Les Amants de Venise

Chapitre 5SUITE DE L’HOMME BRUN DES FORÊTS

Cependant, à dix heures, les invités d’Imperia avaient commencéà entrer dans le palais. Aussitôt les orchestres de guitares et dehautbois attaquèrent ces musiques douces, lascives, inspiratricesd’amour, comme on en jouait chez la courtisane, musicienneaccomplie elle-même. Plusieurs de ces airs avaient été composés parImperia ; les décors fastueux et tendres des grandes sallesinondées de lumières, car plus de trois cents flambeaux de cire ybrûlaient, les parfums répandus, les musiques, les fleurs àprofusion, la délicatesse des friandises et des rafraîchissements,tout concourait à faire des fêtes d’Imperia des réjouissances dehaut goût auxquelles on briguait l’honneur et la joie d’assister.Et à chaque nouvelle fête, la courtisane s’ingéniait à présenter àses invités un spectacle nouveau. Tantôt, c’étaient des danses depays lointains ; tantôt, des comédies pastorales, prétextes ànudités ; tantôt des pantomimes où les Éros, les Phœbé, lesAstarté, les Léandre, les Daphnis jouaient leurs rôles passionnelsen des costumes qui affolaient les spectateurs.

Mais ce soir-là Imperia avait prévenu ses hôtes qu’il s’agissaitd’une simple réunion, sans spectacle et sans danses.

Le but de cette réunion était en effet d’annoncer à Venise quela courtisane avait une fille, ce dont les amis intimes seuls sedoutaient, et que cette fille allait se marier, ce que tout lemonde ignorait. En outre, elle voulait présenter Sandrigo comme lefiancé de sa fille, et dès la première idée qu’elle avait eue decette présentation, elle avait songé en souriant :

« Parmi tant de spectacles que j’ai offerts aux Vénitiensétonnés, celui de Bianca, éblouissante de pierreries, traversantmes salons en s’appuyant à la main du lieutenant Sandrigo ne serapas le plus banal. »

On a vu que peu à peu cette idée s’était modifiée, et quellesjalousies avaient fini par se lever dans l’esprit de la courtisaneà l’heure même où la fête devait commencer.

Cette fête battait son plein ; nous y avons vu arriverSandrigo et Bembo, tandis que Roland Candiano se préparait à s’yrendre. Les invités d’Imperia, des hommes en majorité ; laplupart masqués, des femmes de grande beauté, rivales de la célèbrecourtisane, circulaient dans les vastes salons, et pourtant lacourtisane elle-même n’avait pas encore paru.

Voici, en effet, ce qui s’était passé :

En quittant sa fille, après la scène de violente émotion àlaquelle nous avons fait assister le lecteur, Imperia était rentréedans son appartement, en proie à toutes les fureurs de sa doublejalousie.

Jalousie, parce que Sandrigo aimait Bianca.

Jalousie, parce que Bianca aimait Roland Candiano.

Persuadée que sa fille s’habillait pour paraître à la fête, lacourtisane commença à s’habiller elle-même et bientôt se livra àl’espoir d’éclipser la beauté de sa fille à force d’art.

Trois ou quatre femmes l’entouraient. Elle les faisait manœuvrerd’un geste, d’un signe, d’un froncement de sourcils.

L’œuvre capitale fut la coiffure et la tête ; une multitudede brosses fines, une armée de flacons, de pots contenant descosmétiques de toutes nuances étaient étalés sur le marbre d’unetable immense, et tout cela était remué sans bruit par les femmesqui lui présentaient, sur un signe, l’arme dont elle avaitbesoin.

Ce long travail dura deux heures, au bout desquelles Imperia,debout devant un miroir qui occupait tout un panneau de la chambredepuis le plancher jusqu’au plafond, se regarda.

« Admirable », dit-elle lentement.

C’était vrai.

Imperia, telle qu’elle venait de se créer, avec sa chevelurerelevée à la mode grecque, sa robe simple aux formes flottantes,ses bras nus, sans un bijou, Imperia, d’une simplicité d’attitudeet de draperie qui la rendait pareille à une statue de beau marbre,Imperia, avec son sourire de perverse innocence et de tendressecraintive, c’était vraiment un chef-d’œuvre.

Sûre d’elle-même, Imperia se dirigea vers l’appartement de safille. Elle vit avec surprise que la porte du couloir étaitentrouverte et entra. Sur le canapé, la robe blanche était étalée.Sur la table le coffret aux bijoux rutilait.

« Pas habillée ! songea Imperia dont le cœur se mit àbattre. Elle ne viendra pas. »

Elle courut à la porte du fond qui ouvrait sur le logis desfemmes de Bianca : cette porte était fermée. Imperia appela.Les femmes lui répondirent de l’intérieur. Elle s’aperçut alors quela clef était sur la serrure et elle ouvrit.

« Où est Bianca ?

– Elle était là, signora.

