Les Amants de Venise

Chapitre 23ÉVASION DE DANDOLO

Depuis le jour où Pierre Arétin avait apporté au palais Altierile portrait de Roland Candiano, le père de Léonore menait une vieplus triste, plus agitée de terreur, plus retirée aussi. Il sentaitbien que tout lien était brisé entre sa fille et lui.

En lui-même, d’ailleurs, les ressorts vitaux, qui l’avaientsoutenu, qui l’avaient fait criminel, s’étaient détendus. Plusd’ambition.

Venise lui faisait horreur. Il rêvait d’achever sa vie enquelque coin ignoré, d’y oublier le passé, et jusqu’à sa fille, etjusqu’à ce nom de Dandolo qui l’écrasait de son antiquegrandeur.

L’approche des événements qu’il redoutait, la conspiration dontil avait fait partie prête à éclater, Altieri sans doute bientôtdoge, sa fille installée au palais ducal, ces choses l’effrayaient.Que deviendrait-il en tout cela, lui ! Le vide de sa vie luiapparaissait comme un abîme que rien ne peut combler.

Parfois, il se disait que peut-être, à la longue, uneréconciliation se ferait entre sa fille et Altieri. Cette idéequ’il avait suscitée lui-même, il la fortifiait peu à peu :elle lui servait en effet d’excuse à sa fuite.

Dandolo avait résolu de quitter Venise pour ne plus jamais yrevenir. Il prépara tout en conséquence.

On a vu qu’il avait fait transporter une grosse somme en or àMilan et qu’une gondole, montée par trois marins qui lui étaientdévoués, attendait en permanence devant le palais Altieri.

Trois jours après la scène que nous avons racontée dans leprécédent chapitre, Dandolo entra chez sa fille.

Il ne la voyait plus que rarement.

Le prétexte de la défendre, de la protéger n’existait plusguère, et toutes les fois qu’il l’invoquait, Léonore luirépondait :

« Rassurez-vous, mon père, je ne suis plus malade, et jevous jure que je me défendrais si le capitaine général avaitquelque mauvais dessein contre moi ; mais il n’en a aucun… ilne peut plus me faire de mal. »

Cependant, lorsque Dandolo venait chez sa fille, ellel’accueillait en s’efforçant de lui laisser croire qu’elle avaitoublié le passé. Mais sous ce masque, le père voyait clairement lafroideur et peut-être la répulsion de sa fille.

Ce jour-là, il entra chez Léonore, décidé à faire une dernièretentative pour l’emmener avec lui. Et puis peut-être avait-ilencore autre chose à dire à sa fille, car, en entrant chez elle, ilmurmura :

« Il faut qu’elle sache ce détail… qui sait si cela ne laramènera pas à moi ! »

Léonore s’occupait à filer au rouet. C’était alors le travaildes femmes du peuple et des paysannes. Les patriciennes occupaientleurs doigts à des besognes plus relevées, comme de faire despièces de dentelle pour orner leurs voiles ou leurs écharpes.

Mais Léonore aimait ce travail. Le bruit doux et monotone durouet la calmait, tandis que sa pensée pouvait suivre ses rêves quise formaient lentement pour se dissiper tout à coup, pareils à cespaysages aériens que forment les nuages.

Léonore salua son père d’un signe de tête, et ses doigts agilescontinuèrent à faire tourner le fuseau.

« Mon enfant, commença Dandolo, as-tu réfléchi à cetteproposition que je te fis il y a quelques jours ?…

– Laquelle, mon père ?

– De quitter ensemble Venise et de nous retirer dans telleville ou village qui te conviendrait…

– Je vous ai répondu, mon père.

– Oui, c’est vrai ; tu m’as dit ta volontéimpitoyable…

– Pourquoi impitoyable, mon père ?

– Parce que cette volonté de demeurer ici, même si je m’enallais, moi, m’indique clairement que je n’ai plus defille… »

Léonore garda le silence.

