Les Amants de Venise

Chapitre 28SCALABRINO

Les dernières bandes se mirent en mouvement, chacune conduitepar son chef.

Il faut remarquer que ces hommes marchèrent sur Venise avec unesorte de gravité calme, non comme des soldats ivres d’enthousiasmepour la bataille, mais comme des citoyens d’une idéale républiquesachant qu’ils vont risquer leur vie pour l’accomplissement d’unebesogne nécessaire.

Quelques années auparavant, la plupart de ces hommes étaient desbrigands ; mais ils avaient en eux une lumière qui finit paréclairer les consciences les plus obscures : l’amour de laliberté.

Ces explications et celles que nous avons données dans le courtchapitre précédent étaient nécessaires pour faire comprendre legrand drame qui allait se jouer à Venise.

« Parle ! dit Roland lorsqu’il se vit seul sur laplate-forme avec Scalabrino.

– Maître, dit le colosse avec une profonde tendresse, jevais vous dire adieu.

– Que veux-tu dire ? fit Roland.

– Ceci : vous avez distribué à chacun son rôle,excepté à moi…

– Mais toi, tu restes près de moi, tu ne me quittespas…

– Laissez-moi finir, maître, reprit Scalabrino avec la mêmeprofonde tendresse. Je me suis donné un rôle à moi-même… et je vousdemande en grâce de ne pas m’interroger là-dessus. Pour l’exécutionde ce que j’ai médité, il faut que je vous quitte dèsmaintenant…

– Scalabrino !…

– Monseigneur…

– Jure-moi que tu ne vas pas te tuer ! »

Ce fut au tour de Scalabrino de tressaillir.

Mais il garda le silence.

Roland prit la main du colosse :

« Ainsi, c’est bien vrai ! La vie t’est devenueinsupportable !

– Monseigneur, oseriez-vous affirmer qu’elle vous estsupportable ? J’étais une matière impure. Vous m’avez animé,vous m’avez appris à penser, et par conséquent à souffrir. Lorsquej’ai connu Bianca, j’ai cru que le paradis s’ouvrait pour moi.Pauvre homme qu’aucune affection n’avait jamais éclairé au fond deson enfer… J’avais une fille… Mon tort fut de me mettre à l’adorer,à l’idolâtrer, et maintenant qu’elle n’est plus, oui, c’est vrai,maître, la vie m’est insupportable. Mais ne croyez pas que jeveuille me tuer… Vous êtes, vous, ma grande affection, et cela seulsuffirait pour me réconcilier avec la vie… Je vous jure, maître,que je ne vais pas au suicide… Seulement, ce que j’entreprends… cesera peut-être ma mort… et c’est pourquoi j’ai voulu vous direadieu… comme si j’allais mourir…

– Qu’est-ce donc que tu entreprends ?

– Maître… Je vous ai prié… de ne pasm’interroger… »

Roland garda quelques minutes un silence plein d’angoisse.

« Et si tu en réchappes, dit-il, me jures-tu de revenir metrouver sans attenter à toi-même ?

– Oui, maître, dit gravement Scalabrino, je vous lejure !… Et maintenant, comme la chose est pressée, comme ilfaut que j’arrive à temps… je vous dis adieu, maître. »

Pour la première fois, Scalabrino tendit le premier sa main.

Roland ouvrit ses bras tout grands.

Ces deux hommes s’étreignirent avec la joie immense de sentirdans leur cœur le même dévouement, et la douleur de comprendre que,sans doute, ils se voyaient pour la dernière fois.

Un sanglot déchira la gorge de Scalabrino.

Puis, s’arrachant à l’étreinte, il s’enfuit, disparut derrièrel’entassement des rochers.

Roland descendit seul la montagne au pied de laquelle il trouvaun de ses hommes qui l’attendait avec un cheval.

Et, mortellement triste, il prit le chemin de Mestre.

Scalabrino, après avoir franchi la ligne des rochers, s’étaitarrêté. Il vit Roland s’éloigner, et revint sur la plate-forme dela Grotte-Noire.

Tant qu’il put distinguer la silhouette de Roland qui descendaitles rampes de la montagne, il la suivit des yeux dansl’obscurité.