– Eh bien, elle n’y est plus. »

Imperia s’efforça de donner à ces paroles un frémissementd’inquiétude. En réalité, c’est de joie qu’elle palpita. Il n’yavait aucun doute dans son esprit : Bianca était partie.

Les servantes se mirent à pousser les cris de surprisedramatique par lesquels tout bon domestique cherche à prouver lapart qu’il prend au malheur de ses maîtres.

Mais Imperia leur imposa silence.

« Pas un mot sur cette affaire », ordonna-t-elle.

Et pour plus de sécurité, elle fit comme avait faitBianca : elle enferma les servantes dans l’arrière-logement.Puis elle se retira chez elle, et s’examina dans un miroir.L’émotion n’avait nullement altéré ses traits. Seulement ses yeuxlui parurent briller d’un étrange éclat. Elle s’assit.

De loin, lui arrivaient des bouffées de musique. Et cela berçaitles sentiments subtils qui se heurtaient à ce moment dans sapensée.

Imperia aimait sa fille, cela est indiscutable et ses lettres enfont foi ; elle souffrait réellement de sa disparition, maisnon de la même manière que la première fois. Lorsque Bianca avaitété enlevée par Roland Candiano, elle n’avait été que mère, et elleavait pleuré en mère. Cette fois, certes, elle souffrit encore, etressentit au fond d’elle-même ce tourment qu’elle avait déjàéprouvé. Mais Sandrigo ne verrait pas Bianca… et la joie l’emportasur le tourment. La nature compliquée d’Imperia reçut le choc deces sentiments inverses sans que son visage en portât la trace.

Alors elle se décida à entrer dans les salles de la fête.

Elle apparut radieuse, éclatante, si jeune, si vraiment bellequ’une sorte d’acclamation enivrée l’accueillit. Imperia, dès lors,fut dans son véritable élément. L’admiration qui éclatait dans tousles yeux lui apporta cette plénitude de satisfaction qu’elle avaiteue parfois dans sa vie de grande amoureuse, toujours à larecherche du raffinement, dans la joie comme dans la douleur. Elleoublia tout, s’exalta de toute l’exaltation qui l’enveloppait, etd’un geste de reconnaissance émue envoya un baiser à cette foulequi la saluait et l’acclamait, se donnant toute à tous. Alors, cefut un délire d’enthousiasme qui ne se calma qu’au moment oùSandrigo lui offrit la main pour la conduire à un fauteuil, sortede trône couvert d’un dais de soie blanche.

Sandrigo s’assit près d’elle, répondit par des sourires, par desparoles, par des gestes aux compliments hyperboliques parmilesquels ceux de l’Arétin, plus empressé que tous.

Cependant, un homme s’inclinait devant elle, tout prèsd’elle.

Imperia tressaillit en reconnaissant cet homme malgré sonmasque. Elle se leva, faisant signe à Sandrigo de l’attendre.

L’homme masqué lui offrit la main que la courtisane accepta.

La première émotion calmée, la foule des invités cherchaitmaintenant à s’amuser, se formant par groupes, les uns écoutant lamusique, d’autres formant des cours d’amour.

Imperia, accompagnée de l’homme masqué, promena sa triomphalebeauté, tandis qu’un entretien à voix basse commençait.

« Où est Bianca ? demandait l’homme d’une voixsourde ?

– Elle ne paraîtra pas.

– Vous n’oubliez pas ce qui est convenu ? reprit-il,plus menaçant. Après le mariage, Bianca est à moi…

– Le mariage n’aura pas lieu… du moinsaprès-demain. »

Cette fois l’homme tressaillit. Sous son masque il devint trèspâle.

« Que voulez-vous dire ?… Elle refuse ?…

– Écoutez, Bembo, je vais vous apprendre une chose que jevais tenir secrète pour tous, même pour l’homme qui nous dévore desyeux, là-bas, se demandant ce que nous complotons. »

Bembo jeta un regard du côté de Sandrigo. Et, à travers lestrous du masque, ce regard darda une telle flamme que Sandrigo, lesdents serrées, se leva, et chercha à rejoindre le couple.

« Hâtez-vous donc, alors, dit Bembo, car ilvient !

– Bianca a disparu, il y a moins de deux heures, ditImperia. Ne frémissez donc pas ainsi… Je soupçonne qu’elle a dûchercher à rejoindre Roland Candiano dans la maison de Mestre.Voilà. Maintenant, agissez selon votre inspiration. »

Bembo porta la main à son front comme s’il eût été menacé d’unafflux de sang. Mais il se remit aussitôt, s’inclina profondémentdevant la courtisane, un peu pâle de ce qu’elle venait de faire, ets’éloigna au moment même où Sandrigo rejoignait Imperia.

La courtisane sourit de son sourire le plus enchanteur.

« Qui est ce mauvais oiseau ? demanda Sandrigo.

– Un de mes amis, qui deviendra le vôtre, j’espère ;un charmant seigneur de Venise. »

Sandrigo fut rassuré plus par le sourire que par la réponse.

