Les Amants de Venise

Chapitre 11LE CARDINAL-ÉVÊQUE DE VENISE

Comme on vient de le voir par les paroles de Pierre Arétin, ilfaisait presque jour lorsque le cardinal Bembo, ayant quitté soncompère, se dirigea vers son palais. Sur le pas de la porteattendait son valet de chambre, qui se précipita vers lui aussitôtqu’il l’aperçut, en disant :

« Ah ! monseigneur, quelle nuit ! quellealerte !

– Silence ! fit Bembo en voyant que deux ou troispassants s’arrêtaient pour le dévisager. Quoi qu’il soit arrivé,apprends une bonne fois à éviter le scandale. Rentrons d’abord. Tut’exclameras ensuite. »

Le valet courba humblement la tête et suivit son maître.

Une fois arrivé dans son cabinet, Bembo commença par fairepanser les blessures de sa main qui le faisaient cruellementsouffrir.

« Maintenant, dit-il en s’asseyant, parle ; etsurtout, sois bref.

– Monseigneur, dit le valet, le palais a été envahi cettenuit.

– Envahi ? fit Bembo en fronçant le sourcil. Par desvoleurs ?

– Non, monseigneur, puisque ces gens n’ont touché à rien,ainsi que je m’en suis assuré après leur départ. »

Bembo commença à pâlir.

Le pillage de son palais par une bande de truands ne l’eût quemédiocrement surpris et affecté. Mais ces hommes qui n’avaient rienpris, qu’étaient-ils venus chercher ? Ce fut le valet qui sechargea de le lui apprendre.

« Donc, monseigneur, il était un peu moins de deuxheures ; les domestiques étaient couchés depuislongtemps ; mais je veillais, d’après l’ordre que vous m’enaviez donné. Tout à coup, on heurta à la grande porte. Nereconnaissant pas votre signal, je me garde d’ouvrir. On heurte ànouveau. Et comme je gardais le silence, j’entends qu’on détraqueles vantaux de la porte avec des barres de fer. Je me mets à crier.Les domestiques accoururent. Mais en même temps la porte s’ouvre,et une bande de démons fait irruption dans le palais. Lesdomestiques sont saisis et tenus en respect par quelques-uns desmalandrins, tandis que d’autres allument prestement des lumières.L’un d’eux, leur chef sans doute, demande qui est le valet dechambre du cardinal. Je me nomme. Alors il vient à moi, me place unpistolet sous le nez en me disant : « Conduis-moi à lachambre de ton maître. » Je veux résister ; il arme sonpistolet. Alors j’obéis ; je le conduis dans la chambre demonseigneur. Voyant que vous n’êtes pas là, il s’écrie :

– « Où est ton maître ?

– « En voyage.

– « Tu mens !

– « Non, par la Madone.

– « Fais-moi visiter le palais. »

« Alors, toutes les pièces, l’une après l’autre, sontfouillées par ces gens ; ils regardent derrière les rideaux,ouvrent les armoires, enfin accomplissent une perquisition qui duredeux heures. Après quoi, ils se retirent sans avoir fait d’autremal, et sans avoir rien emporté, comme je le disais àmonseigneur. »

Et le digne valet acheva :

« Vous m’en voyez encore tout saisi.

– Roland ! murmura Bembo livide… C’est bien,ajouta-t-il à haute voix, laisse-moi. J’ai besoin de repos. Tu meréveilleras dans trois heures exactement.

– Bien, monseigneur.

– Tu feras fermer partout, et tu iras toi-même chez le chefde police, le seigneur Guido Gennaro, en lui disant de ma part cequi est arrivé ici cette nuit ; prie-le de me venir trouveret, en attendant, d’envoyer une garde d’une vingtaine d’archerspour protéger le palais, puisqu’en ces temps malheureux la demeuredes fils de l’Église n’est pas à l’abri de l’audace des brigands.Va ! »

Le valet de chambre se hâta vers l’exécution de ces ordres queBembo avait donnés pour dépister les recherches de ses gens. Il necroyait nullement à un retour offensif en plein jour.