Dandolo reprit avec une émotion qu’il chercha vainement àdissimuler :

« Pourtant, ma fille, je fus peut-être moins coupable queje ne parais… Ma faute… Ah ! laisse-moi parler, Léonore, jecrois vraiment que c’est nécessaire… ma faute me fut inspirée parmon amour pour toi.

– Je le sais, mon père, dit Léonore généreusement, je lesais : votre faute fut une erreur de votre amourpaternel ; je le sais, sans quoi, je ne serais pas ici près devous…

– Ce n’est pas seulement cela que je veux dire,Léonore. »

Elle leva sur son père un profond regard que Dandolo ne putsupporter, car il détourna les yeux.

« Écoute, reprit-il, je veux que tu connaisses cetincident, il le faut ; il te prouvera au moins que si… RolandCandiano avait pu être sauvé, il l’eût été par moi… Il faut donc,mon enfant, que tu te reportes à cette nuit effroyable…

– Mon père, dit Léonore en se levant, tandis qu’une pâleursoudaine envahissait son visage, quel nom prononcez-vous !Quels souvenirs osez-vous éveiller en moi !

– Un nom que ton cœur prononce encore à chaque instant deta vie ! s’écria Dandolo ; des souvenirs qui m’accablentencore plus qu’ils ne te désespèrent… Et pourtant, il faut que tum’écoutes… car je ne veux pas, si je meurs, si je disparais,emporter l’affreuse certitude que ma fille me maudit…

– Je ne vous maudis pas, mon père, fit doucement Léonore endétournant la tête.

– Soit. Tu me pardonnes. Mais tu gardes la conviction, quedans cette tragédie, j’ai été du commencement à la fin traître àmes devoirs. En cela tu te trompes, et, quelque peine que cela tecause, il faut que je rétablisse l’exacte vérité. Cela estnécessaire à mon repos… aujourd’hui plus que jamais. »

Léonore reprit sa place à son rouet que, machinalement, elle miten mouvement, et, baissant la tête :

« Si cela est nécessaire à votre repos, parlez, monpère…

– Sache d’abord, avant que je n’aborde le fait essentiel,sache que si Roland Candiano n’a pas été arrêté dix fois depuis sonévasion, c’est que le grand inquisiteur de Venise n’a pas vouluqu’il le fût… Savais-tu cela ?

– Non, mon père, dit Léonore d’une voix étouffée.

– Sache encore ceci… Quelques jours après l’évasion, unsbire vint me dire qu’il connaissait la retraite de Candiano. Cethomme disait vrai… Alors, je le conduisis au milieu du Lido, etlorsque nous fûmes seuls, loin de tout témoin, seuls dans notregondole, je lui demandai de ne pas dénoncer le fugitif… Le sbirerefusa… Sais-tu ce que je fis ?… Je poignardai l’homme et jejetai son cadavre à la mer : ainsi Roland Candiano futsauvé. »

Léonore frissonna. Mais elle demeura penchée sur son rouet.

« Je comprends, fit amèrement Dandolo. Tout cela n’étaitqu’une tardive réparation… Mais écoute encore… ce que j’ai à tedire maintenant remonte plus haut… à la veille même de la nuitterrible… Écoute… »

Léonore, palpitante, le front penché, souffrait amèrement :la lie affreuse de ces souvenirs ainsi remuée par son père luicausait d’intolérables vertiges. Mais son père avait dit :

« Il est nécessaire à mon repos que je parle. »

Et l’enfant, généreuse jusqu’au bout, acceptait ce derniersacrifice.

Dandolo se recueillit. Il s’était mis à marcher à pas lents.

Soudain, comme il arrivait au fond de la chambre, ses yeuxtombèrent sur le portrait de Roland. Léonore l’avait fait placerlà.

D’ailleurs, elle le regardait rarement. Elle craignait plutôt dele contempler ; mais il lui semblait que de l’avoir ainsi prèsd’elle, c’était un peu de Roland qui veillait sur son âmeendolorie.

« Sais-tu, demanda Dandolo, en quel lieu ce portrait a étéacquis ?

