Les Amants de Venise

Chapitre 16DIGNA TANTO NOMINE…

Roland, une fois dehors, marcha droit devant lui, comme auhasard. Il connaissait Rome pour y avoir séjourné un mois lors del’embuscade dont il avait été chargé par le Conseil des Dix auprèsdu pape. Qu’il y avait longtemps de cela !

Il semblait à Roland que toute une éternité le séparait del’heureux temps où il avait fait ce voyage, prodiguant l’or et lesfolies de sa jeunesse ardente, assistant à une fête donnée aupalais Imperia. Il n’y avait guère que neuf années écoulées.

C’était là, dans cette fête, que la célèbre courtisane l’avaitvu ! C’était là qu’elle s’était éprise de lui, d’une fougueusepassion qui devait aller jusqu’au crime !…

Et ce fut vers ce palais que Roland se dirigea alors…

Comme il longeait une rue obscure, il fut rejoint par deux outrois jeunes seigneurs qui, accompagnés de leurs laquais, porteursde torches, faisaient grand bruit et riaient très fort.

Roland s’approcha du groupe, salua poliment et dit :

« Messieurs, veuillez excuser la curiosité d’un étrangerqui voyage pour son agrément. Est-il vrai qu’une dame, fameuse poursa beauté et nommée Imperia, soit de retour dans Rome ?

– Imperia la magnifique ! Imperia la glorieuse !Imperia la divine ! s’écria le plus jeune des seigneurs quiparaissait ivre. Mais, monsieur, on ne parle que de cela dansRome ! D’où sortez-vous ?

– Ainsi, Imperia est bien à Rome ?

– À telles enseignes que nous allons de ce pas à sapremière fête.

– La cruelle rentra il y a quatre jours.

– Après nous avoir sevrés d’amour pendant de longuesannées. »

Ces exclamations se croisèrent.

« Merci, messieurs », dit Roland en saluant.

Le groupe s’éloigna. Mais le plus jeune, au milieu des éclats derire, se retourna tout à coup et lança cette question :

« Or çà, seigneur étranger, seriez-vous amoureux de ladivine Imperia, vous aussi ?…

– Peut-être ! » dit Roland de sa voix calme etglaciale qui figea tous les rires sur les lèvres des jeunesfous.

Tout le groupe se hâta et disparut silencieusement, tandis queRoland, à pas lents, continuait à marcher dans l’ombre.

Près du pont des Quatre Têtes, une vive lueur éclairait soudainla rue. Et dans le cercle de lumière, des carrosses, des chaises,des laquais, des mendiants, toute cette foule qui apparaît auxabords de toutes les fêtes, domestiques, chevaux et misérables,apparut aux yeux de Roland dans une rumeur confuse.

Il vit la façade du palais qui ruisselait de lumières. Et cepalais, en effet, c’était celui d’Imperia qui, arrivée à Rome, endistançant Bembo de quatre journées, faisait ainsi dans la vie deRome, dans l’orgie, la débauche et la splendeur d’une fêtefastueuse, ce qu’on appelle aujourd’hui une rentréesensationnelle.

Roland se glissa à travers les groupes.

Dix minutes plus tard il était dans l’intérieur du palais.

Qu’y fit-il ? Une heure plus tard, il sortait du palaissans avoir été autrement remarqué dans la cohue grandissante, et,en toute hâte, reprenait le chemin de l’auberge où il avait laisséScalabrino.

À ce moment, il était un peu plus de onze heures et demie.

Roland trouva Scalabrino dans la rue, devant l’auberge ferméedepuis longtemps.

« Le carrosse ? » demanda-t-il.

Scalabrino, du doigt, lui désigna une masse sombre arrêtée àquelques pas. Roland s’en approcha, examina les chevaux, s’assuraque les mantelets du carrosse étaient solides.

« Tu conduiras, dit Roland.

– Oui. Quelle route ?

– Celle que nous avons suivie. Maintenant,viens. »

Scalabrino saisit l’un des chevaux par la bride, et le carrosses’ébranla. Les deux hommes marchèrent à pied.

Roland se dirigea vers le pont des Quatre-Têtes.

Ils ne se disaient rien.

À vingt pas du palais Imperia, Roland tourna à gauche dans uneruelle, puis encore à gauche. Enfin, il s’arrêta.

Il était sur les derrières du palais. La rue était obscure.

Dans l’intérieur du palais, on entendait les bruits confus de lafête. Roland s’était arrêté devant une porte basse.

Dans le renfoncement de cette porte, un homme attendait.

« Tu es toujours décidé ?

– Pour la même somme, oui, monseigneur, dit l’homme.

– Mille ducats que tu voudras toucher.

– À Venise, oui, monseigneur.

– C’est bien. Tu vas nous conduire, puis tu reviendras icisurveiller le carrosse et tenir les chevaux.

– Venez », dit l’homme.

C’était l’un des valets du palais d’Imperia.

Il se mit à monter un escalier très raide, suivi de Roland et deScalabrino. Puis il longea des couloirs, redescendit un escalierétroit et pénétra enfin dans une petite pièce éclairée par unflambeau. Il y avait trois portes à cette pièce.

« Ici, dit le valet, c’est la chambre de la signora ;ici, c’est un salon. »

Il désignait successivement la porte de gauche et celle dedroite. Quant à la troisième, c’était celle par où ils venaientd’entrer.

« Vous ne vous tromperez pas pour le retour ? demandal’homme.

– Sois tranquille. Va prendre ton poste aucarrosse. »

Le valet s’éloigna. Roland éteignit le flambeau.

Ils demeurèrent alors dans une profonde obscurité.

À leur gauche, tout était silencieux.

Sur leur droite, au contraire, ils entendaient les musiques, lebruit des conversations, les éclats de rire.

Peu à peu, cependant, tous ces bruits s’apaisèrent.

Roland entendit la voix d’Imperia répondant aux adieux de sesinvités. Puis, il y eut un silence.

Scalabrino saisit la main de Roland. À cette pression, Rolandrépondit par une autre. Et cela pouvait se traduireainsi :

« Est-ce enfin le moment ?…

– Attends !… »

Scalabrino, tout à coup, perçut distinctement le son de deuxvoix. Il les reconnut aussitôt.

Ces deux voix, c’étaient celles de Bembo et d’Imperia.

Imperia qu’il avait précipitée dans le canal.

« Oh ! murmura-t-il, est-ce un cauchemar ?

– Eh bien, fit Roland d’une voix faible comme un souffle,mais qui gardait toute son autorité, qu’as-tu donc ?…

– Cette voix, maître !…

– C’est celle d’Imperia. Tu as cru l’avoir noyée… Tu t’estrompé, voilà tout…

– Oh !… Je rêve…

– C’est Imperia, te dis-je, Imperia qui a livré sa fille…la tienne, à Bembo… de quoi te plains-tu ?… »

Roland plaça vivement sa main sur les lèvres du colosse pourétouffer le cri de fureur qui montait à ses lèvres.

« Tais-toi !… Écoute… »

*

* *

Nous avons vu Imperia arriver à Rome, s’installer dans sonpalais, et préparer sa première fête avec une fébrile activité.Nous l’avons vue, à la fin de cette fête, demeurer seule en l’un deses salons, avec un homme qui venait de se démasquer et en qui ellereconnaissait Bembo.

À la vue du cardinal, Imperia avait tremblé.

Elle croyait si bien avoir laissé derrière elle tout ce qui serattachait à un passé maudit !

Mais se remettant bientôt, elle demandait :

« Qu’êtes-vous venu faire ici ? Qu’y a-t-il donc decommun entre nous, désormais ?…

– Votre fille, madame, répondit Bembo avec un calme qui fitfrissonner la courtisane.

– Ma fille, répéta-t-elle.

– Oui, j’ai pensé qu’il vous serait peut-être agréabled’apprendre ce qu’elle est devenue, et j’ai fait tout exprès levoyage pour vous l’apprendre. »

Il y avait dans la voix du cardinal une si amère ironie, detelles vibrations sinistres, qu’Imperia fut toute secouée.

« Ma fille ! reprit-elle. Eh ! monsieur, ma fillen’est plus ma fille, vous le savez. Réellement, elle était tropvertueuse pour moi. Et comme sa vertu manquait de modestie, elle sedressait devant moi comme un vivant reproche… Pourtant, Dieu saitsi je l’ai aimée… Mais pourquoi son regard me poursuivait-il d’unesorte de mépris ?…

– Et surtout, dit Bembo, pourquoi a-t-elle eu le malheurd’aimer le même homme que vous ?

– Taisez-vous ! gronda-t-elle. Cet homme, n’en parlezjamais devant moi, jamais !

– On dirait que cela vous fait peur ?…

– Cela ou autre chose. Passons. Qu’avez-vous à medire ? »

Le souvenir de Roland, ainsi éveillé tout à coup en elle,l’agitait d’une extraordinaire émotion.

Bembo notait tous ces détails, et échafaudait un plan.

« Chère amie, dit-il, reportez-vous à cette soiréesemblable à celle-ci, où vous m’avez dit : « Bianca s’estsauvée. Vous la rejoindrez sur la route de Mestre. »

– Eh bien ?

– Eh bien, je n’ai fait qu’un bond jusqu’à la route deMestre, j’ai eu la chance de rencontrer votre fille, je l’aidécidée, par persuasion ou autrement, à me suivre à Venise, etalors… elle s’est tuée sous mes yeux d’un coup depoignard. »

Si pénible que soit cette obligation, nous devons donner à cettescène hideuse toute sa signification, en notant que ce fut sans lemoindre tressaillement de sa chair, de son cœur ou de son cerveauque Bembo prononça ces paroles.

« Ainsi, balbutia Imperia pâlissant, Bianca est morte…

– Morte », dit Bembo.

Imperia, peut-être, éprouva, à ce moment, un retour de cesentiment maternel qu’elle avait étouffé.

Mais, si elle eut vraiment quelque regret, si dans l’âmeinsondable de cette créature, chef-d’œuvre d’impureté, se manifestaune seconde quelque repentir, si la nature voulut pousser en elleun cri de détresse, rien au-dehors n’apparut de cesmanifestations.

Il est probable qu’en Imperia la mère était bien morte.

La courtisane seule vivait.

« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi », murmura-t-elle,pensive.

Et ce fut toute l’oraison funèbre de la pauvre petite Bianca,morte pour avoir voulu sauver sa mère.

« Décidément, nous allons nous entendre », grondaBembo.

En effet, ils étaient bien pareils.

Bembo s’assit tranquillement, et dit :

« Voilà, chère amie, ce que je suis venu vous dire. Il m’asemblé tout naturel qu’une pareille nouvelle vous fût apportée parmoi.

– Je vous remercie, dit Imperia.

– Mais ce n’est pas tout, reprit le cardinal, j’aidifférents projets à vous soumettre, des projets que vousapprouverez, j’en suis certain, si vous tenez non seulement àgarder à Rome la belle situation que vous y avez acquise, maisencore à…

– Oh ! interrompit Imperia presque avec violence, pasde menaces, mon cher ! C’était bon à Venise où je tremblaisdevant vous, pour un pauvre coup de poignard donné à ce Davila…

– Aussi, n’est-ce pas avec ce souvenir que je compte vousfaire trembler », dit Bembo d’une voix rauque.

Bembo avait pris l’attitude d’un dompteur qui doit sortirvainqueur de la cage des fauves où il est entré.

Imperia était assise face à la porte du cabinet.

Bembo tournait le dos à cette porte.

« Il est d’autres souvenirs, reprit Bembo de sa voix rude.On dirait vraiment que vous oubliez quel pacte nous lie ; cen’est pas seulement le crime, c’est notre commune défense… or, quivous défendra, sinon moi !

– Me défendre ! bégaya Imperia. Contre quidonc ?…

– Vous le savez !… Je n’ai pas besoin de dire sonnom ! Qui sait s’il ne viendra pas un jour à Rome !…

– Taisez-vous ! Taisez-vous !…

– Vous voyez bien, madame !… Je vous disaisdonc : Qui sait si, un beau soir, Roland Candiano que vousavez fait condamner, que vous avez jeté dans les puits, ne vouspoursuivra pas de sa vengeance !… Qui sait si tout à coup, ilne vous apparaîtra pas, ici même… Mais qu’avez-vous donc,madame ?… »

Imperia, livide, le visage décomposé, les yeux exorbités,regardait quelque chose que le cardinal n’apercevait pas.

