Les Amants de Venise

Chapitre 8IMPERIA

Scalabrino s’était jeté à l’eau au moment où la gondolechavirait.

Il nagea sans plus se préoccuper de ce qui se passerait derrièrelui. Ayant atteint le quai, il se dirigea vers l’île d’Olivolo oùil arriva grelottant, non pas tant du froid de cette nuit et del’eau dont ses vêtements étaient trempés, que de la fièvre desurexcitation.

Roland l’attendait.

Le premier mot du colosse en le voyant fut :

« Ma fille ?

– On n’en a pas de nouvelles ; nous avons inutilementfouillé le palais Bembo. »

Scalabrino hocha la tête.

« Courage ! dit Roland en lui serrant la main ;Bianca est forte, c’est un esprit ferme ; elle a résisté, j’enjurerais… nous la retrouverons pure, saine et sauve. »

Scalabrino s’était assis près de la cheminée où flambait un bonfeu et tendait ses mains.

« Sandrigo ? interrogea alors Roland.

– Je l’ai poignardé.

– Imperia ?

– Je l’ai noyée. »

Roland demeura pensif, les yeux fixés sur le rude compagnon quiavec tant de simplicité lui annonçait une pareille tragédie.

*

* *

Scalabrino se trompait au moins sur un point : Imperian’était pas noyée.

Nous avons assisté à son réveil. Nous avons vu la courtisane –peut-être folle – revenir à elle, sauvée par Juana.

Lorsque fut accompli le dernier épisode du drame que nous venonsde raconter, Imperia demeura dans la barque sans faire unmouvement.

Ses yeux ne pouvaient se détacher de l’endroit où elle avait vuSandrigo et Juana s’enfoncer dans les flots.

Peut-être ne songeait-elle à rien.

La barque poussée, ramenée, repoussée par les ondulations desvagues, finit par aller choquer le quai où elle demeura.

Quant à la gondole, la magnifique gondole d’amour, elle futrepoussée vers le large et des pêcheurs la retrouvèrent quelquesjours plus tard dans les sables de la langue de terre qui fermaitle port du Lido.

Il faisait jour lorsque Imperia se réveilla de cette sorte deprostration à laquelle elle avait succombé.

Elle releva la tête. Et elle vit alors que plusieurs personnesassemblées sur le quai la regardaient avec curiosité.

Alors elle employa ce qui lui restait de forces à écarter lesouvenir de l’horrible nuit qu’elle venait de passer et àreconquérir un peu de sang-froid.

« La signora est tombée à l’eau ? demandait unefemme.

– Oui, tombée, répondit Imperia en claquant des dents. Ya-t-il un barcarol qui veuille bien me reconduire chezmoi ? »

Un homme sauta dans la barque en disant :

« On n’est pas barcarol, mais on sait nager tout de même.Où faut-il conduire la signora ?

– Palais Imperia », répondit la courtisane dans undernier souffle.

Et elle s’évanouit à demi.

Le nom d’Imperia circula avec une admirative curiosité dans lapetite foule qui s’était amassée. Mais déjà le gondolier volontairefaisait force de rames et, bientôt, il emboucha le Grand Canal.

Imperia revint promptement à elle, c’est-à-dire qu’elle revintau sentiment de ce qui l’entourait. Mais l’ébranlement cérébral detant de secousses la maintint dans un état de terreur quiparalysait sa pensée. La barque filait le long du canal. Les palaisse succédaient sous ses yeux, et elle n’avait plus que la force demurmurer :

« Oh ! je n’arriverai jamais… plus vite, monsieur,plus vite, par pitié, vous serez royalement récompensé.

– Madame, dit l’homme, le plaisir d’avoir vu de près labeauté que toute l’Italie célèbre est une suffisante récompense, etje n’en veux pas d’autre. »

Imperia regarda cet homme avec étonnement. Il était malvêtu : c’était évidemment un pauvre. Et alors ce qu’avait ditcet inconnu, l’orgueil de cette beauté que les plus riches et lesplus humbles encensaient, mit une flamme de vie dans ses yeux. Ellechercha ce qu’elle pourrait bien faire ou dire pour remercierl’homme. Soudain, elle détacha de ses cheveux le magnifique peigneenrichi de pierreries qui maintenait sa chevelure.