– Oui, mon père, dit Léonore : au palais de lacourtisane Imperia.

– Et tu ne t’es pas demandé, reprit-il, comment et pourquoiun portrait de lui se trouvait en un tel lieu ?

– À quoi bon ?…

– Je puis te renseigner sur ce point : cette femme afait exécuter cette peinture par Titien qui l’a faite de mémoire…Ce portrait, Léonore, me ramène à ce que je voulais te dire… Jel’ai vu une fois déjà, dans le palais Imperia…

– Vous, mon père !

– Souviens-toi, Léonore, la veille de tes fiançailles…Roland vint, selon son habitude, en notre vieille maison de l’îled’Olivolo. Vous étiez dans le jardin, tous deux…

– Mon père, dit Léonore d’une voix étouffée, par pitié,épargnez-moi…

– Je ne te dirai que le strict nécessaire… Venise était enfête. Et moi, écoutant les bruits lointains des vivats, songeant àton bonheur, mon enfant, j’étais heureux, oui, bien heureux. Maisd’autres pensées de joie mauvaise se mêlaient à cette joie si pure…et c’est là que fut mon crime… Je songeais que la décadence de lamaison Dandolo allait prendre fin… et je sentais de sourdesambitions monter à mon cerveau… J’étais dans la salle à manger dontla fenêtre était ouverte, et j’allais, je venais, tantôt laissanterrer mon regard vers ce cèdre sous lequel vous aimiez à vousréfugier, tantôt écoutant les bouffées d’harmonie qui montaient deVenise… Ce fut la plus belle soirée de ma vie… le dernier beausoir… »

Léonore avait cessé de filer sa laine.

Elle avait mis une main sur ses yeux, et des larmes brûlaientses paupières.

Le dernier beau soir ! Hélas ! pour elleaussi !…

« Il pouvait être onze heures et demie, reprit Dandolo.Tout à coup, j’entendis marcher dans le jardin. Je crus d’abord quec’était toi… Je m’approchai de la fenêtre et je visAltieri. »

Un sourd gémissement échappa à Léonore.

« Oui, reprit Dandolo, c’était Altieri. Je n’aimais pas cethomme. Et je savais qu’il ne m’aimait pas. Sa venue à pareilleheure me causa une impression de malaise… Pourtant, je luidis :

– « Soyez le bienvenu, Altieri. »

« Il entra, et alors seulement je remarquai que son visageétait bouleversé. Il était pâle et paraissait tremblant :

Il me dit :

– Dandolo, je suis venu vous parler d’une affaired’importance.

– Je vous écoute, lui répondis-je.

– Pas ici…

– Où donc ?

– Venez place Saint-Marc, au pied du lion.

– Quoi ! à pareille heure ?

– Oui, Dandolo. À une heure après minuit, je vousattendrai, au pied du lion. J’ajoute que si vous ne venez pas, degrands malheurs sont à craindre…

– Je viendrai », lui dis-je alors.

Il n’en entendit pas davantage, me salua d’un signe de tête etsortit. Dans le jardin, il s’arrêta un instant, et je vis qu’iltremblait convulsivement, comme si quelque accès de fureur l’eûtagité. Puis, il s’en alla en courant… »

À ce moment de son récit, Dandolo respira péniblement comme s’ileût fait effort pour continuer.

« Cette étrange visite, reprit-il, ce rendez-vous plusétrange encore m’avaient frappé de pressentiments sinistres. Aussilorsque tu rentras dans la maison, ayant accompagné ton fiancéjusqu’au bout du jardin, tu me demandas pourquoi j’étais sitroublé…

– Je me souviens, mon père, dit Léonore en frissonnant. Jeme souviens de ces instants jusque dans le moindre détail.

– Je te répondis que la joie de ton proche bonheur mecausait une émotion presque insupportable.

– Oui, mon père, et je vous dis que moi-même j’étais enproie à un trouble pareil, et que je redoutais des catastrophes…Hélas !…

– Je suis heureux, mon enfant, que tu aies gardé unsouvenir exact de cette minute. Car tu peux ainsi me suivre pas àpas…

– Je vous suis, je vous suis, mon père ! dit Léonoreavec une émotion plus violente.

– Eh bien, tu te souviens que nous causâmes ensemblejusqu’à minuit et demi, heure à laquelle tu te retiras dans tachambre de jeune fille… Alors, je songeai à tenir parole à Altieri.Je sortis, et un peu après une heure du matin, j’arrivais sur laplace Saint-Marc… Altieri m’y attendait. Il m’aperçut le premier etvint au-devant de moi. Je vais tâcher, Léonore, de te retracerexactement l’entretien très court que nous eûmes. Altieri,d’ailleurs, paraissait calmé. Il m’aborda en me prenant la main eten me disant :

« – Merci d’être venu, Dandolo, c’est un bon signe.

– Mais pourquoi, dis-je à mon tour, pourquoi avez-vousvoulu me parler ici plutôt que chez moi ? »

Altieri devint très sombre et me dit :

« – Parce que chez vous, je me sentais comme fou ;parce que ma présence… et celle… d’un autre dans votre maisonconstituait une monstruosité…

– Je ne vous comprends pas, Altieri, m’écriai-je.

– Et puis, reprit-il, parce que j’ai par ici un rendez-vousqui sera ou ne sera pas, selon ce que vous allez me dire.

– Parlez, en ce cas… »

Altieri hésita quelques secondes qui me parurent trèslongues.

Et tout à coup, il me dit :

« – Le mariage de votre fille avec Roland Candiano est-iltout à fait décidé ?…

– Vous le savez bien, Altieri !

– Rien ne peut le rompre ?

– Rien, Altieri ! Un Dandolo et un Candiano ne peuventforfaire la parole engagée.

– Et si je vous disais que ce mariage ne peut sefaire !

– Je crois que vous voulez m’insulter, Altieri.

– Non !… Je vous dis simplement : voulez-voususer de votre autorité pour rompre ce mariage ?

– Pourquoi ? Donnez-moi des raisons…

– Peu importent les raisons… Répondez-moi,Dandolo ?

– Eh bien, je vous réponds : non, Altieri.

– Ainsi, vous laisserez s’accomplir demain lesfiançailles ?

– Oui. Demain, Léonore Dandolo et Roland Candiano serontfiancés devant le patriciat de Venise.

– Rien au monde ne saurait révoquer votrerésolution ?

– Rien au monde, Altieri… »

Il demeura comme frappé par la foudre. Et moi, insensé, je nevis pas clair dans l’âme de cet homme. Je ne compris pas qu’ilt’aimait… Je crus qu’il s’agissait de quelque négociation politiqueet qu’on voulait marier le fils du doge à quelque jeune fille plusriche !… Aussi, lorsque Altieri me demanda d’une voixfrémissante si c’était mon dernier mot, je répondis :

– Altieri, une parole de plus dans ce sens seraitconsidérée par moi comme une grave offense. »

« Alors il s’éloigna rapidement en laissant échapper unesourde imprécation. Et moi, mû, poussé en avant par je ne sais quelpressentiment, je me mis à le suivre… Je ne le perdis pas de vue…Je le vis entrer… où ?… dans le palais de la courtisaneImperia ! »

Léonore, maintenant suspendue aux lèvres du narrateur,palpitante, comprenant qu’elle allait avoir la clef d’un horriblemystère, attendait en frémissant.

« Il faut ici que je reprenne mes esprits, mon enfant. Carmaintenant encore, après tant d’années, je me demande si j’ai rêvéou si j’ai réellement vu la scène affreuse… Je t’ai dit que j’avaisvu Altieri entrer dans le palais Imperia. J’y arrivai presque enmême temps que lui. Je frappai sans trop savoir ce que je faisais…on m’ouvrit… Un valet me dit :

– Entrez, seigneur Foscari. On n’attend plus quevous. »

« Mon manteau me couvrait en partie le visage. Ce valetm’avait pris pour Foscari, alors grand inquisiteur… Je fus sur lepoint de m’écrier que je n’étais pas Foscari… Mais j’étais sibouleversé que je me tus, et ayant fait un signe au valet, je lesuivis. Il me fit entrer dans un vaste salon, et me dit :

« – Ouvrez la porte du fond… moi, il m’est interdit d’allerplus loin… »

« Alors, il me laissa, et je demeurai seul dans cettegrande pièce déserte, n’osant faire un pas, me disant que j’avaisindignement abusé de l’erreur de ce valet, et que je pénétrais dessecrets qui n’étaient pas les miens. Mais Altieri avait prononcéton nom, celui de Roland Candiano ! Altieri était entrélà !… Je restai, décidé à savoir ce qui se tramait… Jem’approchai de la porte que le valet m’avait indiquée… Mais à cemoment, s’éleva un gémissement plaintif et sourd… comme celui dequelqu’un qui va mourir… »

Dandolo, suffoqué par l’émotion que ces souvenirs déchaînaienten lui, s’arrêta de nouveau. Léonore glacée, paralysée, n’avaitplus de vivant en elle qu’un sentiment d’horreur et d’effroi.

« Ce gémissement, continua Dandolo, ce gémissement quej’avais entendu venait d’une pièce voisine. J’étais pétrifié. Je medemandais quel terrible mystère s’accomplissait dans ce palais. Jen’osais plus aller vers cet inconnu qui se mourait sans doute, nivers la porte que m’avait indiquée le valet… Te dire avec quellesprécautions je parvins à l’ouvrir serait chose impossible. Car dansce moment tous mes sens me paraissaient surexcités. Ce qu’il y a desûr, c’est que j’arrivai enfin à ouvrir, ou plutôt à entrebâillercette porte. Une tenture me cachait encore l’intérieur de cettepièce. Je la soulevai juste assez pour glisser un regard et, autourd’une table, je vis deux hommes et une femme. La femme, c’était lacourtisane Imperia ; les deux hommes, c’étaient Altieri etBembo… celui qui devint évêque et cardinal… Et maintenant, Léonore,voici ce qui se disait entre ces trois êtres :

« – C’est bien simple, disait Bembo, voici la dénonciationécrite ; madame n’a qu’à la signer, et je me charge de lafaire parvenir ; je la jetterai moi-même dans le tronc…

« – Oui, oui, reprenait Altieri d’une voix fiévreuse. Tonidée est admirable, Bembo… Oui… l’assassin, c’estlui !… C’est lui qui sera accusé. C’estlui qui sera condamné.

« – Mais, disait froidement Imperia, je serai appeléedevant le Conseil des Dix ?…

« – Ce n’est pas certain, s’écriait Altieri. Et moi, j’enfais mon affaire. Vous ne serez pas appelée… signez sanscrainte…

« – Il y a erreur, reprenait Bembo. Il faut au contraireque madame comparaisse devant le suprême conseil. Il faut que sontémoignage écrase à jamais cet homme. »

Dandolo s’arrêta encore, respira bruyamment et essuya la sueurqui coulait de son front. Léonore entrevoyait l’horriblevérité…

Dandolo poursuivit :

« Lorsque Bembo eut ainsi parlé d’un ton d’autorité, il yeut chez la courtisane une sorte de révolte. Elles’écria :

« – Et si je refuse ! Si je ne veux pas apporter cetémoignage ! »

« Je vis Altieri tourmenter son poignard.

« Mais Bembo lui fit un signe, et il dit, paisible,sinistre :

« – En ce cas, madame, c’est nous qui viendrions apporternotre témoignage. Et nous dirions la vérité… il faut une tête aubourreau, madame. La vôtre ou celle de cet homme…choisissez ! »

« En même temps, il tendait une plume à la courtisane.

« Il me semble voir encore cette femme.

« Elle était livide, et alors seulement, je remarquai quesa main droite et une partie de son bras étaient rouges desang…

« Elle prit la plume et signa !

« Je compris que c’était la condamnation de quelquemalheureux, mais j’étais à cent lieues de supposer l’effroyablevérité.

« Je vis Bembo s’emparer avidement de la feuilledénonciatrice.

« J’en savais assez ; je reconstituais cette tragédie…Imperia avait assassiné quelqu’un, et c’est un autre qu’on allaitfaire passer pour l’assassin !… Doucement, je me reculai,tandis que Bembo, Altieri et Imperia continuaient à causer à voixbasse… Il me reste à te dire le plus terrible… »

Et Dandolo, ayant prononcé ces mots d’une voix étouffée, se tutencore, comme si vraiment la force lui eût manqué pour raconter lereste… Léonore n’avait pas dit un mot.

Ce reste que son père hésitait à dire, elle ne le comprenait quetrop ! Elle eût assisté à la place de Dandolo à ce dramequ’elle l’eût maintenant reconstitué aussi bien.

Quelques minutes pleines d’angoisse se passèrent, la fille et lepère évitant de se regarder.

Enfin Dandolo, d’une voix sourde, reprit :

« J’en savais assez… je me reculai !… j’arrivaijusqu’au milieu du salon… À ce moment, une nouvelle plainte parvintjusqu’à moi… Cet homme ! quel était cet homme qui agonisaitlà, à trois pas de moi ! Je voulais le savoir à tout prix,dussé-je être entendu, dussé-je être surpris et poignardé moi-même.Sans hésitation, j’ouvris une porte ; je me trouvai dans uncouloir obscur, au fond duquel il y avait une autre porte. C’est delà que venaient les gémissements…, j’entrai dans une étroite pièceviolemment éclairée… Sur le panneau du fond, il y avait un portraitsur lequel mes yeux tombèrent du premier coup, et ce portrait,Léonore, c’était celui-ci !… Et à terre, baigné dans son sang,un homme râlait… Je me baissai, je reconnus Davila !… Je luipris la main, il ouvrit les yeux…

« – Davila, m’entendez-vous ?

« – Oui !, répondit-il dans un souffle.

« – Qui vous a frappé ?…

« – Imperia !

« – Écoutez, Davila… savez-vous ce qui se trame près devous ? M’entendez-vous ?

« – Parlez !

« – Eh bien, on complote de dénoncer comme votre assassinun malheureux…

« – Oh !

« – J’ai tout entendu.

« – Qui ?

« – Je ne sais pas !

« – Oh !… râla Davila… cela ne sera pas… je vais…j’irai… au Conseil…

« – Bien !… Puis-je quelque chose pour vous en cemoment ?

« – Non…

« – Je vais prévenir vos gens ?

« – Non ! non !

« – Pourquoi ?

« – Parce qu’elle… se douterait… elle… m’achèverait… allez…allez-vous-en…

« – Adieu, Davila.

« – Adieu… Allez… vite !… »

Je me relevai, je m’enfuis, je retrouvai le valet, j’eus laprésence d’esprit de me couvrir le visage ; il m’accompagnajusqu’à la porte du palais, et une heure plus tard j’étais ici… Lelendemain…

« Le lendemain, mon père, dit alors Léonore d’une voixbrisée, Imperia venait témoigner que Roland avait assassinéDavila !

– Mais Davila ! Davila ! Il ne vint doncpas ?…

– Il vint !…

– Il ne parla donc pas ?

– Il voulut parler : la mort ferma sabouche… »

Il y eut une minute de silence pesant et sinistre.

Puis Léonore se leva. Lentement, elle alla jusqu’auportrait.

« Oh ! Roland, dit-elle avec une sorte de solennitédouloureuse, pourquoi mon père a-t-il tant attendu pour me direl’horrible vérité que j’apprends ?…

– Léonore ! Léonore ! s’écria Dandolo. N’étais-tupas assez malheureuse ! Fallait-il encore t’infliger cesupplice ! Je ne me suis décidé à te raconter ces choses queparce qu’un pressentiment m’avertit que nous allons être à jamaisséparés !

– Oh ! Roland, continua Léonore, si j’avais su !…Depuis longtemps tu serais vengé… Mais va, mon cher amant, soistranquille, tu le seras ! L’homme dont je porte le nom mourrade cette main que j’étends vers toi en signe de suprêmeserment ! »

Ayant ainsi parlé, Léonore revint prendre sa place.

« Léonore ! » murmura Dandolo.

La jeune femme s’était couvert les yeux de ses deux mains.

« Léonore ! » répéta le père.

Elle fit signe qu’elle écoutait.

« Écoute ma prière, mon enfant… Ne veux-tu pas fuir cettecité maudite où tu vis parmi des fantômes sanglants ?…

– Jamais, mon père ! répondit-elle sourdement.

– Je t’en supplie… Viens… partons ensemble… fuyons…

– Maintenant moins que jamais. Quoi ! J’ai donc parléen vain ! Ou bien n’avez-vous pas entendu le serment que jeviens de faire !… »

Elle se dressa toute droite, terrible.

« Altieri mourra, reprit-elle, à moins… que quelqu’un ne leprévienne !… »

Dandolo poussa un gémissement. Il recula, hagard, tremblant,livide, trouva la porte et s’y cramponna.

« Adieu, Léonore… murmura-t-il.

– Adieu, mon père… »

Il disparut, s’en alla, titubant, ivre de honte…

Ainsi ce récit, qui devait convaincre sa fille, n’avait serviqu’à creuser encore l’abîme qui le séparait d’elle !

Ainsi, c’était fini ! Il n’avait plus de fille…

Oh ! fuir, maintenant ! Ne plus jamais revoir sa filletelle qu’il venait de la voir, debout, pâle, un remordsvivant !

Il parvint jusqu’à sa chambre et, en toute hâte, s’occupa derassembler quelques objets auxquels il tenait. Puis il ramassa despapiers en tas, les jeta pêle-mêle dans la cheminée sans lesexaminer et y mit le feu.

Puis il se couvrit d’un épais manteau, et but un verre de vincapiteux qui ramena un peu de sang à ses joues décolorées.

Alors, comme un voleur, il sortit de l’appartement qu’iloccupait avec sa fille. L’escalier était désert. Il s’y engagea, etput gagner la porte du palais sans avoir été remarqué par lesdomestiques.

Dehors, sur le quai, il respira longuement. Il se tourna vers lafaçade du palais… vers la fenêtre de Léonore, et répéta :

« Adieu ! adieu, ma fille ! »

À ce moment, comme pour répondre à l’adieu du triste père, lafenêtre de Léonore s’éteignit subitement.

Il pouvait être dix heures du soir.

Dandolo demeura quelques minutes à la même place, frappé destupeur. Puis il murmura :

« Allons, tout est fini… la gondole est là…fuyons… »

Il se tourna vers le canal et demeura pétrifié :

Un homme était là, devant lui, enveloppé d’un manteau.

« Qui êtes-vous ? » demanda Dandolo enfrémissant.

Car cet homme, cet inconnu immobile et silencieux, luiapparaissait comme un spectre.

« Qui êtes-vous ? répéta-t-il.

– Vous ne me reconnaissez pas, Dandolo ?… Tantmieux ! Cela évitera des complications. »

Dandolo respira, soulagé.

Il avait redouté que cet homme ne fût Roland Candiano.

Non, ce n’était pas lui ! Sans doute quelque seigneur deVenise qui, le rencontrant, avait à lui faire quelque confidence.Et cette pensée se fortifia lorsqu’il demanda :

« Que me voulez-vous ? »

L’homme répondit poliment :

« Vous dire quelque chose en secret, Dandolo… mais pas ici…on pourrait nous guetter… Consentez-vous à me suivre ?

– Soit ! »

L’inconnu se mit en marche. Dandolo l’accompagnait, sans trop depréoccupation, ennuyé seulement de retarder son départ.

Ils arrivèrent non loin du palais Arétin. Il y avait là unesombre ruelle, et le quai lui-même était entièrement désert.

L’homme fit quelques pas dans la ruelle. Puis il s’arrêta.

« Dandolo, demanda-t-il, avez-vous votre dague ?

– Elle ne me quitte jamais, fit Dandolo avec hauteur.

– Très bien. En cas que vous fussiez désarmé, j’en avaisapporté une qui devient inutile. Je la jette, pour que je n’aie passur vous l’avantage d’être deux fois armé. »

L’homme, en effet, jeta au loin un poignard.

En même temps, il se débarrassa de son manteau.

« C’est donc un duel que vous êtes venu me proposer ?fit Dandolo.

– Vous l’avez dit.

– Je ne me battrai pas contre un inconnu.

– En ce cas, je serai forcé de vous égorger. Le mieux donc,pour vous, est de vous défendre… Maintenant, avant de vousattaquer, je vous dois une explication.

– J’attends, monsieur.

– Savez-vous, Dandolo, que nous sommes aujourd’hui le 29janvier ? La question vous paraît oiseuse ? Elle voussemblera naturelle quand j’aurai ajouté qu’en conséquence nousserons dans deux jours au 1er février. »

Dandolo tressaillit.

« Je vois que nous commençons à nous entendre, repritl’inconnu. Je n’ai pas besoin de vous rappeler ce qui se passera le1er février. Mais je dois vous rappeler que vousconnaissez tous nos secrets, et que vous avez volontairement quitténotre association. Je dois également vous apprendre que votre morta été également décidée… ainsi que celle d’une personne qui voustient de près…

– Léonore !… murmura sourdement Dandolo.

– Enfin, pour terminer, je vous apprendrai que j’ai étédésigné pour vous tuer, et que voilà quinze jours que je vousguette. Vous devez donc me remercier de ce que je vous offre uncombat à armes égales, au lieu de vous poignarder simplement, ceque j’eusse pu faire vingt fois depuis dix minutes.

– Je vous remercie en effet, dit gravement Dandolo. Mais jene vois pas la nécessité de ce duel… je parle à votre point de vue,notez-le ; au point de vue de vos intérêts et des intérêts devos compagnons. Je comprendrais la nécessité de ma mort si j’étaiscapable de trahir…

– L’homme est faible, Dandolo… Il peut surgir tellecirconstance qui vous oblige à dire ce que vous savez.

– Si j’avais voulu trahir, il y a longtemps que ce seraitfait.

– Il y a encore deux jours, Dandolo. C’est plus qu’il n’enfaut.

– Je quitte Venise dès cette nuit.

– Un messager est vite envoyé… La vie de mille hommespeut-être dépend de la vôtre… Quoi qu’il en soit, Dandolo, j’aireçu une mission, je l’ai acceptée, je l’exécuterai, avec cetteseule atténuation qu’un assassinat me fait horreur, et que j’aiconfiance dans l’issue du duel que je vous propose. »

L’inconnu parlait avec une gravité solennelle.

Dandolo comprit qu’il n’avait plus qu’à essayer de défendre savie. Il jeta son manteau, tira sa dague et se mit en garde.

L’inconnu en fit autant.

L’instant d’après, les deux adversaires marchaient l’un surl’autre, et la lutte dans la nuit, au fond de cette ruelle obscure,commença, sans bruit, sans ce cliquetis qui anime les duels àl’épée, avec seulement le sourd halètement des deux hommes.

Cela dura cinq minutes.

Tout à coup, Dandolo se rua sur son adversaire.

Il y eut un corps à corps, une étreinte féroce…

Un corps tomba.

L’adversaire demeuré debout se pencha, tâta son poignardprofondément enfoncé dans l’épaule gauche et murmura :

« Il en a pour dix minutes… »

Alors le survivant ramassa son manteau, s’en enveloppa ets’éloigna sans hâte.

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