Les Amants de Venise

Chapitre 17LA TOMBE DE BIANCA

Le carrosse qui entraînait Bembo, en sortant de Mestre, avaitpris la route de Trévise, et, escorté par une douzaine decavaliers, était arrivé aux gorges de la Piave, puis s’était enfinarrêté devant la Grotte-Noire.

Le cardinal, dans cette dernière partie de son voyage, avaitrecouvré à peu près sa tranquillité d’esprit. En ces huit jours, ilavait échafaudé plans sur plans et avait fini par sedire :

« Voyons d’abord où il me mettra ; jusque-là, rien àfaire. »

Sa haine contre Roland n’avait pas grandi, parce que cette haineétait déjà poussée aux dernières limites. Mais un phénomène assezbizarre s’accomplissait dans l’esprit du cardinal. Roland qui,pendant si longtemps, lui avait inspiré une terreur folle, cessaitd’être à ses yeux le vengeur terrible et implacable qu’il s’étaitfiguré.

Lorsque la voiture s’arrêta et qu’on le fit descendre, d’unrapide coup d’œil il examina le paysage et, bien qu’il fît nuit, ille reconnut.

« La Grotte-Noire, songea-t-il. Je m’en doutais… »

Scalabrino l’avait pris par un bras et l’avait entraîné.

Une porte fut ouverte.

Scalabrino le poussa et entra derrière lui.

À sa stupéfaction, Bembo se vit non pas dans le fameux cachot,mais dans une sorte de chambre convenablement meublée.

Scalabrino avait fermé la porte à triple verrou et s’était assissur une chaise, sans prononcer une parole. Ses tempes qui, parmoments, gonflaient leurs veines, ses yeux injectés de sang, etparfois un rapide frémissement, indiquaient seuls quelle tempêtedevait se déchaîner dans l’âme du colosse.

Bembo s’assit dans un fauteuil.

La pièce était éclairée par un flambeau.

« Est-ce ici que je dois être enfermé ? » songeale cardinal.

Les heures s’écoulaient. Un profond silence régnait auxalentours. À un moment, il sembla à Bembo que son gardien s’étaitendormi. Il se leva, le cœur battant, et fit un pas vers laporte.

Scalabrino plaça sa chaise devant cette porte et s’y adossa.

Le cardinal feignit de faire quelques pas et alla se rasseoirdans son fauteuil.

« Fou ! songea-t-il. Trop de précipitation !…Mais je prévois que les occasions vont être nombreuses… »

Il finit par s’endormir sur son fauteuil.

Il dormit longtemps d’un sommeil agité. L’impression soudaineque quelqu’un près de lui le regardait l’éveilla en même temps quela sensation d’un courant d’air froid.

Il ouvrit les yeux et vit que la porte était ouverte.

Sur la table, le flambeau achevait de se consumer lentement.

Devant lui, Roland debout. Le cardinal se dressa, effaré.

« Venez », dit Roland.

Et il sortit de la pièce, laissant la porte ouverte.

Bembo demeura quelques secondes cloué à sa place par uneinexprimable terreur. Puis une bouffée d’espoir monta tout à coup àson cerveau, et il franchit la porte.

Il se trouva alors dans une sorte de couloir désert.

À droite tout était sombre, vers le fond de la grotte ; àgauche, une lumière jetait d’indécises lueurs.

Bembo frémit d’une joie folle. À pas de loup, il tourna àdroite.

Qu’espérait-il en s’enfonçant dans la grotte ? Peut-êtretrouver une autre issue pour fuir, ou peut-être se cacher…

Mais au bout de dix pas, il se heurta à trois hommes qui, sansun mot, le repoussèrent, le refoulèrent vers l’entrée de lagrotte.

Bembo alors précipita sa course. Ayant constaté que les troishommes ne le suivaient pas, il fit ce plan de se ruer au-dehors, defoncer tête baissée contre tout ce qui essaierait de l’arrêter. Enquelques bonds il fut dehors, sur cette plate-forme qui s’étendaitdevant l’entrée de la grotte et qui se terminait brusquement par lacoupée à pic de l’abîme au fond duquel mugissait la Piave.

