Les Amants de Venise

Chapitre 12LA FILLE DE LA COURTISANE

On a vu, au commencement de la dernière scène que nous venons deraconter, que l’Arétin, sur la prière, ou plutôt sur l’ordre deBembo, s’était débarrassé de son valet, en l’envoyant au loin.

Bembo avait demandé que ce valet – le seul qui l’eût vu entrerdans le palais – fût enfermé jusqu’au lendemain matin. Mais ensomme, la commission lointaine répondait au but qu’ilcherchait.

Ce valet, sous les yeux de l’Arétin, s’embarqua dans unegondole, et le poète rentra rassuré dans son palais.

La gondole s’éloigna.

Mais, à cinq cents pas du palais, le valet la fit arrêter etsauta à terre. Il se dirigea rapidement vers l’île d’Olivolo enévitant de passer aux abords du palais Arétin.

Il ne tarda pas à arriver dans l’île et entra dans la maisonDandolo, sans hésitation, comme s’il y fût déjà venu plusieursfois.

Il était apparemment connu dans la maison, car le vieux Philippele salua amicalement d’un « bonjour, Gianetto ».

Ce valet, en effet, n’était autre que le jeune marin rencontréun jour à Mestre par Scalabrino.

Celui-ci avait proposé d’entrer au service de Roland Candiano.Il paraît que Gianetto avait trouvé des avantages positifs à passerau service de Bartolo le Borgne et de Sandrigo à celui de Roland,puisqu’il avait accepté.

Roland l’avait alors placé chez l’Arétin, soit pour surveillerle poète, soit pour être au courant de ce qui se passerait dans sonpalais.

« Le maître est-il là ? demanda Gianetto en arrivant àla maison de l’île d’Olivolo.

– Non. Il est venu cette nuit.

– Reviendra-t-il ?

– Ce soir, peut-être.

– Je l’attendrai donc. »

Et Gianetto attendit en effet, et passa la journée dans lamaison.

Cela dit, revenons maintenant à Bembo que nous avons laissédevant la porte de la chambre occupée par Bianca.

« C’est là ! » avait dit l’Arétin.

Bembo entra et vit Bianca assise près d’une table.

En le voyant, elle se leva toute droite, et d’un mouvementinstinctif, se plaça derrière la table qu’elle mit ainsi entre elleet le cardinal.

En face de la porte, il y avait une fenêtre avec desrideaux.

Bembo ferma la porte, mit la clef dans la poche de sonjustaucorps, et sans paraître avoir vu Bianca, alla à la fenêtre.Il l’entrouvrit, se pencha.

La fenêtre ne donnait pas sur la façade, c’est-à-dire sur lecanal.

Elle s’ouvrait sur une ruelle latérale.

Bembo constata que la ruelle était déserte et noire.

La fenêtre était au premier étage, c’est-à-dire environ vingtpieds au-dessus de la chaussée.

Ces constatations faites, Bembo se retourna vers Bianca, et illa vit armée de son petit poignard.

Il eut un sourire sinistre.

À ce sourire de Bembo, la jeune fille répondit par un regard sidroit, si ferme, qu’il semblait un flamboyant reflet d’audace.Forte comme une guerrière antique, elle attendit l’ennemi, avec lecalme farouche des extrêmes résolutions.

Au moment où Perina l’avait entraînée, Bianca, au bout de sesforces, ayant à peine conscience de ce qui se passait autourd’elle, brisée par l’effort énorme de sa lutte dans la forêt,s’était laissé emmener sans résistance. Bembo eût réussi à cemoment-là, s’il eût tenté un nouvel assaut.

Arrivée dans la chambre de Perina, elle perdit connaissance.

Le poignard qu’elle tenait à la main, véritable bijou, lameforgée par le célèbre armurier Ferrera, de Milan, tomba sur leparquet.

Perina vit l’arme.

Elle la ramassa, la contempla, méditative ; puis son regardse reporta sur Bianca. Elle hocha la tête en murmurant :

« Pauvre petite !… »

Elle avait compris !