« Roland est sur moi ! songea-t-il avec accablement.Oui, il rôde dans Venise, imprenable, insaisissable, invisible. Envain tout ce qu’il y a de sbires dans cette ville est-il employé àle chercher ! Il échappe à tous les pièges ; et moi jen’échapperai pas à ses coups si je demeure ! Le cercle seresserre autour de moi. Je suis perdu si je reste. Je n’ai mêmeplus le temps d’exécuter ce que j’avais conçu… Il faut hâter mafuite. »

Ce que Bembo avait conçu, on se le rappelle.

Son plan, dans la ligne générale, était de quitter Venise enenlevant Bianca. Au moment où dans une nuit de terreur, il avaitrésolu de fuir, Sandrigo était vivant ; le mariage étaitconvenu pour le samedi. Le plan de Bembo avait été de tenir eneffet parole à Sandrigo ; mais après la cérémonie, il faisaitenlever Bianca et la faisait conduire chez l’Arétin, qui devait, aubout de quelques jours, faire sortir Bianca de Venise parmi lesArétines.

Une partie de ce plan était exécutée puisque, en suite desévénements de la nuit, Bianca se trouvait au pouvoir de Bembo etdéjà enfermée chez l’Arétin.

Bembo ignorait d’ailleurs la mort de Sandrigo.

Mais il n’avait plus à tenir parole en ce qui concernait lacérémonie du mariage, puisque Bianca avait fui le palais Imperia etque Sandrigo ignorait ce que la jeune fille était devenue.

Restait donc à exécuter la deuxième partie du plan.

D’abord, le travail des Arétines sur l’esprit de Bianca, quidevait demander une quinzaine de jours. Ensuite, le départ del’Arétin, accompagné de toutes ses Arétines, y compris Bianca.

C’était cette dernière partie qui se trouvait modifiée parl’événement que le valet de chambre venait de raconter à Bembo. Cen’était plus quinze jours qu’il fallait rester à Venise ! Ences quinze jours, Roland l’aurait sûrement frappé.

Bembo résolut d’agir au plus tôt.

« Il faut que, demain, je sois hors de Venise avecBianca ! »

Ayant convenu toute chose avec lui-même, le cardinal se couchaet s’endormit. Il se força à dormir. Il se commanda d’oublier toutau monde, afin que son esprit fût rafraîchi et son corps reposé parquelques heures de sommeil. Et telle était en effet la puissance decet homme sur lui-même qu’il parvint à s’endormirprofondément ; mais par un phénomène bien connu, il seréveilla à l’heure même qu’il avait indiquée à son valet. Ilachevait de passer une robe de chambre lorsque le valet frappa à laporte et annonça le chef de police Guido Gennaro.

Le cardinal reçut le chef de police avec un visage reposé etsouriant. Il lui indiqua un siège, et ordonna de faire entrer sonsecrétaire.

« Vous permettez, n’est-ce pas ? dit-ilaimablement.

– Je suis à vos ordres, monseigneur », réponditGennaro.

Le cardinal se fit présenter la liste des personnes qui luidemandaient audience.

« Veuillez dire que je recevrai demain seulement, fit-il. Àpropos, ajouta-t-il en compulsant la liste, dites à M. le curédes Saints-Anges de Rome que je le prie à déjeuner dimanche aprèsla grand-messe. Veuillez en outre annoncer à MM. les doyens etvicaires de Venise que je ferai une tournée la semaineprochaine ; je la commencerai mardi pour la finirvendredi ; je les préviens afin qu’ils puissent préparer lesrequêtes qu’ils auront à me présenter. À propos, n’oubliez pas quejeudi prochain je dois prêcher devant Mgr le doge ; vousferez mettre en état les fauteuils qui servent au doge et à sasuite en pareil cas. »

Il congédia le secrétaire.