Là, il s’arrêta soudain, et une imprécation jaillit de sa boucheécumante ; autour de lui, une centaine d’inconnus armésformaient un cercle sur un triple rang d’hommes. Le cercle étaitétroit, hérissé de poignards. Bembo comprit qu’il était perdu et,le vertige s’emparant de lui une seconde, il vacilla sur sesjambes. Mais, par un dernier effort, il se remit et regarda autouret au-dessus de lui.

Autour, c’étaient les visages impassibles des compagnons deRoland ; au-dessus, c’était le ciel pâle où se mouraient lesdernières étoiles et où l’aube naissante jetait la blancheur de sonéveil.

Cependant, derrière les rangs du cercle qui l’entourait, Bemboentendait des coups de pioche frappant le granit, comme si desouvriers assez nombreux se fussent livrés à une besogne mystérieuseet pressée.

« Ah ! çà, rugit-il en jetant autour de lui desregards enflammés de haine, que me veut-on ici ?…

– Je vais vous le dire ! » dit une voix qui fitfrissonner Bembo.

Roland apparut dans le cercle, s’approcha de lui et lui mit lamain sur l’épaule.

Le cardinal fléchit sous cette main pesante.

« Autrefois, dit Roland d’une voix calme, vous étiez unpauvre diable que tout le monde repoussait et méprisait. Vousinspiriez une sorte de méfiance instinctive, et chacun s’écartaitde vous. Un seul homme se trouva pour avoir pitié de votreisolement, de votre détresse matérielle et morale, et, vous ayantreconnu de l’intelligence et de la volonté, fit de vous son ami,vous introduisit dans le foyer de son père, vous admit à sa table,et vous mit enfin sur le chemin de la fortune. Voici comment vousm’avez récompensé : vous avez fait aveugler mon père, vousavez tué ma mère, et moi, vous m’avez condamné à mourir dans lespuits. »

Bembo éclata d’un rire terrible.

« Je te haïssais ! gronda-t-il, plus que tout aumonde, et je te hais encore de toutes mes forces.

– Soit. Une première fois, je vous saisis, et vous enfermaiici.

« J’espérais ainsi que, dans la solitude, vous vousrepentiriez du mal que vous aviez fait, et qu’un jour viendrait oùje pourrais pardonner. Délivré, vous avez continué dignement lasérie de vos crimes en assassinant une jeune fille. Que vousavait-elle fait, elle ? »

Bembo serra les poings et rugit :

« Je l’aimais. J’avais juré qu’elle serait à moi, à moiseul. Et si elle vivait !… ah ! si ellevivait !…

– Vous la tueriez ?

– Non ! ricana Bembo la bouche tordue par un rictus dedéfi, non, mais je serais plus habile, et je la posséderais avantde lui laisser le temps de se poignarder comme elle afait ! »

À cette révélation soudaine, Roland devint livide. Ainsi, lamalheureuse enfant avait dû se tuer pour échapper à l’impureétreinte !

Ainsi, l’assassinat de Bembo se compliquait de cette horriblecirconstance que Bianca avait dû se frapper soi-même !

Un gémissement, près de Roland, un rauque sanglot s’éleva.

« Patience ! dit-il, prends patience, père deBianca ! »

Le même rire insensé éclata sur les lèvres de Bembo.

« Vous triomphez ! hurla-t-il avec un blasphème,tandis que ses poings se levaient vers le ciel où fulguraient lespremiers rayonnements de l’aurore, vous triomphez, mais si jemeurs, je meurs vengé d’avance, puisque celle que vous aimiez, vousaussi, est morte ! Morte tuée par mon amour ! Morte pourn’avoir pas voulu être à moi ! Tuez-moi, si vous voulez, jemeurs, content du mal que je vous ai fait… Roland Candiano,écoute : je t’ai détesté, et je te déteste. Écoute-moi. SiBianca était là, si tous les trésors du monde étaient étalés devantmoi, je renoncerais à Bianca, je renoncerais aux trésors pour lajoie unique de te faire souffrir encore… Frappe, maintenant,puisque je lis dans tes yeux que tu m’as condamné ! »

Roland se tourna vers ceux qui l’entouraient :

« Frères, dit-il de sa voix calme et puissante, cet hommemérite-t-il de vivre ?