Lorsque, grâce à ses soins, Bianca revint à elle, elle parutvivement chercher quelque chose autour d’elle. Et il y avait dansses yeux une telle angoisse que Perina en fut bouleversée.

« Voici ce que vous cherchez », dit-elle en luitendant la dague.

Bianca s’en saisit avidement. Alors, rassurée, elle examina sanouvelle compagne, et lui sourit, disant :

« Vous êtes une amie…

– Oui, fit Perina émue, une amie ; ne craignez rien demoi.

– Je ne crains rien à présent. »

Elles se regardèrent et, si jolies toutes deux, se tendirent lamain d’un même geste spontané.

« Où suis-je ? demanda alors Bianca.

– Dans le palais Arétin. »

Et comme Bianca avait un regard étonné…

« Vous ne connaissez pas l’Arétin ?… C’est un célèbrepoète, redouté pour ses satires, admiré pour sespoésies. »

Elle parlait avec un naïf orgueil.

« Il gagne beaucoup d’argent, continuait-elle. C’est unhomme qui crie beaucoup, mais qui n’est pas méchant. Nous qui leconnaissons bien, nous ne comprenons pas qu’on le redoute à cepoint. Il est très généreux et très bon pour nous…

– Pour vous ? »

Perina rougit tout à coup.

Dans ses suppositions, Bianca était une nouvelle servantequ’amenait l’Arétin. Elle ne savait que trop ce que devenaient lesservantes de Pierre d’Arezzo. Et, maintenant, elle se reprochaitcette sorte d’éloge qu’elle venait de décerner à son maître.

« Pour vous ? avait demandé Bianca.

– Nous… ses servantes…

– Vous êtes l’une des servantes du maître de cepalais ?

– Oui… nous sommes sept… »

Perina était si évidemment embarrassée que Bianca s’en aperçutet se demanda d’où venait cet embarras. Le nombre des servantes del’Arétin ne l’étonnait pas : au palais de sa mère, il y enavait bien davantage.

« Ainsi, reprit-elle, se rassurant de plus en plus, vousdites que le seigneur Arétin est un digne homme ?

– Oui… c’est-à-dire… il est bon, mais il faut vousdéfier.

– De lui ?… Pourquoi ?…

– Chère signorina ! Ne m’interrogez pas… je vois tantde candeur dans vos beaux yeux que je ne sais comment m’exprimer.Mais si vous voulez répondre franchement à mes questions, peut-êtrepourrai-je vous être utile… Car à votre air de grandeur etd’ingénuité, je vois que vous n’êtes pas destinée à devenir… ce quenous sommes devenues.

– Qu’êtes-vous donc devenues ? s’écria Biancaétonnée.

– Écoutez-moi bien. Vous ne connaissez pas l’Arétin,dites-vous. Est-ce lui qui vous fait venir dans son palais ?Enfin, vous engage-t-il comme une nouvelleservante ? »

Bianca frissonna.

« Non, non, dit-elle. L’homme qui m’a amenée ici, c’est…celui que vous avez vu.

– Bembo ?

– Oui, c’est ainsi qu’il s’appelle.

– Oh ! celui-là est un être pervers et méchant.Malheur à vous si vous êtes en son pouvoir. Mais que vousveut-il ? Comment êtes-vous venue ici aveclui ? »

Bianca raconta simplement et naïvement son histoire.

Perina apprit ainsi que Bianca était la fille de cette illustrecourtisane chez qui l’Arétin venait de passer la soirée. Et lorsqueBianca lui eut achevé le récit de la forêt, elle comprit l’horriblevérité.

« Je vous plains, dit-elle, sans pouvoir retenir seslarmes ; si jeune et si belle, au pouvoir d’un pareilmonstre !… Mais je vous sauverai. Toutes, mes compagnes etmoi, nous vous défendrons. L’Arétin lui-même vous protégeraitcontre les entreprises de cet homme. Et s’il était assez perverspour s’unir à Bembo contre vous, nous vous ferions sortir d’ici.Ainsi, rassurez-vous, et prenez des forces en mangeant un peud’abord, puis en dormant.