Bembo tourna instinctivement la tête. Il vit RolandCandiano…

Un râle d’effroi monta aux lèvres du cardinal et il demeura à saplace, pétrifié, incapable d’un geste. Seulement, comme Rolandavançait, ses yeux le suivirent pas à pas. Cette scène muette entreces trois personnages avait on ne sait quoi de terrifiant. Rolands’était avancé jusqu’à Imperia. Il semblait ne pas voir Bembo. Etun instant, celui-ci éprouva cet espoir insensé que Roland nevenait pas pour lui.

Mais tout à coup, en cette même seconde, il eut un soubresautterrible. Une main formidable venait de s’abattre sur son épaule,et le cardinal, redressant la tête, vit à deux doigts de son visagele visage de Scalabrino. La clameur d’épouvante qui monta du plusprofond de son être fut étouffée net : Scalabrino venait debâillonner l’évêque. Une fois Bembo bâillonné, le géant le saisit àbras-le-corps, et il l’emporta hors du salon.

Imperia, à demi folle, avait assisté à cette scène rapide sanspouvoir prononcer un mot. Scalabrino et Bembo disparus, il se fiten elle comme une détente.

Elle considéra Roland dont la physionomie lui apparut grave etpresque triste, mais non sévère et impitoyable.

« Ah ! balbutia-t-elle alors avec un sourirecontraint, j’avoue que j’ai eu peur… un moment… j’ai cru… quec’était à moi… que vous en vouliez… J’étais folle… n’est-cepas ? Vous ne voudriez pas de mal à une femme… je le sais… Sigrand, si généreux… vous ne voudriez pas vous amoindrir… par unmeurtre…

– Madame, dit Roland, vous allez mourir. »

Elle recula, effarée, roulant autour d’elle des yeux defolle.

« Mourir !… Pourquoi ? Pourquoidonc ?… »

Roland déposa sur une table un minuscule flacon.

« Voici, reprit-il, un poison qui ne vous fera passouffrir. Vous avez tué Davila, madame, et cela ne me regarde pas.Vous avez tué votre fille, et c’est cela qui fait que vous êtes unevivante horreur. Bianca est morte. Mourez aussi. »

Elle éclata de rire.

« Me tuer ! s’écria-t-elle en grinçant des dents. Metuer quand la vie s’offre devant moi si belle ! Vous êtes fou,monsieur !

– La vie, dit Roland, s’offrait belle aussi pour Léonoreque vous avez condamnée ; pour Bianca que vous avezassassinée ; pour moi que vous avez voué au malheur. Necomprenez-vous pas que voilà assez de catastrophes et decrimes ? Et que votre vie à vous, c’est la mort de tout ce quivous approche ? Allons, madame, vous avez une minute pour vousdécider…

– Oh ! fit-elle, vous êtes fou, vous dis-je !…Moi, me tuer !… Tuez-moi, si vous voulez… si vouspouvez !… »

À ce moment, Scalabrino reparut et se planta devant laporte.

« Assassins ! rugit-elle. Mais ne pensez pas que jevais me laisser frapper sans résistance… Je vais appeler… àmoi ! à moi !… »

Au même instant, Roland fut sur elle. Il la saisit par unpoignet et l’entraîna jusque devant la table où il avait déposé leflacon.

« Madame, dit-il froidement, choisissez entre ce poison etle bourreau de Venise.

– Le bourreau ! bégaya-t-elle.

– Je ne sais qui vous a dénoncée, madame, mais le jour oùj’ai quitté Venise, une somme de cinq cents écus était promise àqui pourrait indiquer au Conseil des Dix en quel lieu avait fuiImperia, la meurtrière de Jean Davila.

– Le bourreau ! répéta-t-elle, égarée. Non ! non,pas cela !… Je me tuerai… je vous le jure… mais laissez-moivivre une heure encore…

– Une voiture est à la porte de votre palais qui nousattend. Si vous voulez vivre un mois encore, venez !

– Non ! non ! oh non ! Grâce, je suis sijeune ! Grâce ! Je t’ai aimé, Roland !… Je t’aimeencore… »

Les gémissements de cette femme devinrent atroces àentendre.