– Qu’il meure ! répondirent-ils dans un sourd murmured’imprécations.

– Cet homme mérite-t-il de mourir sanssouffrance ? » reprit Roland.

Et le murmure implacable répondit :

« Qu’il soit damné dans son agonie ! »

Alors, Bembo fut saisi par deux hommes et entraîné à quelquespas de là. Un peu en arrière du plateau, le rocher venait d’êtrecreusé, et cela formait comme une étroite cellule.

En avant de l’entrée de cette cellule, le cercueil de Biancaétait déposé à terre. Bembo le vit, il lut l’inscription quifulgura devant ses yeux, et il eut un violent mouvement derecul.

Mais il fut solidement maintenu.

Comme en un rêve formidable, il vit une vingtaine d’hommessoulever le cercueil et le transporter dans la cellule où il futdéposé sur une sorte de banquette pratiquée sur les flancs duroc.

Hagard, chancelant, les cheveux hérissés, Bembo regardaitardemment dans l’intérieur de la cellule devenue une tombe, etfaisait d’inutiles efforts pour détacher ses yeux du cercueil de lavictime.

Alors, la voix solennelle de Roland s’éleva de nouveau etprononça ces étranges paroles :

« Bembo, maintenant que vous êtes mort, recevez mon pardonet celui du père de Bianca. Reposez en paix !…

– Maintenant que je suis mort ! bégaya Bembo enclaquant des dents. Oh ! Qu’est-ce à dire !… Non… Je sensma raison qui m’abandonne !… Mort !… Moi mort !… quia dit cela ?… Non !… Laissez-moi !… Enfer !… Oùm’entraînent-ils !… »

Le reste se perdit dans un rugissement d’épouvante.

Et voici ce qui se passait :

À peine Roland eut-il fini de parler que les hommes quimaintenaient Bembo l’avaient poussé dans la cellule, dans la tombede Bianca, et aussitôt les ouvriers commencèrent à maçonnerl’ouverture qui servait d’entrée.

Bembo, écumant, épouvantable à voir, faisait des bondsdésordonnés dans le tombeau. Des gens de Nervesa assurèrent plustard qu’ils avaient entendu avec horreur des clameurs insensées quitombaient de la montagne. C’étaient les cris de Bembo.

Le travail de la fermeture au moyen de blocs cimentés dura uneheure. Lorsque le mur fut à hauteur d’homme et qu’il n’y eut plusque quelques pierres à placer, un éclat de rire effroyable fitpâlir les cent hommes qui assistaient à cette exécution…

Bembo était devenu fou !

*

* *

Avant de placer la dernière pierre, l’un des ouvriers quitravaillaient à cette macabre besogne eut l’idée de jeter un coupd’œil dans l’intérieur de la tombe, et il vit le cardinal étendusans vie en travers du cercueil de Bianca.

*

* *

Lorsque l’ouverture eut été entièrement fermée, des blocs derochers furent entassés là, les uns sur les autres.

Dans les interstices, on jeta de la terre végétale. Dans cetteterre, on planta des pousses de lentisques et autres arbustessauvages.

Ces pousses prirent pied… En sorte qu’au bout de quelques jours,nul au monde n’eût pu supposer que cet entassement de rocherscachait la tombe de Bianca, fille de la courtisane Imperia, et deBembo, cardinal-évêque de Venise.

*

* *

Après l’exécution, Roland laissa à la Grotte-Noire un poste devingt hommes chargés de surveiller la tombe pendant un mois.