– Sortir d’ici ! s’écria Bianca en tordant ses mains,voilà justement ce qui est impossible !

– Pourquoi donc ? fit Perina stupéfaite.

– Parce que cet homme m’a menacée d’une effroyablecatastrophe ! Si je le quitte, ma mère… oh ! ma mère…

– Eh bien ?

– Elle est perdue ! Je sens que ce misérable ne menacepas en vain. J’ai compris qu’il disait vrai, et qu’il possède unabominable secret qui tuerait ma mère…

– Eh bien, donc, demeurez ici, puisqu’il le faut !Mais je vous jure que vous serez défendue par nous toutes !…Allons, ajouta-t-elle, voyant que le désespoir s’emparait à nouveaude Bianca, laissez-nous faire… Puisque ce n’est pas l’Arétin quivous fait venir ici, puisque c’est Bembo seul qui vous menace, noustrouverons bien le moyen de vous sauver. Calmez-vous… »

Sur les instances de Perina, qui lui jura de ne pas la quitterpendant son sommeil, Bianca consentit à s’étendre toute habilléesur le lit. Presque aussitôt, elle tomba dans un profond sommeilcoupé de rêves sinistres, mais qui, malgré tout, la reposa.

Sur le soir, elle se réveilla et vit Perina assise près du lit,qui lui souriait. Elle se laissa entraîner près de la table surlaquelle se dressait un repas tout préparé.

Le repas terminé, Perina s’apprêtait à reprendre l’entretien dumatin lorsque retentit la voix de l’Arétin qui l’appelait.

« Je vous laisse un instant seule, dit-elle, mais jereviendrai dès que mon maître m’aura parlé ; sans douteveut-il me donner des ordres pour vous. »

Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit et Bianca vitentrer Bembo. Elle se leva et s’apprêta à une nouvelle lutte.

Bembo, comme on a vu, avait été inspecter la rue, puis,refermant la fenêtre, s’était avancé vers Bianca.

« Je vois, dit-il avec son mortel sourire, que vous aveztoujours aux doigts ce joli joujou dont je porte lesmarques. »

Il montra sa main enveloppée de linges.

Et comme Bianca, suivant sa même tactique, gardait le silence etse contentait de serrer nerveusement le manche d’or de sonpoignard, il reprit :

« Vous tenez de famille. Imperia, votre mère, tua à coupsde poignard l’illustre Jean Davila, dont le Conseil des Dix n’a pasencore renoncé à trouver l’assassin. »

Bianca eut un frisson d’angoisse, et Bembo s’aperçut que sur ceterrain de conversation, il était vraiment le plus fort.

Il s’assit à une certaine distance de la jeune fille.

« Vous voyez, dit-il, vous n’avez pas à craindre que jeveuille employer la force, comme je l’ai fait sottement dans laforêt. Ainsi donc, écoutez-moi aussi tranquillement que je vousparle. Je dois quitter Venise cette nuit même. Mais avant de m’enaller, j’ai résolu que vous seriez à moi… Vous serez àmoi… »

Elle secoua violemment la tête et montra son poignard.

« Vous ne comprenez pas, continua sourdement lecardinal ; vous serez à moi de bon gré. Je vous aime ; jevous aime comme le dernier des insensés ; et vous, vous mehaïssez. Eh bien, nous accouplerons cette haine et cetamour. »

Et comme un regard de souveraine audace, un regard emplid’horreur et de courage tombait sur lui, il fut pris d’un accès derage. Sa parole devint pâteuse, ses gestes furent incohérents. Ilbégaya :

« Tu seras à moi, fille maudite, entends-tu… C’est toi-mêmequi vas te livrer à mes baisers ! »

Il haletait.

Ses yeux lançaient des éclairs.

Il râla :

« Écoute ! Assez d’hypocrisie, assez de violenceinutile et stupide. Je t’aime, et tu vas m’aimer. Je te donne àchoisir… toi dans mes bras, tout de suite, ou ta mère livrée dansune heure… »

Bianca poussa un cri déchirant. Elle recula jusque dans l’anglele plus obscur de la chambre. Bembo demeura où il était.