« Pour m’avoir conduit, je ne vous offrirai donc rien, maispour le plaisir de ce que vous venez de dire, prenez, en souvenirde moi. »

L’homme prit le bijou et dit :

« En souvenir de la plus belle parmi les plusbelles. »

Imperia fit un geste de lassitude et se remit à examiner lespalais qui défilaient sous ses yeux. Soudain elle se renfonça, setapit dans le fond de la barque en poussant un sourdgémissement.

« Elle ! »

La barque passait devant le palais Altieri.

Une des fenêtres de ce palais était ouverte.

Et à cette fenêtre, une femme pâle laissait errer sur le canalun regard mélancolique.

Cette femme, c’était Léonore.

Vit-elle Imperia ?

Il sembla du moins à la courtisane que son regard pesait surelle.

Elle joignit les mains avec force et murmura :

« Pardon ! oh ! pardon !… »

Déjà le palais Altieri demeurait en arrière et bientôt la barques’arrêta. Imperia vit qu’elle était arrivée. Elle se leva et,quelques instants plus tard, tomba, défaillante, dans les bras deses femmes.

On la mit au lit, on la frictionna, on la réchauffa.

La nature vigoureuse de la courtisane enraya le mal. Dansl’après-midi de ce jour, enveloppée chaudement, réconfortée par unbon déjeuner, elle se tenait, seule, dans cette sorte de boudoir oùelle avait reçu Roland Candiano, croyant y introduire PierreArétin.

De tant de secousses différentes, il ne lui restait qu’uneterreur : celle de voir tout à coup apparaître Roland ouScalabrino.

Le reste s’enfuyait déjà de son esprit.

Sa fille ?… Elle y songeait vaguement comme une personnequ’elle aurait connue jadis. Elle s’étonnait d’une seule chose,c’était d’avoir éprouvé pour elle une affection qu’elle necomprenait plus, et qui, d’elle-même, s’était desséchée dans soncœur comme une plante poussée en mauvais terrain.

Bembo ? Il était certes plus mort dans sa mémoire queSandrigo ne l’était en réalité.

Quant à Sandrigo lui-même, elle n’éprouvait, en songeant à lui,qu’un léger frisson, dernier reste de la grande tempête de passionde la nuit.

Et maintenant elle comprenait combien peu de place il occupaiten elle.

Mort l’homme, évanoui le plaisir ; elle rejetait Sandrigode son esprit, elle le chassait non pas de son cœur, mais de sessens.

Ainsi donc, Bianca, Bembo, Sandrigo n’étaient plus que desombres.

Mais ce qui demeurait vivant en elle, d’une vie plus puissante,comme si en lui s’étaient concentrées les vies de tous les autres,c’était Roland Candiano.

La courtisane pleura.

Elle comprit alors que depuis qu’elle était venue à Venise pourRoland, elle n’avait cessé de l’aimer. Tout le reste n’était quecomédie jouée avec plus ou moins de sincérité.

Elle avait aimé, elle aimerait toujours cet homme.

Elle eût donné sa vie pour voir Roland, pour lui crier encoreson amour et, en même temps, elle tressaillait de terreur aumoindre bruit.

La vision de Léonore à la fenêtre du palais Altieri avait achevéde l’épouvanter, comme si cette rencontre eût été préparée en signede fatal et suprême avertissement.

Voilà à quoi songeait Imperia retirée au fond de son palais,tandis que Roland et Scalabrino la croyaient morte.

Alors, une conclusion logique s’imposa à elle.

Elle était venue à Venise pour Roland.

Roland la méprisait, la haïssait, Roland la tuerait sûrement.Peut-être était-ce lui qui avait armé le bras de Scalabrino…

Il ne lui restait plus qu’à fuir.

Sans plus attendre, elle fit venir son intendant et eut avec luiun entretien de deux heures, au bout desquelles il se retira endisant :

« Tous vos ordres seront exécutés, signora, et je vousapporterai moi-même le produit de la vente du palais, des meubles,des tableaux…

– Excepté celui que je vous ai indiqué.

– Le portrait en question ; je n’oublie pas, signora.Il ne me reste plus qu’à apprendre en quel lieu de l’Italie jedevrai vous rejoindre.

– À Rome », dit Imperia.