Puis, accompagné de Scalabrino, il descendit la montagne, montaà cheval, gagna Mestre, puis les bords de la lagune, et le soir,vers dix heures, il arrivait à la maison de l’île d’Olivolo. Lepremier soin de Roland fut de s’assurer que rien de fâcheux n’étaitarrivé à son père pendant son absence.

Le vieux doge dormait comme un enfant, selon l’heureux privilègede quelques cas de folie. Roland le contempla quelques minutes aveccette émotion spéciale de l’homme qui vient d’être mêlé à quelquetragédie et qui éprouve une joie rassurante à retrouver des êtresqui lui sont chers.

Ce n’est pas que Roland Candiano ressentît une inquiétude, unremords de l’épouvantable supplice qu’il avait infligé, à Bembo.Mais il était ému de cette sourde trépidation cérébrale qui suitles actions anormales.

Saisir un homme et le murer vivant dans un tombeau, avec lecercueil de sa victime, cet homme eût-il été un abominablecriminel, pourra paraître à quelques personnes un acte d’excessivejustice. Sans vouloir prendre parti, et tout en nous cantonnantdans notre modeste rôle de conteur, il nous est difficile de ne pasfaire observer que les morales se modifient avec les siècles.

L’époque violente et grandiose dont nous avons entrepris endivers ouvrages de tracer une esquisse, comportait toutnaturellement de ces excès. L’Italie d’alors, champ de bataillesanglant, éclairée par les lueurs des incendies, ravagée par lesbandes de partisans et les armées, hérissée de poignards, rouge desang, sillonnée d’espions et de reîtres, l’Italie en pleinefournaise de luttes géantes, de débauches fastueuses, étonnait lemonde par ses excès. Le crime s’appelait Borgia ; mais l’art,plus excessif encore que le crime, portait ce nom formidable :Michel-Ange ! C’était un pandémonium, où rugissaient lesconquérants, où les vaincus poussaient des cris de détresse qui onttraversé les siècles, où chantaient des poètes incomparables, oùapparaissaient en troupeaux sublimes des génies que l’art modernecopie encore !

Oui, tout était excès.

La vengeance de Candiano doit être ainsi éclairée, si on la veutde bonne foi.

Quoi qu’il en soit, Roland n’avait éprouvé aucune pitié pourBembo, puisqu’il ne lui avait pas fait grâce. L’exécution terminée,il n’en eut point de remords.

Aussi, lorsque Roland redescendit dans la salle du bas oùScalabrino l’attendait, Roland montrait une physionomieapaisée.

Lui qui, depuis longtemps, considérait l’ancien bandit, l’anciencondamné à mort, comme son unique ami, causa quelques minutes avecScalabrino, comme il faisait tous les soirs.

Pas un mot ne fut dit ni de Bianca, ni d’Imperia, ni de Bembo,ni de l’effrayante tragédie du matin.

Puis Roland se retira.

Alors Scalabrino sortit de la maison et s’éloigna de l’îled’Olivolo, se dirigeant vers les vieux quais du Lido. Il marchaitlentement, ruminant peut-être un projet qui devait lui êtrepersonnel, car il n’en avait pas soufflé mot à Roland.

Dans cette nature farouche, violente, il y avait en effet uneétrange timidité. Il paraissait d’ailleurs paisible, et les trèsrares passants qu’il rencontra durent le prendre pour un bonbourgeois regagnant son logis après quelque fête.

Scalabrino parvenu à l’encoignure d’un large canal, s’arrêta,inspecta les maisons qu’il avait devant lui, et murmura :

« C’est là… »

C’était une maison basse et pauvre, à face lépreuse. Au-dessusde la porte et au-dessous de la fenêtre du premier, une sorted’enseigne en fer découpé s’avançait, soutenue par une barre defer. Cette enseigne représentait une ancre qui jadis avait dû êtredorée.

C’était en effet le cabaret de l’Ancre-d’Or, tenu par le digneBartolo, que ses clients nommaient de préférence le Borgne.