Mais bientôt il la perdit de vue.

Un soupir gonfla alors sa vaste poitrine, et, à pas lents, il sedirigea vers l’entassement des rochers qui se trouvait sur lagauche de la grotte.

C’est là qu’une tombe avait été creusée pour Bianca.

Déjà des touffes sauvages croissaient là : des lentisquesaux parfums pénétrants, un myrte qui fleurirait au printempsprochain.

Longuement, Scalabrino regarda ces choses, tournant autour desrocs, arrangeant les arbustes, redressant le myrte qui sepenchait.

C’est ainsi qu’il faisait ses adieux à Bianca.

Jamais plus il ne reviendrait arroser ces plantes sauvages… maisl’eau du ciel s’en chargerait…

Il ne parlait pas ; sa pensée muette ne lui suggéraitaucune parole à l’adresse de la morte.

Mais brusquement, comme il avait fini d’arranger à sa guise lesplants que le hasard avait fait pousser de terre, il se laissatomber à genoux, puis se coucha en travers des rochers, et la têtedans les deux mains, se prit à sangloter.

L’obscurité se dissipa soudain au moment où la lune, en sondernier quartier, se dégagea des nuages et versa sur la plateformeune lueur pâle.

Scalabrino se releva, parut hésiter un instant encore, puis sedétournant, commença à descendre la montagne sans retourner la têtevers les rochers sous lesquels sa fille dormait à jamais.

Il marcha à pied jusqu’à Trévise, probablement pour étourdir ledésespoir qu’il portait en lui.

Mais à Trévise, où il arriva dans la matinée, une fatigueinsurmontable s’empara de lui.

Il fréta une voiture qui le conduisit à Mestre.

De Mestre à la lagune, il fit encore le trajet à pied,traversant cette forêt où Bembo avait poursuivi Bianca.

Enfin, il arriva à Venise le soir du 31 janvier.

Il se rendit droit au port du Lido et entra dans une auberge, oùil se fit servir un repas sommaire.

Il y toucha d’ailleurs à peine.

Évidemment, il avait simplement voulu se donner unecontenance.

Son repas terminé, une bouteille devant lui, il attendit, lecoude sur la table, les yeux fixés sur la porte.

À neuf heures, un homme entra dans la taverne, l’aperçut et vints’asseoir en face de lui.

Il portait le costume de marin.

« Me voici à l’heure, dit cet homme en s’asseyant.

– C’est bien, fit Scalabrino. Vous êtes prêt ?

– Oui, et vous, vous avez la somme ? »

Scalabrino toucha du doigt sa ceinture de cuir.

La figure du marin s’éclaira.

« Venez donc, en ce cas », dit-il.

Scalabrino paya sa dépense et sortit, accompagné du marin.

« Comment allez-vous faire ? demanda le colosse unefois dehors.

– Venez, vous allez voir. »

Ils marchèrent en silence le long des vieilles maisons duquai.

Dans la rade, les navires de l’État apparaissaient confusément,les lignes de leurs mâts et de leurs cordages enchevêtrés sur lefond du ciel, leurs châteaux de poupe alignant leurs fenêtreséclairées qui renvoyaient dans l’eau des reflets mobiles,semblables à des feux follets voltigeant à la surface de lamer.

Le marin entra dans une maison, monta au premier étage, ouvritune porte et entra dans une chambre où il alluma une lanterne.

Sur un escabeau, il y avait un paquet enveloppé dans une grandetoile. Il le montra du doigt à Scalabrino, et dit :

« J’ai apporté ça hier. »

Scalabrino ouvrit le paquet.

Il contenait un costume complet de marin à sa taille.

Aussitôt, il commença à s’en revêtir, se dépouillant au fur et àmesure des vêtements qu’il portait.

Lorsqu’il retira sa ceinture de cuir, il la jeta au marin endisant :

« Voyez si le compte y est. »

L’homme s’en saisit avidement, l’ouvrit et se mit à compter avecsoin.

« Le compte y est, ma foi ! » s’écria-t-ilbientôt.

À ce moment, Scalabrino était complètement habillé et transforméen marin de la république vénitienne.

Il demanda :

« À quelle heure embarque-t-on les soldats ?

