Les Amants de Venise

Chapitre 7LE PREMIER BAISER D’AMOUR DE JUANA

Le cri qui venait de déchirer l’espace s’élevait de la petitebarque perdue dans la nuit, suivant le sillage de la gondole.

Juana, debout à l’avant, les bras tendus dans un geste dedésespoir et d’imprécation, avait assisté, impuissante, à laterrible scène qui venait de se dérouler en quelques secondes.

Que faisait-elle là ? Quelle pensée l’avait poussée ?Quel espoir ? pensée imprécise. Espoir incertain. Elle étaitvenue sans presque avoir conscience de ce qu’elle tenait,comprenant seulement qu’un drame se préparait et qu’elle était dansla main de la fatalité.

Juana, en quittant Mestre, en quittant Roland Candiano, enmarchant sur Venise, n’avait eu qu’une idée : sauver Sandrigo– mais le sauver en l’empêchant de se dresser contre Roland.

Juana, en apprenant de Sandrigo lui-même son amour pour Biancaet le proche mariage, Juana, en venant au palais d’Imperia, avaitconçu le projet d’entrer secrètement dans le palais, de voirBianca, de lui parler, sans se demander ce qui pourrait enrésulter.

On a vu qu’elle n’avait pas tardé à apercevoir Scalabrino.

Elle savait, d’autre part, que Sandrigo était dans lepalais.

Son projet se trouva bouleversé.

Elle eut la certitude immédiate que Scalabrino était là pourfrapper Sandrigo. Dès lors elle résolut de s’attacher à Scalabrino,de ne plus le perdre de vue. S’il y avait duel, combat, elle sejetterait entre eux.

Ainsi, cette pauvre femme était tourmentée à la fois par lajalousie et la terreur. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même etn’agissait que sous la pensée d’impulsions au gré desquelles elles’en allait à la dérive.

Elle vit Scalabrino prendre place dans la gondole d’Imperia, etelle devina presque ce qui allait se passer.

Sans doute, Imperia et Bianca devaient se promener, accompagnéesde Sandrigo.

Elle se jeta dans une petite barque, à tout hasard, et attendit,comme Scalabrino attendait à quelques pas d’elle.

La fête se termina, les lumières s’éteignirent.

« C’est le moment ! » songea la malheureuse encherchant à comprimer d’une main les violents battements de soncœur.

Tout à coup, l’étrange spectacle de Sandrigo et d’Imperiadescendant, enlacés, les degrés de marbre du palais, frappa sonregard.

Une plainte sourde râla dans sa gorge.

Imperia aux bras de Sandrigo ! Celle-là aussi ! Lamère d’abord, la fille ensuite ! À ce moment, Juana souhaitasincèrement que Sandrigo fût frappé… Mais lorsque la gondole se miten marche, lorsqu’elle vit la haute taille de Scalabrino se dresserà l’arrière, elle frémit et, détachant rapidement la barque, se mità suivre.

Juana put se maintenir à sa distance ; ses pensées, danscette heure funeste, étaient comme affolées ; tantôt ellevoulait, d’un cri, prévenir Sandrigo ; tantôt le mal de lajalousie lui broyait le cœur ; il lui semblait que quelquesminutes à peine venaient de s’écouler, lorsque tout à coup elle vitdistinctement Scalabrino marcher sur la tente, le poignard à lamain.

Elle retrouva alors toute sa lucidité et, d’un mouvementdésespéré, poussa violemment sa barque…

Trop tard !

Le drame s’accomplit. Horrifiée, délirante, Juana vit la gondoleosciller, Imperia fut précipitée, la gondole chavira…

L’instant d’après, comme Scalabrino atteignait le quai, Juanaarrivait sur la gondole qui, renversée, la quille en l’air, sebalançait mollement.

« Sandrigo ! Sandrigo !… »

Aucune voix ne répondit à la clameur de la jeune femme, quitomba à genoux sur l’avant de sa barque, les yeux rivés sur ceseaux noires, d’une morne tranquillité, dans le silence que scandaitseulement le clapotis contre les flancs de la gondole.

« Mort ! râla-t-elle. Mort ! Mort monamour ! Morte ma vie ! »

Oui, en cet instant, la malheureuse oubliait ce qu’avait étél’homme qu’elle aimait et son amour seul surnageait.

Et comme, sans forces pour pleurer, elle continuait à fixer lecanal sinistre, une forme blanche flotta soudain devant elle, unerobe, un corps, une femme…

Imperia !

Elle se pencha, saisit la robe, et avec un déploiement de forceet d’adresse extraordinaire, parvint à soulever le corps et à ledéposer dans la barque.

Alors, avec une funeste avidité, avec l’âpre désir d’enfoncerses doigts dans cette gorge livide, ses ongles sur ce visage quigardait une tragique beauté, elle s’accroupit près d’Imperia…

Quelques minutes s’écoulèrent…

La barque voguait à l’aventure, de conserve avec la gondolechavirée qu’elle heurtait parfois avec un bruit sourd, comme deuxcercueils qui se choqueraient.

Juana détacha un moment ses yeux hagards d’Imperia, puis lesramena brusquement sur elle, craignant peut-être que ce corps nedisparût tout à coup.

Elle demeura accroupie, les coudes sur ses genoux, et dans sesmains, ses cheveux qu’elle tourmentait d’un geste mécanique, et cemême mot râlait par intervalles sur ses lèvresfrissonnantes :

« Mort mon amour ! Morte ma vie ! »

Elle grelottait…

Sa vie !… Pauvre existence !… Elle défilait maintenanten larges scènes rapides et, dans chacune de ces scènes, Juanaretrouvait un souvenir de celui qu’elle avait aimé.

Un mouvement du corps la fit tressaillir.

Mouvement dû à quelque secousse de la barque ? Non… Lagorge se gonflait sous l’effort d’un soupir, un léger battement despaupières indiquait que la courtisane revenait à la vie.

Hagarde, Juana assistait à ce réveil sans faire un geste.

Enfin, Imperia ouvrit les yeux et son regard se rencontra aveccelui de Juana.

Ces deux femmes se regardaient, échangeaient pour ainsi direleur double folie. Imperia, d’un effort, parvint à sesoulever ; elle s’assit et jeta autour d’elle un regard vaguequ’elle ramena ensuite sur Juana.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle.

– Je l’aimais ! répondit Juana.

– Tu aimais… qui ?

– Sandrigo. »

Juana, maintenant, éprouvait de nouveau ce désir féroced’enfoncer ses ongles dans le visage de la courtisane.

Imperia éclata d’un rire strident et se dressa toute droite.

« Sandrigo ! clama-t-elle, Sandrigo !… Tiens,regarde ! »

Machinalement, Juana suivit des yeux la direction du bras tendu.Et, à son tour, elle se dressa, en proie à un paroxysme d’épouvanteet à un vertige de désespoir.

Là, sous ses yeux, à la surface des flots noirs, dans la clartéspectrale d’un rayon de lune, près de la gondole chavirée, sebalançait le cadavre de Sandrigo, avec le manche du poignardformant croix sur le sein.

« Sandrigo ! hurla Juana démente, mon amour,attends-moi !… »

En même temps, elle se laissa glisser dans l’eau ; d’ungeste convulsif, elle étreignit le cadavre.

Ses bras enlacèrent son cou.

Les deux corps, le vivant et le mort, s’enfoncèrent.

Bientôt les têtes seules surnagèrent.

Juana, avec l’infinie tendresse de son amour demeuré pur jusqu’àla mort, colla ses lèvres sur les lèvres glacées du cadavre.

Et tous les deux coulèrent à fond.

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