Scalabrino vit qu’un filet de lumière passait à travers lesbarreaux de fer qui protégeaient l’entrée. Il supposa que desbuveurs se trouvaient encore dans le cabaret et il attendit.

On se souvient peut-être qu’à côté de la porte qui ouvraitdirectement sur le cabaret, s’entrouvrait une autre porte donnantsur un couloir par lequel on pouvait également pénétrer dansl’intérieur de la taverne.

Il y avait environ une demi-heure que Scalabrino attendait,lorsque la porte du couloir s’ouvrit, et deux hommes sortirent.

Scalabrino reconnut aussitôt l’un d’eux à sa taille et à sadémarche : c’était Bartolo le Borgne. Quant à l’autre, quis’enveloppait soigneusement d’un manteau, il ne le reconnutpas.

Les deux hommes ayant laissé la porte entrouverte s’avancèrentd’une dizaine de pas, comme s’ils eussent achevé un entretiencommencé dans l’intérieur.

Scalabrino se glissa le long du mur et pénétra dans le couloir.Là, il trouva la porte qui donnait sur le cabaret : il lapoussa et jeta un coup d’œil à l’intérieur : la taverne étaitvide.

Scalabrino entra, passa tranquillement dans la petite salle dufond, s’assit et attendit.

*

* *

Il n’est pas sans intérêt de connaître l’homme qui accompagnaitBartolo et de savoir ce qu’il faisait là.

Revenant donc en arrière d’environ une heure, nous entrons dansle cabaret en même temps que cet inconnu qui, étant passé par lecouloir comme un habitué du lieu, s’assit à une table au momentmême où le patron de l’Ancre-d’Or renvoyait ses derniersclients.

Dès que le dernier des buveurs eut disparu, l’inconnu laissaretomber le manteau dont jusqu’ici il avait à demi couvert sonvisage, et la figure du chef de police Guido Gennaro apparut.

Bartolo se dirigea vers lui en multipliant les salutations.

« Si monseigneur voulait accepter de se rafraîchir, dit-il,je possède dans ma cave quelques bouteilles d’un certain vin deFrance…

– Va pour le vin de France ! » fit Gennaro en sefrottant les mains.

Le Borgne se précipita et revint deux minutes plus tard avec unebouteille de vin de Saumur qu’il déposa sur la table avec toutesles marques de la vénération. Gennaro remplit son gobelet et avalad’un trait la pétillante boisson.

« Oui, approuva-t-il, ces Français ont les premiers vins dumonde… Eh bien, maître Bartolo, quelles nouvelles ?

– Très importantes, monseigneur.

– Bah ! fit Gennaro d’un air narquois.

– Monseigneur va en juger : Roland Candiano n’est plusà Venise.

– Diable ! Et sait-on ce qu’il est devenu ?

– Ses fidèles affirment qu’il est à Milan.

– Très bien, Bartolo. Mais ce n’est pas de cela qu’ils’agit. Que dit-on sur le port ?

– Monseigneur, on ne parle que de lui. Depuis qu’il s’estmontré à quelques marins, depuis qu’il leur a dit que bientôt degrandes choses s’accompliraient dans Venise, le Lido est commefanatisé. Ce soir encore, dans mon cabaret, les gens disaient deshorreurs de notre vénéré doge Foscari et juraient qu’ils n’avaientplus peur et que bientôt Roland Candiano délivrerait la république.Voilà ce qu’on dit, monseigneur.

– Et penses-tu réellement que le peuple de Venise seraitpour ce Candiano du diable ?

– Eh bien, je crois que Roland Candiano n’aura qu’àparaître pour que le peuple de Venise se soulève en sa faveur.Heureusement, nous avons une bonne armée, et surtout une bonnepolice…

– Oui, fit vivement Gennaro, mais en attendant, tu suisbien mes instructions ?

– À la lettre, monseigneur ! Je fais semblant d’êtreacharné contre Foscari et je pleure quand on raconte devant moicomment le vieux doge fut aveuglé.