Il gronda :

« Viens !… »

Elle se renfonça dans son encoignure.

« Bonne fille ! ricana Bembo, qui livre sa mère aubourreau ! »

Un nouveau cri, plus faible, plus désespéré, jaillit des lèvresde Bianca. Bembo comprit que la victoire était à lui.

Il avança de deux pas.

« Ô ma mère ! cria Bianca en levant sur Bembo des yeuxrayonnant d’une étrange sérénité, ô ma mère, mourons donc toutesles deux, puisque la mort seule est notre dernierrefuge… »

En même temps, elle leva le bras et se frappa violemment ausein. Le sang jaillit à flots.

Elle tomba sur les genoux d’abord, puis à la renverse.

Bembo avait poussé un hurlement sauvage.

Il se rua sur la jeune fille, se jeta à genoux, et de ses deuxmains tremblantes, souleva la tête déjà livide.

Bianca ouvrit un instant les yeux, et ce même regard d’ineffablesérénité monta jusqu’à Bembo, ce regard chaste et timide, maisempli d’une assurance lointaine, comme si, dans son entrée parmiles mystères de la mort, elle eût trouvé enfin le refugeinviolable.

« Tu ne mourras pas, râla Bembo, je ne veux pas que tumeures… »

Les lèvres de la jeune fille s’agitèrent faiblement.

Bembo, hagard, à demi fou, se pencha pour recueillir la parolesuprême de la mourante – et il entendit :

« Adieu, mère… adieu, Roland… »

Bembo, avec un sourd gémissement, se rejeta en arrière et laissaretomber la tête qui frappa le parquet avec un bruit mat.

Il demeura ainsi accroupi sur lui-même, la main sur les yeux, etlorsqu’il regarda, il vit que Bianca était morte.

La fille de la courtisane, la vierge pure, morte en s’immolantsoi-même à la pudeur, semblait dormir dans une posegracieuse[2] .

Le cardinal contemplait ce spectacle de ses yeux dilatés parl’horreur.

« Morte ! grondait-il, est-il bien possible qu’ellesoit morte et qu’elle m’échappe ! Est-ce bien vrai ! Non,ce n’est pas possible… ce n’est pas vrai… elle dort… »

À ce moment, un bruit confus retentit dans le palais.

Bembo perçut ce bruit.

Violemment ramené au sens de la situation, il se redressa surles genoux, la tête dans les deux mains.

« Qu’est-ce ?… balbutia-t-il… Damnation !… Quivient là !… Oh ! on accourt !… C’est à moi qu’on enveut !… Cette voix ! cette voix !… Je suisperdu !

– Bianca ! Bianca ! rugissait une voixhaletante.

– Ici ! » répondait une voix de femme.

Le cardinal bondit.

Des coups furieux ébranlèrent la porte.

Bembo éclata d’un rire insensé, et, se ruant vers la fenêtre,l’ouvrit toute grande et sauta dans le vide, à l’instant où laporte s’ouvrait, ou plutôt tombait, ses gonds arrachés,éventrée.

Bembo avait sauté. Comment ne se tua-t-il pas ? Comment nefut-il pas blessé ?

Dans les circonstances anormales, le corps acquiert peut-êtreune souplesse et une adresse anormales.

Bembo sauta d’une hauteur de vingt pieds et retomba debout surses pieds. Sans perdre un instant, il se mit à courir, à bondiréperdument vers la gondole qui l’attendait. Il s’y jeta, et allarouler sous la tente, à demi évanoui.

La gondole se mit à filer.

Bembo ne sortit de sa prostration qu’au moment où elle toucha lesable, de l’autre côté de la lagune. Il sauta à terre sans dire unmot ; le gondolier était largement payé d’avance.

Le cardinal s’enfonça dans les terres et disparut bientôt. Ilpiqua droit devant lui, à travers les terres basses etsablonneuses, peut-être dans l’espoir de dépister les gens de lagondole, si ceux-ci, par hasard, cherchaient à voir dans quelledirection il partait – ou peut-être tout simplement sans but, encourant pour courir.

Il était en proie à une terreur folle qu’il avait cherchévainement à calmer pendant le trajet de la lagune. Il faut noterqu’il songeait à peine à Bianca morte. Bembo avait à peu près letempérament d’Imperia. La courtisane s’était brusquement détachéede sa passion sensuelle pour Sandrigo dès que celui-ci avait étépoignardé. La passion de Bembo était du même genre. Bianca morte,il se détachait de Bianca. Tant qu’il avait eu une ombre d’espoirde la posséder par ruse, menace ou violence, il avait âprementaimé. Maintenant que la mort mettait entre eux son infranchissablebarrière, il jugeait inutile de s’attarder à des rêves impossibles.Bembo était l’homme positif. Le rêve lui-même prenait chez lui laforme d’une réalité simplement éloignée. Mais si l’objet du rêvedisparaissait, le rêve s’évanouissait.

Le fait, pourtant, est remarquable et indique une force decaractère exceptionnelle. À mesure que le cardinal s’éloignait deVenise, la figure pâle et douce de Bianca semblait s’évaporer commeun fantôme.

Seule, la terreur le talonnait.

Et ce qui retentissait à son oreille, ce n’était pas la paroled’agonie de la vierge, c’était le cri de Roland appelantBianca.

Roland était sur lui, la chose lui paraissait incontestable.

Seulement, retrouverait-il sa trace ?

Là, Bembo commençait à se rassurer.

« L’Italie est vaste. Comment supposera-t-il que je meréfugie à Rome plutôt qu’ailleurs ? Et puis, même s’il apprendque je suis à Rome, aura-t-il intérêt vraiment à merejoindre ? Que voulait-il ? Se débarrasser de moi parceque je le gênais dans Venise. Eh bien, je cesse de le gêner,puisque je m’en vais ! Et puis encore, même s’il me poursuitde sa vengeance, Rome n’est pas Venise. Là-bas, je seraitout-puissant. Là-bas, le pape lui-même devra meprotéger… »

En raisonnant ainsi, il espérait se débarrasser de ce sentimentde terreur qui le poussait à courir. Mais il n’y arrivait pas, etquoi qu’il dît, il sentait en lui-même que Roland seraitimplacable.

« Fuyons toujours ! »

Il allait dans la nuit comme un insensé, l’oreille aux aguets,les yeux démesurément ouverts pour pénétrer l’obscurité,tressaillant à la vue d’un buisson, se jetant à plat ventre lorsquecraquait une branche derrière lui…

Au bout de deux heures de cette marche, il fit un brusquecrochet sur sa gauche et rejoignit la route de Padoue, route maltracée d’ailleurs, creusée d’ornières que les pluies avaientremplies d’eau, et que les cyprès indiquaient seuls d’une façonpositive.

Il faisait jour lorsque le cardinal entra dans Padoue.

Son premier soin fut d’acheter un bon cheval et un équipementcomplet de cavalier ; quant aux vêtements qu’il portait, il enfit un paquet qu’il jeta plus tard dans un endroit écarté.

« L’Arétin, grogna-t-il, peut bien avoir donné unedescription exacte de l’équipement que je portais. »

Ainsi transformé, et s’étant copieusement restauré dans unebonne auberge où il dormit deux heures, Bembo monta à cheval, versdix heures du matin, sortit de la ville et prit au grand trot laroute de Ferrare.

Il traversa rapidement la haute Italie, passant par Ferrare etBologne, et au bout de quelques jours, se trouva au pied desApennins qu’il lui fallait franchir pour continuer sa marche surRome.

Il arriva ainsi jusqu’au village de Firenzuola, dont le nomsignifie petite Florence. En effet, ce village se trouve sur leversant nord des Apennins, et Florence lui fait, pour ainsi dire,vis-à-vis sur le versant méridional.

À Firenzuola, il n’y avait qu’une auberge.

Bembo, jugeant suffisante la distance qu’il avait mise entre luiet Roland, se décida à y passer la nuit. En effet, la nuit tombaitau moment où il mettait pied à terre devant l’auberge, tandis quel’aubergiste empressé accourait pour lui tenir l’étrier.