Roland se sentit bouleversé.

Et peut-être allait-il faire grâce en effet !…

Scalabrino eut-il l’intuition de ce qui se passait dans l’âme decelui qu’il appelait son maître ?…

Qui sait ?…

Mais, au moment où Imperia se jetait à genoux et tendait sesbras raidis par le désespoir, le colosse, d’un pas pesant et calme,s’avança et saisit le flacon de poison. Puis il marcha sur Imperia,qui le vit venir, horrifiée ; il la prit par les cheveux, luirenversa la tête en arrière, et, comme la courtisane allait jeterune dernière clameur, il versa dans sa bouche le contenu duflacon.

Un spasme terrible et rapide comme l’éclair secoua violemment lecorps d’Imperia. Puis elle se tint immobile, toute raide…

Alors, Scalabrino se releva, le visage convulsé :

« À l’autre, maintenant !… » prononça-t-il d’unevoix rauque.

Roland avait assisté à cette exécution sans faire un geste pourintervenir. Oui, à la dernière minute, il avait eu pitié ! Lescris de la courtisane avaient remué ses entrailles. Mais le père deBianca ne lui avait jamais paru plus terrible, avec une sorte degrandeur farouche, qu’au moment où il saisit Imperia par lescheveux.

Il fut le justicier dans toute la force du terme.

Si l’on songe à ce qu’avait été Scalabrino autrefois, si l’on sedit que cet homme, sevré de toute affection pendant toute sa vie,avait senti éclore dans son âme en toute sa force le sentiment del’affection paternelle, si l’on songe aussi que Bianca qui était safille, qu’il s’était mis à adorer de loin, représentait pour luiune vie nouvelle, des joies inconnues, et qu’Imperia avaitfroidement livré cette enfant à Bembo, alors, on ne verra dans sonacte qu’une manifestation de cette chose mystérieuse et souverainequ’on nomme la justice.

Imperia gisait, morte, au milieu de ce salon qui, une heureavant, était plein de ses adorateurs.

Ce fut là qu’on la retrouva le lendemain matin.

Rome lui fit des funérailles splendides, porta son deuil et luiérigea un monument sur une de ses places publiques.

Quant à Roland, il avait, suivi de Scalabrino, quitté aussitôtle funèbre salon, et avait rejoint le carrosse qui l’attendait.

C’est dans ce carrosse que Scalabrino avait porté Bembo.

Il l’avait solidement ligoté, avait fermé à clef les manteletsdu carrosse et était remonté, comme on a vu.

Roland prit place dans la voiture, ayant le cardinal devant lui.Scalabrino monta sur le siège, et bientôt le lourd véhicule, étantsorti de Rome, courut au galop de ses deux chevaux sur la route deFlorence… sur la route de Venise !

Bembo, saisi par Scalabrino et entraîné dans le carrosse,s’était dit :

« Voici ma dernière minute. Je vais mourir. »

Dans le carrosse, il s’évanouit.

Lorsqu’il revint à lui, ce qu’il éprouva d’abord, ce fut unétonnement d’être là, dans cette prison roulante.

Puis, au bout de quelques heures, comme il voyait qu’on ne luifaisait aucun mal, il reprit peu à peu possession de ses esprits.Où l’entraînait-on ? Que lui voulait-on ?

Questions insolubles. Ce qu’il y avait de plus clair, c’estqu’on ne le tuait pas, et que l’homme assis en face de lui, calmeet silencieux, ne paraissait pas lui vouloir de mal.

Cet homme, c’était Roland. Bembo l’examina longtemps, l’étudiaen détail et finit par se dire :

« Il est impossible que cet homme m’ait condamné à mort.Mais que veut-il ? »

Alors l’idée de la Grotte-Noire lui revint, et finit pars’imposer à lui.

Oui, c’était cela : Roland voulait le jeter à nouveau dansquelque cachot. Il frissonna.

Mais on sort des cachots les mieux gardés !

La première nuit, la voiture roula sans que Bembo eût prononcéun mot. On lui avait ôté son bâillon pendant son évanouissement, eton l’avait même débarrassé de ses liens.

À un moment, Bembo, avec d’infinies précautions, essaya de voirs’il ne pourrait ouvrir le mantelet rabattu sur la portière. Ilreconnut alors que, des deux côtés, les mantelets étaientsolidement verrouillés.