« Vous aurez là une semaine bien remplie », dit alorsGuido Gennaro avec un sourire qui fit tressaillir Bembo.

En même temps, il s’apercevait que le chef de police avait lesyeux fixés sur sa main bandée de linges ; il la cacha sansaffectation et répondit :

« En effet, cher monsieur ; et je crois que la semainequi suivra sera plus chargée encore. Mais je ne m’en plains pas. Àquoi occuperais-je mon temps, sinon à remplir les fonctions de monministère pour le mieux de tous ? Cela n’empêche pas lepasteur d’être attaqué par les loups, d’ailleurs.

– Vous voulez parler, monseigneur, de l’audacieuse attaquequi a été dirigée cette nuit contre votre palais ?

– C’est cela même. Qu’en pensez-vous ? Je vous ai faitvenir pour vous demander votre avis là-dessus.

– Je pense que l’événement est d’autant plus grave qu’ilcoïncide avec un autre événement que Votre Éminence ne connaît sansdoute pas à l’heure qu’il est, et avec un autre événement qui netardera pas à s’accomplir.

– Que voulez-vous dire ? fit Bembo avec une sourdeinquiétude.

– Voici d’abord l’événement en question. On a retrouvé toutà l’heure dans le canal deux cadavres enlacés. C’était le cadavred’un homme et d’une femme. La femme s’appelait Juana. Ce nom nedit-il rien à Votre Éminence ?

– Non, fit sincèrement Bembo, étonné de la question.

– Cette femme, continua alors Guido Gennaro, nous l’avonslongtemps surveillée, puis elle avait disparu, et nous avionsacquis la conviction qu’elle servait les complots du fils del’ancien doge.

– Roland Candiano ! exclama sourdement lecardinal.

– Lui-même. Votre Éminence n’ignore pas qu’il n’a pasrenoncé à la prétention de prendre la succession de son père… Quantau cadavre de l’homme, nous l’avons également reconnu. C’étaitcelui d’un ancien bandit que, par une faveur tout à faitextraordinaire et dont plusieurs s’étonnaient ouvertement, on avaitrécemment créé lieutenant dans le corps des archers.

– Sandrigo ! »

Le cardinal poussa cette exclamation avec une véritable terreur.Il ne songea même pas à se réjouir de la disparition d’un aussiredoutable rival. Il frémit d’épouvante. Car la mort de Sandrigo,œuvre de Roland, à n’en pas douter, lui présageait lasienne !

Le chef de police sourit.

« Monseigneur le connaissait donc ? demanda-t-il.

– Je sais qu’il avait rendu de grands services, voilàtout… »

Et après un instant de rêverie, il ajouta :

« Ainsi, Sandrigo a été assassiné !

– Je ne l’avais pas dit à Votre Éminence. Mais elle adeviné juste. Le cadavre du lieutenant – puisqu’il étaitlieutenant ! – portait un poignard solidement enfoncé dans lesein. Celui qui a frappé ce coup-là, doit rarement manquer sonbut !

– Et que suppose-t-on ? demanda Bembo.

– On suppose, ou du moins je suppose, moi, dont c’est lemétier de voir clair dans tous les mystères, je suppose donc queSandrigo a été attiré par cette Juana dans un guet-apens, et frappépar Roland Candiano.

– Mais elle-même ?

– Elle a été tuée peut-être parce qu’elle trahissait enpartie… Mais je vois que ce récit frappe l’imagination de VotreÉminence beaucoup plus que je ne voudrais.

– Non, non ! Continuez… Seulement, de pareilleshorreurs sont bien faites pour émouvoir un homme aussi paisible quemoi…

– Je le comprends d’autant mieux, monseigneur, quemoi-même, j’ai été vivement frappé de ce double meurtre.

– Mais vous parliez aussi d’un autre événement…

– J’y arrive. Les deux cadavres ont été retrouvés dans lecanal, comme je le disais à Votre Éminence. Or, non loin de là, ona retrouvé une gondole chavirée ; belle gondole, par mafoi.