– À la pointe du jour, répondit l’homme.

– Bon. Comment allons-nous faire ?

– Ne vous inquiétez de rien. Seulement, en accostant, siquelqu’un vous parle, dites comme moi… ou plutôt ne dites rien…Là-dessus, en route ! car après onze heures l’opérationdeviendrait impossible. »

Le marin cacha la ceinture pleine d’or sous les carreaux de lacheminée qu’il avait dû desceller dans la journée, puis sortit enrefermant la porte à triple tour.

Dehors, ils se remirent à suivre la ligne des quais.

Le marin s’arrêta devant une embarcation.

Il y prit place, et Scalabrino y sauta à son tour.

Aussitôt le marin se mit à ramer, se dirigeant droit vers laligne des vaisseaux d’État.

Au bout de dix minutes, il montra une masse sombre à Scalabrino,et dit :

« Voici le vaisseau amiral. Nous accostons. »

Scalabrino mit alors sa main sur l’épaule de son conducteur.

« Voulez-vous un conseil, l’ami ?

– Donnez toujours…

– Eh bien, après m’avoir fait monter à bord, regagnez laterre, si vous pouvez… et ne revenez plus sur levaisseau. »

L’homme se mit à rire silencieusement.

« Merci du conseil, dit-il… j’en profiterai d’autant mieuxque c’était justement le conseil que j’étais en train de me donnerà moi-même… Croyez-moi, j’ouvre l’œil, et j’y voisclair… »

La petite embarcation filait à ce moment sous le châteaud’arrière du vaisseau amiral. Puis elle se glissa le long du géantassoupi sur les flots et atteignit l’avant.

Là, le marin siffla doucement.

Un coup de sifflet pareil au sien, signe de reconnaissance desmarins entre eux, lui répondit du bord.

Alors il attacha son embarcation aux flancs du vaisseau, etsaisit une corde à nœuds.

« Saurez-vous monter par un tel chemin ? demanda-t-ilinquiet. C’est qu’on s’apercevrait vite…

– Je monterai », dit Scalabrino.

Le marin s’élança avec légèreté. Au moment où il franchissait lebordage et sautait sur le pont, Scalabrino arrivait lui aussi.

« C’est un ancien marin », songea l’homme.

Le pont était désert, à peine éclairé par les pâles reflets deslanternes suspendues de distance en distance aux cordages.

Seules, les sentinelles veillaient : il y en avait trois àbâbord et trois à tribord.

C’est auprès de l’une de ces sentinelles que Scalabrino venaitde sauter. Il se dirigea aussitôt vers le grand mât, comme s’il eûtparfaitement connu le pont de ce navire.

En même temps, le marin parlementait avec la sentinelle.

« C’est toi, Giuseppo ?

– Oui. Tu rentres en retard. Qui est avec toi ?

– Veux-tu gagner deux écus ? fit le marin sansrépondre à cette question.

– Si je le veux ! Moi qui n’ai pas une baïoque depuisdes semaines !

– Eh bien, en voici déjà un… prends… mais à unecondition : tu ne signaleras pas que nous sommes rentrés enretard, le camarade et moi.

– Ça va… Et l’autre écu ?

– Écoute. Je vais signaler au maître de couchage que jesuis là ; puis je m’éclipserai. J’ai fait une conquête… tucomprends ?

– Oui, oui… mais qui sera mis aux fers demain matin ?C’est moi !

– Imbécile ! À quatre heures du matin, je serairentré.

– Tu le jures ?

– Par la madone. C’est dit ? Tu me laissesfiler ?…

– Et tu me donnes l’autre écu ?

– En enjambant le bord !…

– Tu es donc devenu riche tout à coup ?

– Ma conquête… tu comprends ?… »

Le marin s’éloigna, laissant la sentinelle émerveillée, etrejoignit Scalabrino immobile au pied du grand mât.

« Le plus difficile est fait ! murmura-t-il.

– Ne vous inquiétez pas du reste, dit Scalabrino. Lasentinelle ?

– Ne dira rien.

– C’est bon. Vous pouvez me laisser ici.

– Ah ! ça ! vous connaissez donc lenavire ?

– Oui.