– Très bien ! » fit Gennaro satisfait, sans qu’ilfût possible à Bartolo de deviner d’où venait cettesatisfaction.

Il y eut un assez long silence. Puis Gennaro, comme rêveur,reprit :

« Ainsi, tu penses que Roland Candiano n’est plus àVenise ?

– Je pense, dit Bartolo, non sans finesse, que VotreExcellence doit le savoir mieux que moi.

– Et son compagnon ? fit tout à coup le chef de lapolice.

– Scalabrino ? fit Bartolo avec un souriresinistre.

– C’est bien ainsi qu’il s’appelle…

– Eh bien, je crois que pour celui-là, Votre Excellencefera bien de ne plus s’en inquiéter.

– Pourquoi donc ? Il me paraît être un redoutablecompère…

– Il l’était…

– Que veux-tu dire ?

– Que si Roland Candiano est à Milan comme on dit,Scalabrino est parti depuis longtemps pour un pays d’où jamais nuln’est revenu, et c’est moi-même qui ai eu l’honneur de le mettresur la route.

– Diable ! tant mieux, tant mieux, car la dernièrefois que je le vis, il y a une vingtaine de jours… »

Bartolo bondit, pâlit et s’écria :

« Vous dites, monseigneur, que vous avez vu Scalabrino il ya vingt jours ?

– Vu de mes yeux, et le gaillard semblait se porter assezbien pour un homme qui a fait le voyage dont tu parlais. »

Gennaro jeta sur le Borgne un regard malicieux.

« Allons, allons, ajouta-t-il en se levant, tout cela nesignifie rien. L’essentiel, maître Bartolo, est que tu continues àexciter tes amis… oui, cela est essentiel… Il faut que le nom deRoland Candiano inspire vraiment une confianceillimitée. »

Et avec un sourire énigmatique :

« J’y tiens… cela rentre dans mon plan. »

En parlant ainsi, Guido Gennaro sortit, suivi de Bartolo toutétourdi, comme assommé par le coup qu’il venait de recevoir.

Dehors, le chef de police renouvela ses instructions à son agentet finit en lui disant :

« C’est surtout au 1er février prochain qu’ilfaudra crier plus fort que jamais.

– Pourquoi au 1er février ? demanda leBorgne.

– Il faut, ce jour-là, que notre vénéré doge ait unecérémonie digne de lui… Je veux dire que le triomphe lui serad’autant plus sensible que le danger aura été d’apparence plussérieuse.

– Je comprends, Excellence.

– À propos, acheva le chef de police d’un tond’indifférence, plus tard, si quelqu’un te demande quellesinstructions je t’avais données en vue de la cérémonie, tu diras lavérité, toute la vérité… »

Gennaro s’éloigna sur ce mot.

« Il comprend ! grommela-t-il, c’est bientôt dit.J’ose pourtant me flatter d’avoir si bien brouillé les choses quele diable, qui passe pour être très malin, n’y comprendrait rien.Mais je ne suis pas le diable, moi. Et il suffît que je sois seul àcomprendre… »

Bartolo était demeuré un instant sur le quai, tout pensif.

C’était un des principaux agents secrets du chef depolice ; il exerçait une réelle influence sur le monde duport ; des affaires de toute nature se traitaient dans lemisérable cabaret ; tel seigneur d’importance y venait à lanuit pour donner des ordres à telle proxénète, des Juifs, marchandsd’or, y discutaient les intérêts du prêt qu’ils consentaient à teljeune écervelé : Bartolo écoutait tout ; et bien qu’ilfût borgne, voyait tout.

C’était donc un redoutable espion. Guido Gennaro en faisaitgrand cas, et l’employait en maintes circonstances.

Bartolo le Borgne s’était arrêté sur le quai, après le départ duchef de police. Mais il ne songeait guère aux ordres que GuidoGennaro venait de lui apporter. C’était Scalabrino qui lepréoccupait. Que le chef de police ait vu de ses yeux Scalabrinovivant, voilà ce qu’il ne pouvait se résigner à croire.

« Sûrement, il s’est trompé, finit-il par conclure. À moinsqu’il n’ait vu l’ombre de Scalabrino, ce qui est encore bienpossible ! »

Il faut noter que maître Bartolo ne plaisantait pas, comme onpourrait le supposer. Après mûres réflexions, certain, d’une part,qu’un homme comme Gennaro se trompait rarement et, d’autre part,que Scalabrino pourrissait au fond de sa cave, il admit trèsvolontiers cette hypothèse que le diable était pour quelque chosedans cette apparition. Il rentra alors dans l’allée, refermasoigneusement la porte, et pénétra dans son cabaret où il se mit àcompter la recette de la journée – recette fructueuse, selonl’ordinaire.

Cette besogne achevée, il pénétra dans l’arrière-salle ets’arrêta près de la trappe.

« Est-ce bien possible ? » songea-t-il.

Il se pencha en frissonnant, comme s’il eût redouté d’entendremonter jusqu’à lui quelque gémissement.

Puis il souleva la trappe, la rabattit, se mit à genoux, etplongea son regard dans le trou noir. Les eaux s’étaient lentementécoulées.

Mais il en restait au fond une hauteur de quelques piedsencore.

Bartolo se penchait, un peu pâle, cherchait à voir… cherchait lecadavre… Et comme il ne voyait rien, il se releva, se retourna pourprendre son flambeau, décidé à descendre.

À ce moment, il demeura cloué sur place, les yeux agrandis parl’épouvante, les cheveux hérissés.

Là, assis dans un angle obscur, assis près d’une table àlaquelle il était accoudé, Scalabrino le regardait !…

« Je rêve ! murmura le Borgne.

– Eh bien, fit tranquillement Scalabrino, est-ce ainsi quetu reçois un ancien ami ?

– Je vois !… J’entends !… balbutia le cabaretier…Est-ce bien moi qui suis là ?… Est-ce bien lui qui est devantmoi ?…

– Je comprendrais, reprit Scalabrino, que tu offres quelqueboisson raffinée, comme il y en a dans tes caves… »

Il se leva et marcha sur Bartolo.

Le Borgne reculait à mesure que Scalabrino avançait.

« Justement, dit celui-ci, la trappe est ouverte… Tu n’asplus qu’à descendre. Ton excellent compère Sandrigo t’attendailleurs et doit s’impatienter… »

Scalabrino parlait non pas avec ironie, mais d’une voixgrave.

L’ironie était dans le sens de ses paroles, sans qu’il lacherchât. Il disait ces choses simplement et sincèrement.

Bartolo, arrivé au mur, s’y adossa, les mains en avant, commepour conjurer un spectre. Scalabrino était près de lui. Le géanttressaillait. Ses instincts violents se réveillaient. Il tourmentaun instant le manche de son poignard, avec, dans les yeux, lavision de Bartolo étendu sanglant à ses pieds.

Mais il se contint. L’égorgement de cet être vacillant et lividelui inspira une sorte de répugnance.

Bartolo, à ce moment, reprit un peu de courage.

« Si tu veux boire, ami, je suis prêt à te servir,bégaya-t-il.

– Bon ! fit Scalabrino avec un terrible éclat de rire,l’eau du canal ? Merci, merci…

– Ce n’est pas moi qui t’ai précipité. Je te jure, je nevoulais pas, c’est Sandrigo ; je lui ai bien dit, va, il n’arien voulu entendre ; moi, je ne te veux aucun mal, tu saisbien, voyons…

– Moi non plus, dit Scalabrino.

– Alors… que veux-tu ?… Qu’es-tu venu faireici ?

– Je suis venu te tuer, Bartolo.

– Non, tu ne feras pas cela, allons, tu plaisantes… Diablede Scalabrino, tes plaisanteries ont toujours été un peu tristes…Me tuer ! Moi qui ne t’ai rien fait ! Moi qui parlais detoi tout à l’heure encore !