Bembo dîna de très bon appétit dans la salle commune, puisappelant l’hôte.

« Votre auberge, dit-il, ne m’a pas l’air trèsfréquentée.

– Hélas ! monseigneur, à qui le dites-vous ? S’ilne m’arrivait de temps à autre un cavalier de bonne prise commeVotre Seigneurie, il y a longtemps que je serais à lamendicité.

– Ainsi, il n’y a personne dans l’auberge, en cemoment ?

– Personne autre que vous, monseigneur.

– Bien ; je désire passer la nuit ici.

– Nous avons des lits excellents. Votre Seigneurie n’aurajamais aussi bien dormi.

– C’est justement ce qu’il me faut. Montrez-moi donc un deces fameux lits.

– À l’instant même, monseigneur ! s’écria l’aubergisteen saisissant un flambeau. Si Votre Excellence daigne prendre lapeine de me suivre… »

L’hôte ouvrit une porte qui donnait sur la salle commune, aurez-de-chaussée de l’auberge, et suivi de Bembo entra dans unemisérable chambre, où il y avait un lit fort étroit.

« Parfait ! superbe ! s’écria Bembo.

– Ainsi, Votre Excellence passera la nuit ici ? fitl’hôte.

– Oui, mon cher, le lit me plaît, et la chambreaussi. »

L’aubergiste se retira, radieux.

Bientôt, le cardinal se jeta tout habillé sur le méchant lit, etse couvrit de son manteau. Il entendit l’hôte fermer la porte del’auberge ; il souffla son flambeau et ferma les yeux.

Le sommeil le gagna presque aussitôt.

Mais comme il était dans cet état de demi-somnolence qui précèdele sommeil complet, il lui sembla entendre un bruit de voix dans lasalle commune.

Il se souleva sur un coude et écouta.

Les voix étaient celles de deux voyageurs qui venaient sansdoute d’arriver à l’auberge pendant le premier sommeil ducardinal.

Bembo écouta, avec ce prodigieux intérêt du condamné à mort quientend des pas s’approcher soudain de sa cellule : peut-êtrela mort qui vient.

Tout à coup, il frissonna, agrippé par la fièvred’épouvante.

Ces voix… ces voix…

Il se jeta à bas du lit et, sur les genoux, pour éviter même uncraquement de botte, se traîna jusqu’à la porte.

Le trajet dura quelques secondes ; il parut à Bembo qu’ilavait duré une heure.

À la porte, il colla son oreille.

Alors, une abondante suée inonda son front, et ses cheveux sehérissèrent comme il arrive lorsque les nerfs sont portés parl’effroi à leur maximum de tension, phénomène rare, mais réel.

Il se mit à reculer, toujours sur les genoux.

En face de la porte communiquant avec la salle commune, il yavait une porte-fenêtre ouvrant de plain-pied sur les derrières dela maison.

Bembo les avait inspectés en arrivant.

À droite, il y avait une cour avec des écuries au fond ; àgauche, c’était un misérable jardinet où l’aubergiste cultivait deslégumes. Le tout était entouré en partie d’une haie, en partie d’unmur démoli faute de réparations et d’entretien.

Bembo, parvenu à la porte-fenêtre, entreprit cette œuvrepérilleuse et géante qui consiste à ouvrir quelque chose dans lanuit, sans faire crier une jointure, sans provoquer un grincement,alors que l’opérateur sait qu’au premier grincement, une maind’ennemi va s’abattre sur son épaule.

Il y parvint, et se trouva dehors.

Alors, il se dirigea vers l’écurie pour prendre son cheval. Maisà mi-chemin il s’arrêta court. Pour faire sortir la bête del’auberge, il n’y avait pas d’autre moyen que de la faire passersous une voûte qui aboutissait à la route et était fermée par unegrande porte charretière. En outre, seller son cheval, le brider,le faire sortir de l’écurie sans donner l’éveil, l’impossibilitéd’une pareille opération lui parut évidente.

Ses poings se crispèrent ; un sanglot de peur déchira sagorge.