– Sans doute la gondole dans laquelle avaient pris placeces deux malheureux ?

– Peut-être ! Moi, je l’ai reconnue tout de suite.C’est la gondole de cérémonie d’une femme dont Votre Éminence apeut-être entendu parler, et dont je rougirais de prononcer ici lenom.

– Cette femme ? interrogea Bembo sans relever laphrase de Gennaro, et surtout sans vouloir approfondir l’ironie deson accent.

– Une courtisane célèbre, fit lentement le chef de police,la courtisane Imperia. »

Bembo se dressa tout droit :

« Quoi ! aurait-elle été tuée, elleaussi ? »

Le visage du cardinal s’était décomposé. Ses dents claquaient deterreur. Sandrigo frappé ! Imperia frappée ! Son tourallait venir !

« Non, monseigneur, fit tranquillement le chef depolice ; si vous portez quelque intérêt à cette femme, vouspouvez vous rassurer, elle n’est pas morte… »

Bembo se rassit, ou plutôt se laissa retomber sur son siège.

Guido Gennaro continua :

« La courtisane Imperia est dans son palais, je m’en suistout doucement assuré ; d’autant plus qu’une de mes premièresidées avait été que cette femme était l’assassin de Sandrigo et deJuana. Mais j’ai vite acquis la conviction qu’elle n’était pourrien dans ce double meurtre. Et cependant, elle doit, elle aussi,avoir quelque chose de ce genre à redouter. Car je sais qu’ellefait ses préparatifs de départ. Demain au plus tard, la courtisaneImperia aura quitté Venise pour se rendre à Rome. »

Bembo, maintenant, méditait profondément.

« Et quel rapport, demanda-t-il, voyez-vous entre la mortde Sandrigo et le départ de la courtisane, d’une part, et l’attaquede mon palais d’autre part ?

– Aucun rapport, monseigneur. J’ai dit seulementcoïncidence. Mais la coïncidence me semble curieuse ; et je medemande si les gens qui ont frappé Sandrigo, qui obligent Imperia àfuir, ne sont pas les mêmes qui ont, cette nuit, voulu s’emparer deVotre Éminence.

– Dans quel dessein, à votre avis ?

– Que sais-je, moi ? Vengeance personnellepeut-être…

– Vous supposez donc que Roland Candiano a une vengeance àexercer contre moi ? » s’écria Bembo.

Le cardinal n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il lesregretta. Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Gennaro leconvainquit que le chef de police possédait bien des secrets.

« Que m’importe après tout ! songea-t-il avec rage.Demain, comme Imperia, je serai hors de ce cercle de fer que jesens se resserrer autour de moi. Demain j’aurai fui ! Demainje serai sauvé !

– Quoi qu’il en soit, reprit Guido Gennaro, d’ici peu dejours, je saurai la vérité sur cette attaque dont vous avez étévictime. Mais en attendant, si j’avais un bon conseil à donner àVotre Éminence…

– Donnez, donnez…

– Eh bien, à votre place, monseigneur, je ne coucherais pasici ce soir, ni demain, ni pendant un bon mois. »

Bembo se leva.

« Vous vous trompez ! dit-il gravement. Un évêque doitdemeurer dans son palais épiscopal. Dieu, qui m’a protégé cettenuit en m’envoyant courir au chevet d’un mourant à l’heure où jedevais être attaqué, me protégera encore. Ce soir, demain et lesjours suivants, je ne sortirai pas d’ici.

– J’admire le courage de Votre Éminence, fit Guido Gennaroen s’inclinant de telle sorte que Bembo ne pût voir son sourire.Mais je ferai mon devoir en vous protégeant. J’ai envoyé vingtarchers pour monter la garde devant ce palais. Ils y resteront enpermanence tant que tout danger sera possible.

– Cela, je l’accepte et vous en remercie », ditBembo.