Il n’avait pas imaginé qu’Imperia fût si belle, pût être d’unebeauté si différente de celle qu’il connaissait. Il était ivre devolupté. Ce fut d’un ton presque indifférent qu’ildemanda :

« Je ne vois pas encore Bianca ?

– Tout à l’heure, ami… »

Sandrigo se laissa entraîner…

Bembo avait fait le tour des salles de fête, sans se hâter,réfléchissant sur ce qu’il venait d’apprendre. Il atteignit deschambres désertes, puis le couloir ; à la porte del’appartement de Bianca, il écouta un instant, puis essaya d’ouvrircomme il avait fait une fois.

La porte s’ouvrit. La chambre était déserte. Bembo aperçut larobe et les bijoux…

« Elle a dit la vérité ! » murmura-t-il avec unfrisson de joie.

Quelques instants plus tard, il était dehors, et sautait dansune gondole en disant au patron :

« Au-delà de la grande lagune, route de Mestre, vite !je paie double. »

Bientôt la gondole s’élança.

Vers le milieu de la lagune, Bembo, assis à l’avant, entrevitune masse sombre qui s’avançait. Il la montra au patron.

« Une barque qui revient sur Venise », ditcelui-ci.

Bembo tressaillit, frappé d’une idée soudaine.

« Pouvez-vous parler aux gens de cette barque ?

– C’est facile, quand nous serons bord à bord. »

Et le gondolier gouverna pour ranger au plus près l’embarcationqui venait. Au bout de quelques minutes, les deux gondoles étaientdans les mêmes eaux, marchant à contre-bord.

« Ohé, de la barque ! cria le patron.

– Qu’y a-t-il ? répondit une voix dans la nuit.

– D’où venez-vous ? demanda Bembo impérieusement.Répondez, ou vous aurez affaire à la police du port.

– Nous venons de la route de Mestre ! répondit lavoix.

– Vous avez conduit une jeune femme ?

– C’est cela même, Excellence !

– C’est bien, vous pouvez continuer votre route, reprit lavoix sévère de Bembo ; mais si vous avez menti, prenezgarde ! Le nom de votre bateau ? »

Cette fois le patron de la Sirena se garda de répondre,et persuadé qu’il avait affaire à un policier, fit force de rameset de voiles.

La Sirena disparut au milieu de la nuit.

Bembo eut un instant l’idée de la poursuivre ; mais ilréfléchit qu’il perdrait un temps précieux, et qu’en somme ilsavait ce qu’il voulait.

Lorsque Bembo toucha terre, il ordonna au gondolier del’attendre et s’élança sur la route de Mestre.

Il était simplement armé du poignard qui ne le quittait jamaiset avait emprunté une lanterne sourde à la barque. Bientôt il fut àl’entrée de la forêt.

« Fou que j’ai été, grommelait-il tout en courant ; jevais arriver à Mestre, c’est bien ; mais sur quel point de laville devrai-je me diriger ? Précipitation imbécile !J’aurais dû me renseigner à Imperia… »

Et il courut plus vite, son seul espoir étant de rejoindreBianca avant qu’elle atteignît Mestre.

Quant à se tromper de chemin, il n’y avait pas moyen. La routeétait droite, et il était difficile de supposer que la jeune fille,en pleine nuit, eût essayé de prendre quelque chemin detraverse.

« Et si je l’atteins, que ferai-je ? »songea-t-il tout à coup.

La question fit battre ses tempes. Une sève de passion furieusemonta à sa tête, et il se vit saisissant Bianca, la renversant, laprenant là, sous la forêt, dans le mystère de la nuit et desprofondeurs, sous le coup de vent âpre qui faisait craquer lesbranches mortes comme le vent de folie passionnelle faisaitvaciller sa pensée.

Et puis après ?…

Après ? Il ne savait plus.

Irait-il à Mestre ? Retournerait-il à Venise ?

Bembo était parti du palais Imperia tout frémissant, poussé parune seule idée fixe : rejoindre Bianca, sans réfléchir, sansfaire de plan. Maintenant, les difficultés se présentaient. Ilfinit par se mettre en repos en grondant : Que jel’atteigne ! qu’elle soit à moi ! Et nous verrons bienaprès…

Il courait, les dents serrées, les yeux exorbités, cachantsoigneusement sa lanterne sous son manteau, ne la sortant parfoisque pour éclairer un instant la route lorsqu’il entendait un bruitdevant lui.

Tout à coup, il s’arrêta net, très pâle, secoué d’un soudainfrisson qui fit claquer ses dents.

Bianca était devant lui, à vingt pas.

L’émotion fut si violente qu’il demeura pétrifié, comme dans cescauchemars où l’on cherche vainement à s’élancer.

La résolution lui revint dès que la jeune fille eut à nouveaudisparu. Alors il se mit à courir, bondit, enfiévré, la têteperdue ; quelques secondes plus tard, il fut sur elle, et lavit agenouillée, râlant de terreur.

Un sourire de triomphe plissa ses lèvres.

Cette fois, elle était à lui !…

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