Il écouta.

Dans l’auberge, il entendit les allées et venues de l’hôte et desa femme, empressés sans doute à préparer un repas aux nouveauxvenus.

Bembo gagna le mur et l’escalada facilement à un endroit où unéboulis avait formé une brèche à mi-hauteur d’homme.

« Je m’en irai à pied », gronda-t-il en lui-même.

Il se jeta alors à travers champs, dans une course éperdue,puis, toujours courant, regagna la route qui grimpait aux flancs del’Apennin.

Mais bientôt il réfléchit que ceux qui le poursuivaientprendraient évidemment cette route, et la sensation qu’ils étaientlà, derrière lui, qu’ils accouraient, qu’il allait les voir le fitse retourner brusquement, le pistolet à la main, le visageconvulsé, cherchant à percer la nuit de son regard flamboyant… Ilne vit rien.

Avec un grognement de menace, de rage et de terreur, il se remità courir, cette fois à travers les landes de bruyères, où, parplaces, des bouquets de châtaigniers et de chênes-liège dressaientleurs masses confuses.

Combien de temps dura cette course folle ? Quels rochersescalada le cardinal-évêque de Venise dans la nuit, alors que lesouffle de l’épouvante glaçait sa nuque ? Par quels sentiersabrupts, par quelles gorges profondes se rua-t-il ? Quelstorrents, quels abîmes barrèrent sa fuite éperdue, et commentparvint-il à les franchir ? Lui-même n’eût pu le dire.

Ce qui est certain, c’est qu’au soleil levant, un pâtre sortipour conduire ses chèvres sur les pentes de la montagne aperçut unhomme étendu au fond d’une gorge étroite, et descendit verslui.

L’homme était évanoui, mais non blessé.

Le pâtre prit sa gourde et versa sur les lèvres de cet inconnuquelques gouttes de la liqueur fermentée qu’elle contenait. L’hommeouvrit ses yeux, se releva précipitamment, et darda un tel regardque le chevrier raconta plus tard n’avoir jamais vu des yeux plushagards, plus effrayants.

« Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? grondaBembo.

– Un pauvre berger, Excellence, dit le chevriertremblant.

– Et tu es seul ?

– Seul, comme Votre Seigneurie peut voir. »

Bembo regarda autour de lui, souffla fortement, puis ramena surle pâtre un regard plus rassuré, donc moins terrible.

« J’ai aperçu Votre Seigneurie, reprit le pâtre, et croyantqu’elle était blessée, je me suis approché et lui ai versé dans labouche un peu de ma gourde. »

Bembo fouilla dans sa ceinture de cuir et tendit une pièce d’orau chevrier ébloui.

« Prends.

– Monseigneur… c’est plus que je ne gagne en six mois, enun an, peut-être…

– Prends, mais à une condition. Si des gens passent parici, et s’ils te demandent si un homme a traversé la montagne, tudiras que tu n’as vu personne.

– Oui, monseigneur, dit le pâtre en prenant le ducatd’or.

– Tu m’as compris ?

– Oui, Excellence, mais il était inutile de me payer pourcela ; nous autres, bergers de la montagne, nous n’avons pasl’habitude de trahir les fugitifs. »

Bembo jeta un profond regard au chevrier et baissa la tête,pensif. Puis il reprit :

« Maintenant, où suis-je ?… Loin deFirenzuola ?

– Loin ? Je crois bien. Firenzuola est de l’autre côtéde l’Apennin. Ici vous êtes dans le versant de Borgo.

– Borgo ?

– Oui, Borgo, près Florence. »

Bembo tressaillit de joie. Il avait traversé l’Apennin, et ilétait maintenant sur le chemin de Florence, c’est-à-dire sur laroute directe de Rome, c’est-à-dire la route du refugeassuré !

« Et pour aller à Borgo ? fit-il.

– Que Votre Seigneurie monte en haut de ce ravin jusqu’àcette roche, dit le chevrier, qu’elle prenne ensuite le sentier quiserpente vers une hutte accrochée aux flancs de la montagne, cesentier-là conduira à une route qui descend vers Borgo. Mais siVotre Seigneurie désire que je l’accompagne ?