Le lendemain, vers midi, il y eut une halte.

Une portière fut ouverte, Roland descendit.

Une demi-heure plus tard, la portière fut rouverte.

Bembo vit que la voiture était arrêtée en pleine campagne.

Scalabrino se présenta, et dit, sans regarder Bembo :

« Voulez-vous manger ?

– Non, merci », répondit le cardinal, espérant par sonair dolent apitoyer ceux qui l’entraînaient.

Roland remonta alors, et la voiture se remit à galoper. Bembosentait une sorte de joie profonde l’envahir. De plus en plus laconviction lui venait qu’il n’était pas condamné à mort.

Dans cette journée, il essaya de savoir.

« Monsieur… », dit-il, d’une voix qui suppliait.

Roland ne répondit pas, ne tourna pas les yeux vers lui.

Rien que le silence absolu, glacial.

Bembo se rencoigna, frissonnant.

Mais, dans la nuit, lorsque la voiture s’arrêta encore et queScalabrino, comme la première fois, lui demanda s’il voulaitmanger, il répondit affirmativement.

Lorsque la voiture se remit en route, Bembo, presque rassuré,commençait à prendre son parti de l’aventure.

« Il me tient, songeait-il. Il va me jeter dans un cachot.C’est entendu. Mais j’en sortirai, dans six mois, dans un an, sanscompter l’imprévu. Et alors ce sera mon tour. Mais moi, ce n’estpas dans un cachot que cette fois je le jetterai ! »

Toutes ses pensées convergeaient maintenant vers cette époqueimprécise où, redevenu libre, il s’emparerait de Roland.

Il forgeait des supplices dans sa tête.

Le retour de Rome à Padoue dura huit jours. Pendant ces huitjournées, Roland ne dit pas un mot au cardinal.

À Padoue, la voiture, au lieu d’obliquer sur les lagunes, filadirectement sur Mestre. Bembo ignorait complètement où il setrouvait. Il supposait seulement que Roland l’entraînait versquelque caverne pareille à la Grotte-Noire et que ce repaire nedevait pas être fort éloigné de Venise.

À Mestre, le carrosse fit une assez longue station. Pendant cetarrêt, Roland descendit et fut remplacé par Scalabrino.

Puis la route fut reprise, sans que Roland eût reparu.

Bembo songea :

« Nous devons être arrivés. Je ne le verraiplus… »

Cependant, s’il ne pouvait rien voir au-dehors, il pouvaitentendre, et il comprit qu’à partir du dernier arrêt une troupe decavaliers assez nombreuse escortait la voiture.

Qu’était devenu Roland ?

Il s’était dirigé vers la maison qu’il avait louée et qu’avaienthabitée Juana, Bianca et le vieux doge Candiano.

Roland pénétra dans le jardin. À ce moment, la nuit tombait.

À la porte de la maison, Roland frappa d’une façon spéciale etaussitôt on ouvrit. Un homme au visage un peu effaré parut.

Cet homme, c’était Pierre Arétin.

À la vue de Roland, l’Arétin poussa un profond soupir desatisfaction et grommela à part lui :

« Enfin !… Trois jours encore de cette faction, et,par le ventre de Pocofila, je devenais fou, moi…

– Vous avez suivi mes instructions ?

– De point en point, répondit l’Arétin. Venez, et vousverrez. »

Roland suivit l’Arétin, qui ouvrit une porte et pénétra dans unepièce voisine. Là, un étrange spectacle s’offrait à la vue.

La pièce était éclairée par la lumière pâle et jaune de deuxflambeaux posés de chaque côté d’une sorte de table basse dresséesur des tréteaux.

Sur cette table, un objet de forme allongée et oblongue étaitdéposé ; il était recouvert d’un drap blanc dont les plis, enretombant, marquaient les tréteaux de bois qui supportaient latable – sorte d’échafaud provisoire, de forme rectangulaire.

À l’un des bouts de la salle, une jeune femme était assise dansune attitude de méditation attristée.