– Et, sans indiscrétion, que voulez-vous faire !…Voyons… quelque coup de poignard à un chef ?… Hein ?…Vous avez dû être matelot sur quelque navire…

– Eh bien, c’est vrai ! dit Scalabrino. J’ai serviautrefois… Un officier m’a mis injustement aux fers et m’a faitfouetter… J’ai su qu’il était maintenant à bord de l’amiral…

– Bon, bon… je comprends… mais je serais pendu à la grandevergue, moi, si on savait…

– Puisque vous vous sauvez… Vous êtes riche maintenant.

– C’est vrai. Allons, bonne chance !… Moi aussi, j’aiété fouetté et mis aux fers, et je voudrais bien me venger… mais jen’ai pas votre courage… Bonne chance, camarade !

– Merci !… »

Le marin revint à la sentinelle, et lui tendit son écu.

« Passe ! Mais sois ici à quatre heures… sans quoi, jete signale comme absent de toute la nuit…

– Sois donc tranquille ! » fit le marin enenjambant le bord et en se laissant glisser le long de la cordejusqu’à son embarcation qui, aussitôt, démarra et fila vers lequai.

Vers le milieu de la rade, il croisa une grosse embarcation qui,à toutes rames, se dirigeait vers le vaisseau amiral.

*

* *

Scalabrino, demeuré seul, s’approcha de la grande écoutillecentrale.

Il se pencha, et écouta un instant…

L’intérieur du navire était sombre, silencieux…

Scalabrino leva les yeux vers le ciel, contempla une minute lesétoiles qui scintillaient là-haut, puis, lentement, il s’enfonçadans les flancs du vaisseau amiral.

L’embarcation que nous venons de signaler croisant celle dumarin fugitif au milieu de la rade atteignit rapidement le vaisseauamiral.

Celui qui la conduisait héla alors les gens du navire.

Il y eut des allées et venues sur le pont.

Un officier interrogea la barque.

Et sur les réponses qui lui furent faites, une échelle futjetée.

Alors, tandis que rameurs et patron demeuraient à leur place, unhomme saisit l’échelle, quitta la barque et se mit à monter avecune rapidité qui prouvait sinon son adresse, du moins sa force etsa volonté.

« Menez-moi à l’amiral », dit cet homme d’un ton brefen touchant le pont du vaisseau.

L’officier comprit, sans doute, que cet inconnu avait le droitde lui donner des ordres, car il ne fit aucune objection, leconduisit au château d’arrière, frappa à une porte et s’effaça.

La porte s’ouvrit et se referma aussitôt sur l’inconnu.

Mais si vite que ce mouvement se fut fait, si peu qu’eut duré lerayon de lumière venu de l’intérieur, l’officier eut le tempsd’apercevoir le visage du visiteur.

« Le capitaine général ! murmura-t-il. Diable !le moment approche… »

C’était Altieri en effet.

Il demeura vingt minutes dans la chambre de l’amiral, puissortit et, escorté par le commandant du bord jusqu’à l’échelle,regagna son embarcation.

Au moment où il avait franchi le bordage, l’amiral lui avaitdit :

« Je commence la manœuvre dans un instant. »

Dès qu’Altieri eut disparu, l’amiral réunit dans sa chambre lesofficiers de son bord et leur exposa la manœuvre qui devait sefaire à l’instant même et sans bruit.

Aussitôt, les matelots furent réveillés ; un étrangemouvement se produisit sur le pont du navire ; dansl’obscurité, silencieusement, pieds nus, les marins obéissaient auxcommandements qui leur étaient transmis à voix basse… des chaloupesmises à la mer allèrent du vaisseau à la terre, transportant unlong câble… puis les ancres du vaisseau furent halées, et bientôtl’énorme masse se mit en mouvement, lentement tirée vers lequai…

À quatre heures du matin, le vaisseau amiral était amarré auquai sans que les autres navires de guerre se fussent aperçus de samanœuvre.

Sur le quai, les deux compagnies d’Altieri, celle des archers etcelle des arquebusiers étaient alignées.

Les soldats commencèrent aussitôt à s’embarquer.

À cinq heures, cette dernière manœuvre était terminée.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer