Les Amants de Venise

Chapitre 14SOUS LE PONT DES SOUPIRS

Roland sortit de l’église sans remarquer l’agent que GuidoGennaro avait aposté. Il est probable, d’ailleurs, que même s’ill’eût remarqué il ne s’en fût pas autrement inquiété. Il était dansune de ces dispositions d’esprit où les événements gravesdeviennent des événements médiocres, et où toute la pensée d’unhomme s’absorbe sur un fait unique.

Le fait, le grand fait, l’unique événement dans l’âme de Roland,c’était l’étrange et puissante émotion en présence du danger quecourait Léonore.

Nous dirons même que le danger passait au second plan dans lapréoccupation de Roland. Ce qui l’étonnait, ce qui lui semblaitd’une exceptionnelle gravité, c’est qu’il éprouvât tant d’émotion.C’était, au fond, l’indéniable preuve que son amour pour Léonoreétait demeuré le même que jadis, quand elle était sa fiancée, quandon les appelait les Fiancés de Venise, quand il accourait au jardind’Olivolo et, plus tard, quand du fond de sa prison le nom deLéonore montait comme une prière désespérée. Il ne l’aimait pasdavantage. Il ne l’aimait pas moins. Il l’aimait, voilà tout.

Il comprit qu’après tant de malheurs et de souffrances, ilne vivait encore que parce que Léonore vivait encore.

Elle morte, il mourrait.

Elle vivante, il vivait.

Il pouvait la charger de son mépris et de sa haine, ou desentiments qu’il croyait être du mépris et de la haine. Le faitsuprême qui l’épouvantait presque, c’est qu’il avait confondu savie avec celle de Léonore.

Dès lors, dans cette journée, tout le reste devint secondaire.Il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir qu’unequestion :

Sauver Léonore.

Cette journée fut une des plus affreuses qu’il eût encoreconnues, si l’on en excepte celle où il apprit la trahison deLéonore – ou du moins ce qu’il appelait sa trahison.

Comment la passa-t-il ?

Sans doute, il erra assez longuement dans Venise, conduitsimplement par la pensée qui veillait en lui. Il est certain qu’àun moment de la journée, il fut aperçu près du palais Altieri, etl’agent que Guido Gennaro avait mis à sa surveillance le vits’arrêter, vers cinq heures du soir, près du palais Grimani.

Nous le retrouvons, nous, à la nuit tombante, non loin du pontdes Soupirs. Avec son esprit analytique et sa faculté de déduction,Roland avait fini par se dire que là devait être le centre de sonopération, que là devait certainement se préparer et s’accomplir ledrame.

Il avait placé un loup noir sur son visage, et attendait, postéà l’avant d’une petite gondole. Il avait ainsi, à sa droite, laligne des quais du Grand Canal, avec la place Saint-Marc.

À sa gauche, au tournant du palais ducal, il voyait le pont desSoupirs.

*

* *

Tout à coup, il vit venir à lui, du fond du canal, une barque defaible dimension que manœuvrait un homme seul. Et la vue de cethomme le fit tressaillir. Il le reconnut à l’instant même. C’étaitGrimani.

La barque fila devant lui et alla s’embusquer un peu en avant dupont. Il y avait là une masse d’ombres accumulées par les masses dela prison, du palais et du pont des Soupirs.

La barque de Grimani se rangea contre les flancs de laprison.

Ainsi placée, elle devenait invisible de toutes parts.

Mais Roland la voyait, lui ! Ses yeux flamboyants s’étaientattachés à l’homme et il ne le perdait plus de vue.

Quelques minutes s’écoulèrent.

À ce moment, Roland entendit un clapotis de rames.

Il se retourna vivement dans la direction de la placeSaint-Marc, et aperçut une gondole qui, elle aussi, mais sans hâte,avec une sorte de nonchalance, venait vers le pont des Soupirs.

Cette fois, Roland n’eut pas un tressaillement.

Seulement, un peu de sang monta à ses yeux, et son visage quiétait livide l’instant d’avant se colora d’une légère rougeur.

Puis, ses mains furent agitées d’un léger tremblement, et tout àcoup, il redevint très pâle. La gondole s’avançait lentement, sonbarcarol à l’avant, silencieux et indolent.

Non sous la tente, mais à l’arrière, Léonore était assise.

La tête enveloppée d’une écharpe noire, les épaules couvertesd’un manteau, elle se laissait aller au balancement de sabarque.

Pourquoi ses seules promenades régulières la conduisaient-ellesdeux fois par semaine sous le pont des Soupirs ?

Quelles méditations, quels remords, ou quels espoirs venait-elley chercher ?

Qui sait ? Peut-être les gémissements des prisonniers qui,parfois, troublaient le silence de ce coin sinistre…

Peut-être voulait-elle savoir comment il avaitsouffert !…

Roland, à la vue de Léonore, avait éprouvé cette émotionexceptionnelle qui brise les membres, qui laisse le cerveauvide.

D’un puissant effort, il se remit.

Et comme la gondole n’était plus qu’à quelques brasses de lui,il coupa l’amarre de la petite barque où il attendait, et donna uncoup de rame.

La gondole de Roland vint se ranger flanc à flanc contre lagondole de Léonore.

Léonore le vit… Elle le reconnut.

Et sans voix, sans force, défaillante, elle attendit.

Et cette fois encore, malgré les forces d’amour qui lesattiraient l’un vers l’autre, malgré la magnifique irradiation deleurs yeux qui s’appelaient, de leurs regards qui se fondaient eninconscientes étreintes, cette fois encore, ils ne se dirent riendes choses essentielles qui palpitaient dans leurs âmes.

Roland appela à lui toutes les puissances de sa volonté pourétouffer dans sa gorge le cri de sa passion ravie etdouloureuse.

Et le miracle, en un tel moment, fut qu’il put parler… parlerfroidement, d’une voix qui retentit en lui-même :

« Fuyez… rentrez en votre palais… pour rien au monde nevous montrez plus dans Venise avant un mois… »

Léonore entendit-elle ?

Elle entendit la voix.

Mais comprit-elle le sens des paroles ?

C’est peu probable.

Ce qui est sûr, c’est que la gondole de Léonore vira de bordavec précipitation et s’éloigna en toute hâte vers le palaisAltieri.

Le barcarol avait entendu, lui !

Lui aussi avait reconnu Roland Candiano. Et cet avertissementjeté soudain l’avait fait frissonner de la tête aux pieds.

Ce barcarol jeta sur Roland un étrange regard d’effroi, dereconnaissance et de pitié.

Et il se mit à fuir vers le palais Altieri.

Et si Roland n’avait pas eu les yeux invinciblement attachés surLéonore, s’il avait un instant examiné le barcarol, il eût reconnuen lui Dandolo, le père de Léonore.

La gondole disparut.

La poitrine de Roland se gonfla, il y eut un râle dans sa gorge,et ses bras qui se tendaient dans la nuit vers celle qu’il adorait,retombèrent dans un geste découragé.

Mais presque aussitôt, il tressaillit ; son regard,machinalement, venait de se porter vers le pont des Soupirs, etcontre les flancs de la morne prison, il distingua la barque deGrimani.

Il se dirigea aussitôt vers elle et l’atteignit en quelquescoups de rame. Grimani vit avec étonnement arriver vers lui cettegondole que conduisait un homme qui n’était pas un barcarol. Ilsupposa d’abord que c’était un de ces promeneurs solitaires qui,parfois, venaient rôder aux abords de la prison.

Il rangea donc sa barque contre la muraille moisie de salpêtreet s’accrocha à un crampon de fer, décidé à laisser passer lepromeneur. Il n’avait d’ailleurs pas compris la scène rapide quivenait de se passer. Il avait vu venir la gondole de Léonore, puisl’avait vue virer de bord subitement.

« Ce ne sera pas pour ce soir », avait-il simplementgrommelé.

Mais lorsqu’il vit la gondole de Roland se ranger près de lasienne, il commença à ressentir la vague appréhension d’un dangerinconnu.

« Holà ! cria-t-il, passez au large, s’il vousplaît ! »

Roland, pour toute réponse, prononça :

« Venise et Saint-Marc. »

C’était le dernier mot de passe des conjurés.

Grimani fut aussitôt rassuré.

Roland, enjambant les bordures des deux barques, se trouvadebout dans celle de Grimani et repoussa du pied sa propre gondolequi s’en alla au fil de l’eau.

Alors, il se dirigea vers l’avant et amarra la barque au cramponde fer auquel s’était accroché Grimani.

Puis il s’assit, et dit tranquillement :

« Veuillez vous asseoir, seigneur Grimani, nous avons àcauser. »

Grimani avait assisté sans trop de surprise à tous cespréparatifs, persuadé qu’il avait affaire à quelque conjuré.

Aux derniers mots de Roland, il s’assit vis-à-vis de lui sur unebanquette, et demanda :

« Qui êtes-vous, monsieur ? »

Roland retira son masque, et Grimani tressaillit deterreur : car cet homme qui venait de lui donner le mot depasse, il ne l’avait jamais vu parmi les conjurés. Cependant, laconspiration étendait de telles ramifications dans Venise qu’ilétait possible, entre tant d’hypothèses qui lui traversèrent lecerveau, que cet homme lui eût été envoyé par un des chefs.

« Monsieur, dit-il d’une voix calme, je distingue votrevisage, et je vois que vous m’êtes inconnu ; cependant, vousavez prononcé un mot…

– Qui vous prouve que je fais partie de la grandeconjuration. »

Grimani s’inclina, mais observa un silence prudent.

« Eh bien, dit alors Roland, vous vous trompez, je neconspire pas, je ne suis pas des vôtres, et si j’ai employé le motde passe des cryptes de Saint-Marc, c’est que je voulais vousaborder tranquillement, ayant à causer avec vous. »

Grimani pâlit. Un juron éclata sur ses lèvres et il se dressasubitement, le poignard à la main. Il n’avait pu faire un geste quedéjà, Roland, avec cette souplesse et cette force prodigieuse queles exercices violents dans la montagne et peut-être plus encoreson travail dans les puits avaient décuplées, Roland saisit lepoignet de son adversaire, qui, sous cette étreinte, poussa unhurlement de rage et laissa échapper son arme.

Roland ramassa le poignard et le tendit à Grimani.

Celui-ci, stupide d’étonnement, le saisit, etbalbutia :

« Que voulez-vous donc ?

– Vous allez le savoir, si vous voulez prendre la peine dem’écouter quelques minutes avec tranquillité. Mais asseyez-vous, jevous prie, les mouvements que vous faites finiront par nous fairechavirer. »

Grimani, dompté, obéit.

« Je vous écoute, dit-il.

– Monsieur, reprit Roland, je vois que vous ne meconnaissez pas. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Voussouvient-il d’une certaine soirée chez la courtisane Imperia où,après avoir insulté le scribe Arétin, vous fûtes saisi par unlaquais et jeté dehors ? »

Grimani, à ce souvenir, grinça des dents.

« Je vois que vous vous souvenez, dit Roland. Depuis, partrois fois, vous avez cherché à vous venger de ce pauvre Arétin,croyant que c’était lui qui vous avait fait jeter à la porte. Et àchaque fois, par une incroyable fatalité, votre vengeance amisérablement avorté au bon moment. »

Grimani, stupéfait et terrifié, fixait sur cet inconnu qui luiparlait ainsi un regard de fureur et de curiosité passionnée.

« Monsieur, poursuivit Roland, c’est moi qui ait faitavorter vos vengeances. C’est moi qui me suis dressé entre vous etPierre Arétin. Je ne voulais pas que le poète fût frappéinjustement. Je dis injustement, car c’est par mon ordre et non parle sien que vous avez été saisi et porté dehors, aux yeux de tousvos amis.

– Malédiction ! rugit Grimani. Qui es-tudonc ?

– Vous allez le savoir… Est-ce que votre père, le vieuxGrimani, n’a pas fait partie du Conseil des Dix, en l’an1509 ? »

Grimani tressaillit violemment, et un frisson, avant-coureur del’épouvante, parcourut sa chair à fleur de peau.

« Est-ce que, continua Roland, votre père ne fut pas un deceux qui condamnèrent le vieux Candiano à avoir les yeuxcrevés ?… Je vais vous apprendre une chose que vous ignorez.Le vieux doge aveuglé fut abandonné sur une route et vécut six ansde la charité publique, c’est-à-dire de la misère la plus misérableque puisse connaître un être humain. Et maintenant, vous qui êtesle fils de l’un des juges, sachez que je suis, moi, le fils ducondamné…

– Roland Candiano ! gronda Grimani.

– Oui, dit Roland dont la voix devenue rauque et duresemblait faire vaciller son adversaire comme un vent d’orage faitvaciller un arbre ; oui, Roland Candiano… Votre père commitune lâcheté, monsieur ; il savait, lui, que le mien n’étaitcoupable d’aucun attentat contre la loi ; le vieux Grimanicondamna le vieux Candiano, en bon père qu’il était ; car s’ilcommit cette effroyable lâcheté, ce fut pour assurer votre avenir.Cet avenir fut en effet assuré : et pendant que libre,insoucieux, vous promeniez votre jeunesse du Rialto au Lido, parmiles sourires de femmes, moi, au fond de ces puits, je sanglotais enme demandant quel était mon crime, je sanglotais… tenez, commesanglotent les voix que nous entendons en ce moment. »

En effet, à ce moment, des gémissements sourds montaient desentrailles du sombre monument et passaient sous le pont des Soupirscomme une rafale de la douleur humaine.

« Patience ! dit Roland en étendant la main vers lesmurs couverts de salpêtre, patience, l’heure de la délivrance estproche… patience, condamnés, mes frères !… »

Roland se calma par degrés.

« Monsieur, reprit-il d’une voix plus calme, les fils nesont pas responsables des crimes de leurs pères. Le vôtre est mort,et j’ignore si, à la minute suprême, il n’a pas expié son crime parquelque pensée de terreur et de repentir. Si donc, je vous airappelé ce passé qui pèsera sur toute ma vie, c’est que je voulaisvous faire comprendre le droit que j’ai d’intervenir dans votrevie, à vous, et me dresser entre vous et ceux que vous voulezfrapper. »

Grimani, maintenant, se remettait. De tout ce que Roland venaitde dire, il ne retenait que deux points essentiels pour lui ;d’abord, Roland Candiano, malgré les derniers mots qu’il venait deprononcer, avait contre lui de graves motifs de haine ;ensuite, fait plus essentiel encore, Roland connaissait évidemmentla conspiration. À ce double point de vue il était redoutable.

Grimani était homme de courage et de sang-froid.

La première émotion passée, il concentra toutes ses ressourcesde réflexion rapide et de forces sur ce seul point :

Tuer Roland Candiano.

« Monsieur, dit-il froidement, vous avez voulu me parler,et vous voyez que je vous écoute avec patience, attendant qu’ilvous plaise de m’expliquer ce que vous attendez de moi. »

Roland dédaigna de retenir l’ironie voulue de l’accent.

« Je suis venu, répondit-il froidement, vous proposer dechoisir entre la vie et la mort. »

Grimani tressaillit.

« Voici ce que je vous propose, reprit Roland, n’ayantcontre vous aucun motif de haine. Vous quitterez Venise à l’instantmême, et vous n’y rentrerez pas avant un mois.Acceptez-vous ?

– Je pourrais vous dire que j’accepte, quitte àdemeurer ! »

Roland sourit : « Rassurez-vous ; si vousacceptez de partir, je vous démontrerai la nécessité qu’il y a pourvous de tenir parole.

– Tout au moins, reprit Grimani, me permettrez-vous de vousdemander pourquoi il est nécessaire que je sorte de Venise en unmoment où je tiens fort à y rester ?

– Parce que, répondit Roland, il est nécessaire que vous necommettiez pas, comme votre père en commit une, quelque lâchetédont je pourrais avoir à souffrir… Je vous prie de remarquer,monsieur, que je ne m’intéresse nullement à votre état moral. Soyezun lâche, soyez un piètre et misérable bravo tant que vous voudrez– pourvu que je ne vous trouve pas sur mon chemin. Je vous prie enoutre d’observer que c’est avec une entière patience que je vousdonne toutes les explications qu’il vous paraît utile de medemander. »

Grimani fit un signe de tête, en forme d’ironique remerciement.Il lui parut évident que Roland Candiano le ménageait, ou tout aumoins n’avait pas de mauvaise intention immédiate contre lui. Cettecertitude lui laissa une liberté d’esprit suffisante pour étudierson coup.

La position était exactement celle-ci :

La gondole amarrée au crampon contre le mur de la prison,presque au-dessous du pont, s’était, sous la poussée de l’eau,rangée contre la muraille même.

À l’avant, était assis Grimani, ayant le crampon de fer à sagauche, et Roland devant lui, sur une banquette.

Au moment où Roland lui avait tendu son poignard, Grimanil’avait rengainé.

Toute la question, pour lui, était donc de dégainer sans queRoland s’en aperçût. Alors, de la main gauche, il tireraitviolemment sur le crampon pour donner une secousse à la barque et,en même temps, profitant du mouvement instinctif que ferait Rolandpour se maintenir en place, il le frapperait à la poitrine.

Tel fut le plan de Grimani, homme de sang-froid, comme nousavons dit. Mais pour réussir, il fallait dégainer sans attirerl’attention de Roland.

« Qui vous dit, reprit-il, que je veuille me transformer enbravo ?

– Que faites-vous ici ? dit Roland. N’êtes-vous pas àvotre embuscade ? N’attendez-vous pas celle que vous devezfrapper ? Votre père, pour la réussite d’une conjuration,condamna un homme à être aveuglé et un autre à mourir lentementdans les puits. Vous, plus expéditif, voulez employer le poignard.Pour la réussite d’une conjuration, vous aussi, c’est-à-dire pourvous assurer votre part dans les dépouilles de Foscari vaincu, vousavez accepté d’attendre ici la fille de Dandolo et del’assassiner. »

Grimani, d’un mouvement insensible, venait de réussir à ramenercomplètement son manteau sur ses genoux, c’est-à-dire que ses mainsétaient cachées – et libres d’agir !

Roland n’avait rien remarqué. Il continua :

« Comment, seigneur Grimani, vous êtes jeune, vous êtesbeau, vous êtes intelligent, la vie s’ouvre devant vous, souriante,et alors qu’on pourrait vous croire occupé de nobles pensées, vousméditez, vous, un meurtre sur une femme, pour assouvir je ne saisquelle pauvre ambition ?… Allez, Grimani, j’oublierai cettesoirée, j’oublierai votre crime, j’oublierai que vous avez vouluêtre du parti des oppresseurs contre les opprimés ;j’oublierai tout cela, parce que vous êtes jeune, parce que je vouscrois égaré, et que peut-être une grande leçon comme celle-ci ferade vous un homme. Allez, jurez-moi de quitter Venise dès ce soir,et revenez me trouver dans un mois… »

Pour toute réponse, Grimani eut un éclat de rire funeste :il se leva, imprima à la barque une violente secousse, et rejetantson manteau, se laissa tomber de tout son poids sur Roland…

L’instant d’après, Grimani se trouva dans le canal, aveuglé,suffoqué, terrifié, son poignard disparu, et quelque chose autourdu cou, comme un carcan de fer.

Que s’était-il passé ?

Ceci : que Roland n’avait pas perdu de vue un seul de sesgestes, qu’il avait pour ainsi dire suivi sa pensée pas à pas,qu’il s’était levé en même temps que Grimani, et que, loin dechercher à conserver son équilibre, il avait achevé de chavirer labarque.

Il en résultat que Grimani, au lieu de tomber sur Roland, futprécipité dans le canal ; l’instinct lui fit ouvrir les mainspour se soutenir dans l’eau, et il lâcha sa dague.

Roland avait sauté en même temps.

D’une seule brasse, d’une seule ruée, pourrait-on dire, ilatteignit Grimani, et ses deux mains formèrent autour de son cou cecarcan de fer dont Grimani eut l’impression.

La lutte fut courte.

Il y eut quelques soubresauts ; l’eau fut violemmentagitée, puis les deux hommes disparurent sous les flots…

*

* *

Quelques secondes s’écoulèrent.

Puis il y eut un remous des eaux.

Une tête pâle se montra… c’était celle de Roland… Il semaintenait sur l’eau attendant…

Des minutes se passèrent dans un silence terrible, que troublaseul un sourd gémissement venu du fond des prisons.

Tout à coup, à vingt brasses de lui, Roland aperçut une formenoire qui se balançait à la surface de l’eau, plongeait mollement,puis se montrait encore.

Il se mit à nager vigoureusement, et atteignit la formenoire…

C’était le cadavre de Grimani, avec sa face violette, ses yeuxexorbités, sa bouche tordue par un rictus, comme si cet éclat derire funeste qu’avait entendu Roland se fût perpétué sur les lèvresdu mort…

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