Guido Gennaro prit alors congé du cardinal et se retira engrommelant à part lui, tout en se frottant les mains :

« Mes vingt archers monteront bonne garde, monseigneur, jevous en réponds !… Avant votre départ, il faut que je sache sioui ou non vous êtes resté fidèle à Altieri, si vous faites partiede la grande conspiration. Vous manquez à ma collection,monseigneur… »

Bembo, demeuré seul, se mit à rassembler activement des diamantsqui constituaient une importante fortune sous le plus petit volumepossible. Il les plaça dans une ceinture de cuir qu’il ceignitautour de ses reins sous ses vêtements.

Puis il brûla un certain nombre de papiers, et en serra d’autresdans une poche du justaucorps dont il s’habilla. Il acheva des’équiper comme un cavalier qui va voyager, suspendit à sonceinturon une bonne épée et une dague, puis enfin, jeta autour delui un long regard, non pour dire adieu aux choses familières quil’entouraient, mais pour se demander s’il n’oubliait rien.

Alors, il sortit de son palais par une porte dérobée, échappantfacilement à la surveillance des archers de Gennaro. Une foisdehors, Bembo respira fortement. Il marcha jusqu’au bord du GrandCanal où il causa assez longuement avec un gondolier à qui il finitpar donner de l’argent, sans doute le prix du passage de la lagunequ’il assurait par avance.

Cette dernière précaution prise, il se dirigea vers le palais del’Arétin, comme la demie de midi sonnait à Saint-Marc.

L’Arétin ne fut pas surpris de voir Bembo sitôt revenu chezlui.

« Il rôde autour de la petite », songea-t-il.

Et à haute voix :

« Parbleu, j’allais me mettre à table pour réparer lesémotions de cette nuit. Merci d’être venu me tenir compagnie, jevais appeler…

– N’appelle personne. J’accepte ton déjeuner, mais je neveux pas qu’on me sache ici.

– Cependant on t’a vu entrer.

– Ton valet, seul, qui m’a introduit. Tu vas l’enfermerquelque part jusqu’à demain matin.

– Ah ! ça, que se passe-t-il ?

– Fais toujours ce que je te dis, nous causerons àtable. »

L’Arétin sortit de sa chambre, où avait lieu cette conversation,et revint dix minutes plus tard en disant :

« Je n’ai pas enfermé le drôle, car il eût peut-êtrecrié ; je lui ai donné une commission urgente pour quelqu’unqui demeure à Trévise. En ce moment, il navigue et ne sera deretour que dans deux jours.

– C’est parfait ; maintenant, tu vas faire servir icile déjeuner et tu veilleras ensuite à ce qu’on nous laissetranquilles. »

En même temps qu’il parlait ainsi, Bembo se cachait dans uncabinet d’où il entendit son « compère » donner sesordres ; le déjeuner se trouva bientôt servi avec cetteremarquable promptitude que l’on mettait chez l’Arétin aux chosesde la table, affaire sérieuse entre toutes… Pierre ferma alors lesportes et appela Bembo qui sortit de sa cachette et se mit àtable.

Les deux hommes se mirent à manger en silence, chacun d’euxoccupé par ses pensées. Bembo, cependant, paraissait calme, tandisque l’Arétin devenait de plus en plus nerveux et inquiet. Àdiverses reprises, il essaya de faire causer le cardinal. Maiscelui-ci ne lui répondait que par monosyllabes.

Le repas terminé, Bembo s’installa près du feu dans un grandfauteuil et parut s’assoupir.

« Ah ! çà, grommelait l’Arétin qui, pendant ce temps,arpentait la chambre avec agitation, est-ce qu’il va prendre logischez moi ? Le voilà qui dort. Comment tout celafinira-t-il ? »

Bembo ne dormait pas : il réfléchissait et achevait decombiner son départ. En somme, il était là en sûreté pour quelquesheures ; si on essayait de l’attaquer, ce serait sûrement dansson palais. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit et à sortir deVenise.

Toute la question était de décider Bianca.

