupée de ce qui se passait en elle-même. Et ce fut avectoute la rage des jalousies contradictoires qu’ellemurmura :

« Pourquoi a-t-elle changé d’avis ?… Pourquoimaintenant veut-elle se faire belle pour être à cettefête ?… »

Bianca demeurée seule commença par s’enfermer dans sachambre.

Et comme ses femmes frappaient à la porte pour venir l’aider às’habiller, elle leur signifia qu’elle s’habillerait elle-même, etqu’on eût à ne pas la déranger sous aucun prétexte.

Alors elle se mit à rassembler en un petit paquet quelques menusobjets auxquels elle tenait.

Elle se vêtit chaudement, enveloppa sa tête d’une cape, etentrouvrit la porte qui donnait sur le couloir où Bembo s’étaitmontré une fois. Ce couloir séparait l’appartement de Bianca dureste du palais. À droite, il aboutissait aux offices, cuisines etdivers logements domestiques. À gauche, il arrivait à un étroitescalier que Bianca connaissait bien ; c’est par là qu’ellesortait jadis le soir avec sa mère, pour ses promenades solitairesqui lui plaisaient tant, le long des quais du Lido.

Le couloir était désert.

La jeune fille, d’un pas léger et tremblant, s’engagea dans lecouloir, arriva à l’escalier, le descendit et se trouva devant uneporte basse qui était fermée en dedans d’énormes verrous. Biancan’eut qu’à pousser ces verrous et la porte s’ouvrit ;l’instant d’après, elle était dehors. Elle s’éloigna vivement, sansautre pensée, d’abord, que de mettre le plus de distance possibleentre sa mère et elle.

Il était à ce moment environ huit heures du soir, c’est-à-direqu’il faisait nuit, mais que les quais des canaux et les ruellesétaient encore inanimés.

Bianca s’arrêta à cinq cents pas du palais, dans une petite ruequi débouchait sur un canal qu’elle ne connaissait pas.

Alors seulement son cœur se mit à battre violemment et elleconnut l’horreur de sa situation.

Où aller ? Que faire ? Que devenir ?

Pas d’amis, plus de mère, plus de maison.

Seule, presque sans ressources, à part un peu d’argent etquelques bijoux qu’elle avait emportés.

L’angoisse la prit.

Un instant, elle fut sur le point de rétrograder, de rentrerdans le palais, quitte à braver sa mère, à lui tenir tête et à luirésister violemment. Mais l’affreux souvenir se présenta fortementà son esprit : le visage convulsé d’Imperia à deux pouces deson visage, et la terrible parole :

« Oh ! si elle pouvait être morte ! »

Alors, ce qui l’avait frappée dans le tourment de l’entretienacheva de lui apporter le surcroît d’alarme : qu’était-ce quesa mère ? Une courtisane ! Elle l’avait dit. Elle l’avaitaffirmé, avoué. Une courtisane ? Bianca avait entendu parlerde cela, et la notion de l’existence fastueuse et impure ne luiétait pas étrangère. Sa mère, une courtisane !…

Eh bien, cela eût glissé sans aucun doute sur son esprit. Avecquelle joie elle eût consolé sa mère ! Avec quel bonheur elleeût feint d’ignorer et d’oublier un tel passé. Mais sa mère,courtisane, agissait en courtisane.

Oh ! si elle pouvait être morte !

Bianca, éperdue, se sauva droit devant elle et parvintrapidement au canal. Elle s’approcha du premier gondolier qu’elleaperçut.

« Voulez-vous me faire passer la grande lagune ?

– Pas moi, signora ; ma gondole est trop petite, et ily a quelquefois des coups de vent. Il faut aller au Grand Canal,vous y trouverez ce qu’il faut.

– Le Grand Canal ? balbutia Bianca… Par où faut-ilpasser ?

– Si la signora le permet, dit le gondolier, avec cetteexquise politesse des gens du peuple vénitien, j’aurai l’honneur dela conduire. »

Bianca fit un signe de tête. Le barcarol se mit à marcher ;elle le suivit. Dix minutes plus tard, ils étaient sur le bord duGrand Canal, et Bianca tressaillit de terreur en apercevant à deuxcents pas la façade du palais Imperia que l’on commençait àilluminer.

« Ohé ! Pietro », cria le barcarol.

Un homme se leva d’une grande gondole à voiles.

« Qu’y a-t-il ?

– Une passagère pour toi.

– Bon, fit Pietro en sautant à terre. La signora veutvoyager ?

– Je veux traverser la grande lagune.

– Bon ; c’est mon affaire ; la Sirena vavous la faire passer comme une flèche, elle connaît le chemin. Sila signora veut s’embarquer ? »

Bianca se retourna pour récompenser d’une pièce de monnaie lebarcarol qui l’avait conduite, mais celui-ci avait disparu.

La jeune fille s’appuya au poing que le patron de laSirena lui tendait, et sauta dans l’embarcation. Déjà,maître Pietro avait réveillé deux matelots et un mousse endormis àl’avant ; les rames furent armées, et, Bianca installée sousla tente, la Sirena commença à voguer.

« Sur quel point du littoral faut-il déposer lasignora ?

– Sur quel point ?

– Oui, la lagune est large…

– Eh bien, près de la route de Mestre. »

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