« C’est Perina, dit l’Arétin à voix basse. Elle a le diableau corps et a voulu absolument m’accompagner. Sur ce seul pointvous n’avez pas été obéi, puisque je devais être seul. Mais ladrôlesse a tellement insisté… »

Roland interrompit l’Arétin par un geste.

Il marcha à la table et souleva entièrement le drap blanc.

L’objet oblong que cachait ce drap apparut alors.

C’était un cercueil.

Sur le couvercle de chêne, une inscription avait été tracée aumoyen de clous à tête noire, plantés tête à tête :

Voici cette inscription :

Bianca

fille d’Imperia

morte à seize ans

assassinée

par le cardinal-évêque

Bembo

Roland laissa lentement retomber le drap. Et l’Arétin, quis’était incliné, se dressa alors en murmurant :

« Selon vos ordres, j’ai fait placer la pauvre petite dansun triple cercueil ; le premier est en cèdre, le deuxième enmétal et le troisième en chêne ; j’ai eu beaucoup de peine àtracer moi-même l’inscription que m’indiquait votre lettre ;j’ai encore eu plus de mal à faire transporter ici le cercueil. Parle diable ! plutôt que de recommencer une opération pareille,j’aimerais mieux me retrouver dans une de ces mêlées comme Jean deMédicis m’en fit voir jadis.

– Les hommes qui ont transporté le cercueil ?…

– N’ont rien su. Aidé de mes valets, j’avais placé le toutdans une grande caisse.

– C’est bien, dit Roland. Vous pouvez maintenant retournerà Venise. »

Et, se tournant vers Perina :

« Mon enfant, c’est bien vous qui m’avez indiqué la porte,dans le palais de votre maître, la porte derrière laquelles’accomplissait le meurtre ?

– C’est elle ! dit l’Arétin. C’est bien elle qui cria,au moment où j’allais crier moi-même. ».

Roland sortit de la chambre funéraire, suivi de l’Arétin et dePerina qui, avant de s’éloigner, appuya ses lèvres sur le drap, ensigne d’adieu suprême…

« Et vous avez tenu à accompagner ici le corps de la pauvreenfant ? reprit alors Roland.

– Je ne l’ai vue que quelques heures, dit Perina, et jel’aimais pourtant.

– Mon enfant, écoutez-moi et comprenez-moi bien. Êtes-vousheureuse à Venise, dans le palais de votre maître ?… Si celan’est pas, dites-le-moi sans crainte… L’Arétin consentira, j’ensuis sûr, à se séparer de vous, et je me chargerai alors de votrevie et de votre bonheur.

– Elle est libre, s’écria l’Arétin, qui ne put s’empêcherde pâlir, elle est libre, par tous les saints ! »

Perina regarda l’Arétin, et ses yeux se voilèrent. Ellemurmura :

« Que deviendrait-il si je le quittais ?… Qui lesoignerait comme moi quand il est malade ? Et qui essuieraitses yeux quand il pleure ? »

L’Arétin demeura un instant tout étourdi.

« Ainsi, dit-il d’une voix étranglée par une sincèreémotion, ainsi, Perina, tu ne veux pas me quitter ?… Ceseigneur que tu vois est tout-puissant. Il te fera riche comme ildit, car jamais il n’a menti…

– Partons, maître », dit simplement Perina de sa voixdouce.

Des larmes roulèrent alors sur les joues de Pierre Arétin.

« Je suis donc aimé, moi aussi ! fit-il. Ô Perina,Perina, perle de douceur, ô Perina plus tendre que la lune, je veuxque ton nom passe à la postérité la plus reculée. Et en attendant,le rôle de servante est désormais indigne de toi. Viens… tu serasl’épouse de l’Arétin !

– Maître Pierre, dit Roland, ce jour-là, vous viendrez medemander les trente mille écus que j’attribue en dot à cetteenfant. Allez… allez, maintenant.

– Maître, s’écria l’Arétin enthousiasmé, vous êtes grand etjuste… »

Quelques minutes plus tard, Pierre Arétin et Perina quittaientla maison et se rendaient au Soleil-d’Argent, cette auberge oùjadis l’Arétin avait vendu deux chevaux à Roland.

Le lendemain matin, ils sortaient de Mestre, et le soir, ilsarrivaient au palais Arétin, où nos lecteurs les retrouverontbientôt.

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