L’Arétin finit par se mettre dans une embrasure de fenêtre, àécrire sur une autre table qu’il avait tirée jusque-là.

De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur Bembo, quiparaissait toujours dormir. Cependant, il observa que le cardinalétait parfois agité d’un violent tressaillement.

Peu à peu, l’obscurité envahit la chambre. Le soir tomba, puisla nuit vint.

L’Arétin, depuis longtemps, avait cessé d’écrire, et accoudé surla table, examinait Bembo avec une curiosité où il y avait uncommencement d’épouvante.

Tout à coup, il s’aperçut qu’il ne le voyait plus.

Le poète frissonna et grommela un juron ; il se leva et sedirigea vers la cheminée où il voulait allumer un flambeau de cire.Mais une main se posa sur son bras, et il entendit la voix deBembo :

« N’allume pas.

– Pourquoi ? fit l’Arétin en tressaillant.

– C’est inutile. Assieds-toi et écoute. »

Pourquoi Bembo ne voulait-il pas de lumière ? Peut-êtrecraignait-il de laisser voir ce qu’il avait pensé etconspiré ; peut-être craignait-il simplement que son rêve deténèbres ne s’évanouît…

L’Arétin s’était assis.

Bembo parla :

« Je t’avais demandé deux choses : la première,c’était de garder cette jeune fille chez toi pendant une quinzainede jours, et tu me répondais qu’au contact des Arétines, ce qu’ilpouvait y avoir chez Bianca de trop… jeune fille sedissiperait.

– C’est vrai, dit sourdement l’Arétin, j’ai promis cela…mais par tous les diables, j’aime encore mieux encourir la fureurd’un roi, et si tu n’avais payé…

– Tais-toi, interrompit Bembo. Tu m’avais en outre promisde faire sortir Bianca de Venise.

– C’est encore vrai.

– Eh bien, je te délivre de ces deux missions que je t’aipayées d’avance. »

L’Arétin fit un bond et, atterré, gronda :

« Il faut alors que je te rende…

– Non, rassure-toi ; tu ne me rendras rien, à unecondition.

– Parle…

– Voici : j’ai résolu de quitter Venise dès ce soir.Ne t’exclame pas, c’est inutile. Mon départ est nécessaire. Je veuxemmener Bianca avec moi. Ma gondole m’attend à quelques pas de tonpalais pour me faire traverser la lagune… Une fois là je suissauvé.

– Sauvé !…

– Je veux dire que le reste du voyage m’inquiète peu, voilàtout.

– Voyons la condition.

– Comment s’appelle celle de tes servantes à qui tu asconfié Bianca ?

– Perina.

– Tu vas l’appeler, de façon que Bianca demeure seule.Puis, tu m’indiqueras la chambre où elle se trouve. Il faut que jedécide cette enfant à me suivre.

– Que dira sa mère ? murmura l’Arétin terrifié.

– Nous allons justement la rejoindre. Ainsi, tes scrupulesn’ont pas de raison d’être, dit Bembo de ce ton de formidableironie qui était son genre d’insulte.

– L’argent que tu donnes coûte cher ! » ripostal’Arétin.

Bembo haussa les épaules et continua :

« Ainsi donc, tu appelles Perina, tu me montres la chambreoù est enfermée Bianca ; je la décide, et alors tu nous faissortir sans qu’on nous voie.

– C’est bien. Demeure ici une minute. »

L’Arétin s’éloigna.

Bembo s’était levé.

Il attendit, le cœur battant, le visage convulsé, tel enfinqu’il était apparu à Bianca dans les profondeurs de la forêt.

Quelques minutes plus tard, l’Arétin reparut et dit :

« Viens. »

Bembo frémit de tout son corps.

Il eut comme une hésitation. Puis, avec un geste de décisiontragique, il suivit l’Arétin.

Celui-ci le conduisit à travers diverses pièces toutes plongéesdans l’obscurité. Il s’arrêta enfin devant une porte etdit :

« C’est là ! »

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