L’intendant disparu, la courtisane rassembla ce qu’elle avait debijoux précieux, prit une somme en or, s’habilla comme pour un longvoyage, et, sans emmener aucune de ses femmes qui avaient l’ordrede la rejoindre à Rome, sortit à la nuit tombante de ce palais oùpendant près de huit années elle avait ébloui Venise de son luxe etde sa beauté.

La gondole qui l’attendait devant le palais lui fit traverser lagrande lagune.

En terre ferme, elle retrouva son intendant qui lui amenait unsolide carrosse de voyage.

Imperia traversa l’Italie à toute vitesse, semant l’or pouraller plus vite. Un matin enfin, elle s’arrêta devant un de sespalais de Rome.

« Maintenant, dit-elle, je suis sauvée !… »

Elle parcourut avec une joie folle, une joie de délivrance et devie nouvelle, ces salles du palais désert que deux serviteursavaient gardé et entretenu pendant son absence. Déjà elle donnaitdes ordres pour la réparation, la restauration de ses salons, déjàelle pensait à quelque somptueuse fête par laquelle elle eûtannoncé son retour à la société romaine, comme la fête qu’ellevenait de donner en son palais du Grand Canal devenait un adieu àla société vénitienne.

Avec sa prodigieuse activité, dès le jour même, elle avaitorganisé un train de maison ; le palais qui avait dormi huitans se réveillait ; des domestiques, des femmes de chambres’affairaient dans les vastes pièces.

Et le soir, lorsque la courtisane ferma les yeux dans ce grandlit qui était célèbre à Rome pour sa magnificence, elle murmuraavec la lassitude calme et délicieuse du repos reconquis :

« Ah ! Venise et ses sombres canaux ! Venise etses ruelles tortueuses où les sbires vous guettent ! Venise etses poignards et son épouvante, et tout ce qui m’accablait le cœuret me voilait le cerveau d’un nuage de terreur et d’horreur !Adieu à toute cette tristesse ! Vive Rome et le soleil deRome, vivent mes bons Romains qui déjà, apprenant mon retour, ontenvoyé me saluer… Là-bas je n’étais que la superbe courtisane, icije suis la reine. »

Et elle s’endormit en faisant des rêves de vie nouvelle.

Morte la pauvre Bianca, dans cette âme.

Mort Bembo ! Mort Sandrigo ! Mort RolandCandiano ! Oui ! morts, tous, depuis Jean Davilaassassiné au pied du grand portrait, jusqu’à Sandrigo tué dans sesbras !

Le retour d’Imperia produisit dans Rome le grand frisson qu’elleavait espéré et qui était plus que de la curiosité.

La fête rêvée par la courtisane eut lieu quatre jours après sonarrivée. Elle fut ce qu’étaient toutes les fêtes d’Imperia :magique par bon goût, rutilante par les lumières et les fleurs,exorbitante par le faste.

Sur la fin de la soirée, Imperia, radieuse, rajeunie, ivre dejoie et d’orgueil d’avoir reconquis Rome d’un seul coup, recevaitles adieux des seigneurs romains empressés autour d’elle.

Enfin, il n’y en eut plus qu’un seul.

Celui-là, demeuré le dernier, s’approcha à son tour, et fittomber le masque qui couvrait son visage.

Imperia jeta un cri de terreur :

« Bembo…

– Moi-même, carissima, fit le cardinal en s’inclinant, ondirait presque que ma présence vous effraie, ou, ce qui serait pisencore, qu’elle vous ennuie. »

Imperia pâlit.

C’était bien le cardinal-évêque de Venise, avec ses yeuxnarquois, sa parole d’une sinistre ironie.

C’était Bembo ! Et avec lui, ce qui la poursuivait à Rome,c’était tout le passé d’épouvante et d’horreur, c’étaient lesspectres de Jean Davila et de Sandrigo, c’était l’âme de sa filleabandonnée, c’était plus que tout cela, c’était le souvenir deRoland Candiano.

Bembo accouru à Rome !

Cela lui présagea quelque effroyable malheur.

« Qu’êtes-vous venu faire ici ? demanda-t-elle d’unevoix tremblante. Y a-t-il donc encore quelque chose de commun entrenous ?

– Certes ! fit Bembo.

– Quoi donc ? interrogea avec hauteur lacourtisane.

– Votre fille, madame ! » répondit Bembo de savoix terriblement tranquille.

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