– Non, non. Adieu, berger, et rappelle-toi ce que je t’aidit. »

Le berger étendit fièrement le bras, soit dans un geste deserment, soit pour montrer à Bembo la direction qu’il devaitprendre.

Bembo se mit à escalader la ravine, trouva le sentier indiqué,rejoignit la route et parvint à Borgo dans l’après-midi.

Là, il racheta un cheval et s’élança sur la route de Florence oùil arriva dans la nuit.

À partir de Florence, Bembo commença à se rassurer. Il voyagea àpetites journées ; les routes devenaient plusfréquentées ; des cavaliers et des carrosses de postepassaient ; cela créait un mouvement et une animation quil’arrachaient à ses sombres pensées.

Lorsqu’il eut traversé Siena et qu’il parvint sur les bords dulac de Bracciano, il eut la conviction pleine et entière qu’ilétait sauvé.

Le lendemain, il entrait dans la campagne de Rome, vaste plainearide, brûlée par le soleil en été, marécageuse en hiver.

Le même jour, il parvint à une auberge qui n’était qu’à quelquespetites lieues de Rome, et qui s’appelait l’Auberge de la Fourcheparce que la route, à cet endroit, bifurquait en effet.

Le patron de l’Osteria della Forca assura SonExcellence qu’elle serait parfaitement tranquille dans sonhôtellerie, et qu’on lui servirait un dîner dont elle garderaitlongtemps le souvenir.

Le cardinal s’installa donc près du feu dans la salle àmanger.

Le somptueux repas annoncé par l’hôte parut sur la table sousforme d’une omelette, d’une tranche de pâté et d’un poulet étique,le tout arrosé d’un mauvais petit vin que l’aubergiste déclara êtredu véritable Chianti supérieur.

Bembo était gourmand, on l’a vu.

Cependant, il ne fit aucune grimace et paya sans compter, ce quilui valut de passer du rang d’Excellence à celui d’IllustrissimeSeigneurie.

« Or çà, songeait le cardinal, est-ce une folie qui m’apris là-bas dans cette auberge de Firenzuola ?… Maintenant queje suis de sang-froid, pourrais-je bien jurer que c’était la voixde Roland Candiano ?… Certes, sur le moment, j’ai bien cru lareconnaître. »

Bembo frissonna à ce souvenir.

« Mais voyons, reprit-il, quelle apparence que Candianom’eût poursuivi jusqu’à Firenzuola et qu’il eût perdu mapiste ? Dans les huit journées de marche qui viennent des’écouler, ai-je seulement entrevu quoi que ce soitd’inquiétant ?… Rien !… Non, ma folle terreur m’atrompé ! Non, ce n’était pas Candiano !… Fou que j’ai étéde risquer cent fois de me briser les os au fond de quelqueprécipice dans cette nuit épouvantable. »

Il demeura rêveur pendant longtemps.

Puis, il se leva, alla à la fenêtre, et murmura :

« C’est fini… ne pensons plus à ce cauchemar… Rome est là àdeux pas… Rome ! le port ! le salut !… »

À Bianca, à la petite vierge morte là-bas dans le palais Arétin,pas une pensée de regret ou même simplement de souvenir.

Plus rien en lui que la joie d’être sauvé.

À Rome, il retrouverait Imperia !

Et Imperia était un merveilleux instrument de fortune qu’ilavait appris à apprécier et dont il comptait bien jouersavamment.

Comme le soir tombait, il demanda son cheval.

L’hôte le lui amena, lui tint respectueusement la bride tandisque la fille d’auberge lui présentait le coup de l’étrier.

Bembo but d’un trait, sourit à la fille, fit un geste à l’hôteet, piquant son cheval, s’éloigna grand trot dans la direction deRome.

*

* *

Il y avait un quart d’heure à peu près que Bembo avait disparu,lorsque deux cavaliers, dont l’un était une sorte de colosse, auvisage douloureux, mirent pied à terre devant l’Osteria dellaForca.

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