– Pauvre Bartolo, comme tu as peur de lamort ! »

Le cabaretier, en effet, claquait des dents ; une abondantesueur ruisselait sur son visage blême.

« Tu me fais pitié, reprit Scalabrino.

– Oui, oui, je sais que tu as bon cœur… tu ne me tueraspas. Tiens, veux-tu que je te demande pardon àgenoux ? »

Bartolo tomba à genoux.

« Relève-toi », dit Scalabrino.

Le colosse était parfaitement décidé à tuer Bartolo. L’entretienqu’il avait entrepris à ce moment n’était pas chez lui une façond’infliger une agonie, encore moins une façon de jouer avecBartolo. Les choses qu’il disait, il les pensait, et croyait devoirles dire. Mais venu pour tuer Bartolo, il éprouvait une sorte deregret farouche à ne trouver qu’une victime là où il pensaitrencontrer un adversaire, et c’est pourquoi cette scène bizarre,bien digne du temps et du cadre où elle se trouvait placée, nous aparu ne devoir pas être omise.

Bartolo s’était relevé. Il respira bruyamment. Et ilsupplia :

« Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Allons, un bonmouvement, que diable ! Quand je te dis que c’est Sandrigo quia tout fait ! »

Scalabrino gardait le silence.

« Que médite-t-il ? songeait le cabaretier. De mepoignarder ? Non, le voilà qui croise les bras. Peut-êtrequ’il va m’étrangler… »

« Écoute, Bartolo, dit le colosse ; tu passes pour undes hommes les plus forts de Venise. Je veux te tuer, parce que tuas voulu me tuer, toi, et surtout à cause des malheurs qui sontarrivés, et dont tu es en partie responsable. Tu es une vilainebête, et tu ne mérites pas de vivre. Mais enfin, j’ai pitié de toi,comme je te le disais.

– Ah ! tu vois bien…

– Oui, et alors, écoute-moi. Je te propose une lutte à nousdeux. Je ne t’attaquerai pas à la dague ; mes mainssuffiront ; que les tiennes te suffisent. Allons,défends-toi ! »

Ces paroles ranimèrent Bartolo.

Son œil unique s’enflamma d’une sombre lueur. Ilgronda :

« Laisse-moi donc un peu de place en ce cas. »

Scalabrino se recula de deux pas, en disant :

« Attention, Borgne, je vais te précipiter dans tacave ! »

Au même instant, Bartolo, se ruant sur son adversaire, luiarracha le poignard qu’il portait à la ceinture et lui en porta uncoup terrible. Scalabrino bondit de côté, mais l’arme l’atteignitau bras, déchira l’étoffe et balafra les chairs.

En même temps, Bartolo recevait sur la tête un coup de poing quile fit chanceler et l’étourdit.

Il lâcha la dague. Scalabrino le repoussa du pied, et ses deuxmains s’abattirent sur les épaules de Bartolo. Un moment, les deuxhommes, presque aussi forts l’un que l’autre, demeurèrentenlacés.

Scalabrino avait saisi le Borgne ; il le souleva et le tintétroitement sur sa vaste poitrine. Ses mains se nouèrent derrièrele dos du cabaretier, et ses bras, lentement, commencèrent à opérerune formidable pression.

Bartolo, hagard, à bout de souffle, se débattait, cherchait àmordre, à labourer de ses ongles le visage de son adversaire.

La pression augmenta… Les os de Bartolo craquèrent…

Il eut un hoquet, et brusquement sa tête retomba mollement surson épaule gauche. Il était mort. Scalabrino alors le lâcha. Lecadavre tomba. Du pied, le colosse le poussa dans la trappe. Ilentendit la chute du corps et referma tranquillement la trappe.

Tel fut le duel de Scalabrino et de Bartolo le Borgne. Et ce futainsi que Guido Gennaro perdit l’un de ses meilleurs agents, sur letémoignage duquel il comptait pour le lendemain de la cérémonie enpréparation – que ce fût Candiano ou Foscari qui l’emportât.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer