Les Amants de Venise

Chapitre 29LE VIEUX DOGE

On a vu que le cortège de Foscari s’était croisé avec le cortègefunèbre de Dandolo.

Cette rencontre, qui avait si vivement impressionné le doge etle capitaine général, n’avait pas été voulue par Léonore.

Le hasard seul l’avait faite – le hasard, ou plutôt ladisposition particulière des rues de Venise.

Il n’y avait, en effet, dans la cité des eaux que peu de voiespraticables par terre pour une nombreuse réunion ; il étaitpresque fatal que les deux cortèges devaient se rencontrer.

Léonore, d’ailleurs, si elle s’aperçut de cette rencontre, n’yprêta qu’une médiocre attention.

Mais peu à peu, à mesure qu’elle avançait, cette attention futviolemment sollicitée par ce qui se passait autour d’elle.

Des bandes parcouraient la ville silencieusement, mais avec uneallure et des attitudes menaçantes.

Toutes les maisons, toutes les boutiques étaient fermées.

Une heure environ après la rencontre du cortège Foscari, degrandes clameurs s’élevèrent au loin, du côté du Lido.

Les bandes que Léonore avait remarquées, et qui étaientsilencieuses, criaient maintenant :

« Altieri !… Altieri !… »

« Altieri est vainqueur », songea Léonore.

Que lui importait, après tout !

Elle-même l’avait dit : que ce fût le capitaine général oule doge régnant qui triomphât, ses préoccupations, à elle, étaientailleurs.

Les rumeurs augmentaient d’intensité.

Des coups de feu éclataient.

Puis une formidable détonation ébranla les airs…

Il y eut comme une accalmie d’un instant.

Puis les clameurs recommencèrent.

Toutes les églises sonnaient le tocsin.

Ce fut dans l’indescriptible tumulte d’une ville en révolutionque Léonore marchait derrière le cercueil de son père.

« Altieri est vainqueur », songeait-elle.

Et une plus grande hâte d’en finir lui venait.

Lorsque le convoi funèbre entra dans l’île d’Olivolo, le calmesoudain qui l’enveloppa lui fit lever la tête et regarder autourd’elle.

Voyant qu’on arrivait enfin, elle sourit.

Le tombeau des Dandolo était adossé à Sainte-Marie-Formose.

Les prêtres et les confréries s’arrêtèrent devant la petiteconstruction entourée d’une grille.

Les porteurs entrèrent seuls.

Dehors, en hâte, les prêtres récitèrent les prières, effarés,épouvantés par l’énorme tumulte qui grondait au loin…

Puis, le tombeau, la grille furent fermés.

Les quelques parents éloignés qui avaient escorté Léonores’approchèrent d’elle et lui proposèrent de la reconduire au palaisDandolo.

Elle refusa, disant qu’elle allait se retirer pour quelquesjours dans l’ancienne maison Dandolo.

Puis elle ajouta :

« En d’autres temps, cousins, j’eusse rempli les devoirs del’hospitalité en vous offrant le repas des funérailles. Mais voussavez ce qui se passe, peut-être… ma maison estdésorganisée… »

Avec empressement, ils acceptèrent la liberté que leur rendaitLéonore, curieux d’aller voir quel trouble étrange agitait laville, et pourquoi, le jour du mariage du Doge et de l’Adriatique,ils avaient rencontré des bandes menaçantes qui criaient :

« Altieri ! Altieri !… »

Alors, Léonore se dirigea accompagnée de deux serviteurs vers lamaison Dandolo.

Devant la porte de la maison, elle renvoya les serviteurs qui seretirèrent au palais Altieri.

Elle entra, gagna la maison et sur le seuil rencontra le vieuxPhilippe qui, avec angoisse, écoutait les bruits lointains de labataille.

« Vous, signora ! s’écria le vieillard en joignant lesmains.

– Oui, moi… Peux-tu me confier la clef de la chambre quej’habitais quand j’étais jeune fille ?

– Vous confier…

– Mais oui, dit-elle avec un sourire qui était calme et quitraduisait des idées terrifiantes, oui, puisque la maison n’estplus à nous…

– Oh ! signora… chère signora… tout est bouleversé defond en comble… venez… la maison est à vous… vous le savez bien,puisqu’elle est à lui. »

Léonore tressaillit violemment, ouvrit la bouche pour répondre…mais aucune parole ne lui vint.

Elle fit seulement un signe de tête et entra.

« Voici la clef de votre chambre, signora, dit le vieuxPhilippe. Elle a été respectée et rien n’y a été changé.

– Merci », dit-elle faiblement.

Une minute elle regarda autour d’elle, s’emplissant les yeux dece décor qui, jadis, avait encadré son bonheur.

Le vieillard comprit sans doute que quelque chosed’extraordinaire et de solennel s’accomplissait dans l’âme de samaîtresse.

Il la regarda avec anxiété, sans dire un mot.

Il la vit qui montait lentement l’escalier de bois ets’enfonçait dans la pénombre, comme un fantôme qui s’évanouit.

Soudain, il poussa une exclamation, comme s’il eût deviné.

« Advienne que pourra ! murmura-t-il. Mais lui seulpeut… »

Et il se mit à courir à toutes jambes vers le grand cèdre qui setrouvait au milieu du jardin.

Dix minutes plus tard, il en revenait, entraînant avec lui ledoge Candiano qu’il venait de faire sortir de la cachette où Rolandl’avait fait descendre pour la journée.

Il l’installa dans la salle à manger.

« Attendez-moi, monseigneur », dit-il…

L’aveugle, indifférent, s’était laissé faire.

Le vieux Philippe monta rapidement l’escalier.

Il frappa à la porte de Léonore, ayant soin de crier :

« C’est moi, signora… »

Léonore vint ouvrir.

« Que veux-tu ? » demanda-t-elle doucement.

En même temps, elle cachait dans son corsage un flaconminuscule.

Ce mouvement ne put échapper au vieux serviteur.

« Voilà ce que je redoutais ! », songea-t-il.

« Que veux-tu ? demanda encore Léonore, trèsdoucement.

– Signora ! Signora ? pourquoi avez-vous remisvos vêtements de jeune fille ! s’écria le vieillard enjoignant les mains.

– Est-ce là ce qui t’inquiète ?… Un caprice…

– Signora ! Signora ! pourquoi venez-vous decacher du poison dans votre sein ? »

Elle détourna la tête et, pour la troisième fois, demanda avecla même douceur :

« Que veux-tu ?…

– Signora… un homme est là, en bas, dans la salle à manger,qui veut vous parler…

– Un homme ?…

– Oui… quelqu’un que vous connaissez… un noble vieillardque jadis vous aimiez comme un père…

– Comme un père ! dit sourdement Léonore.

– Signora, si cinquante années de bons services passéesdans la maison Dandolo méritent une récompense, si vous n’avez pasoublié que je guidai vos premiers pas dans ce jardin, que vousfûtes toujours ma constante adoration, consentez à voir cet hommequi vous attend… »

Deux larmes coulaient sur ses joues ravagées par la vieillesseet les chagrins.

Une puissante émotion étreignit le cœur de Léonore.

« Soit ! dit-elle faiblement. Descendons… »

Qu’espérait donc le vieux Philippe en entraînant Léonore auprèsdu père de Roland ?

Avait-il surpris chez ce pauvre dément quelque lueur d’un réveild’intelligence ?

Léonore, au moment de descendre, demanda :

« Quel est cet homme ?

– Vous l’allez voir, signora », répondit Philippe ens’élançant.

Elle descendit plus lentement.

Elle avait revêtu le costume qu’elle portait la veille del’arrestation de Roland Candiano, costume conservé non seulementavec le soin qu’on accordait alors aux objets d’usage familial,mais encore avec toute la piété du souvenir.

Lorsque Léonore entra dans la salle à manger, elle vit un hommeseul, assis dans un fauteuil, le visage tourné vers la lumière.

Philippe avait disparu.

Léonore s’avança et reconnut aussitôt le vieux doge.

« Le père de Roland ! » murmura-t-elle.

Et tout d’abord, elle recula avec une sorte d’effroi.

« Non ! oh ! non ! balbutia la malheureusejeune femme. Je ne veux pas qu’il me voie… »

Mais tout aussitôt, elle se souvint que le doge avait subil’affreux supplice de l’aveuglement.

Alors elle s’avança doucement et contempla le vieillard.

Et elle songeait :

« Comme les années et le malheur l’ont peu changé !…Il me semble le voir encore tel que je le vis le soir où il vintici, dans cette salle même, et me prenant la main, me dit ensouriant : « Je ne pouvais souhaiter une fille plus belleni plus sage… » Comme j’étais heureuse alors ! Comme monpauvre cœur battait tandis qu’il me parlait ainsi !… Et puisil ajoutait que son fils ne parlait que de moi, qu’il en étaitcomme fou, et qu’il fallait le morigéner d’importance pour qu’ilvaquât à ses affaires au lieu de passer son temps à me faire desvers… Il me disait tout cela en riant… »

Léonore, à ce souvenir, se prit à sourire.

« Quel bon vieillard c’était !… Lorsque j’allais aupalais ducal, et qu’il m’admettait avec mon père à sa tablefamiliale, il ne voulait pas qu’il fût question d’étiquette ;lui-même me plaçait auprès de Roland, et il me grondait en riantpour l’appeler monseigneur, me disant que le titre de père dans mabouche lui paraissait bien plus beau. Oui, il rayonnait de bonté…Comme j’étais heureuse !… »

Et cette fois, ce fut un sanglot qui déchira sa gorge.

« Maintenant, c’est fini, murmura-t-elle… je vais mourir…mourir désespérée, seule, sans un regard d’affection autour demoi… »

« Qui est là ? » demanda tout à coup le vieuxdoge.

Il avait perçu le léger bruit du sanglot et, instinctivement,étendait ses mains en avant.

Léonore était demeurée immobile, frémissante, éperdue.

« Qui est là ? reprit le vieillard. Est-ce toi,Philippe ?… »

Léonore était dans une de ces minutes d’émotion suprême où l’onvit une vie anormale, où l’âme ballottée comme une épave perd lesens de la direction, où il semble que le cœur va éclater…

Elle allait se tuer.

Quelques minutes encore, et elle ne serait plus.

Déjà l’amertume de la mort était en elle.

Et ce besoin si absolu, si profondément humain, d’épancher sadésolation, s’empara d’elle.

Elle se laissa tomber à genoux, près du vieux Candiano, saisitsa main et, sanglotante, laissa parler sa douleur :

« Celle qui est là est une pauvre fille que vous ne voyezpas, mais que vous avez vue jadis, monseigneur doge… Vousrappelez-vous encore Léonore Dandolo ? Vous souvenez-vouscomme vos yeux brillaient et comme votre cœur se dilataitlorsqu’elle vous tendait son front ? Vous souvenez-vous qu’unjour vous avez dit : Cette enfant est née pour le bonheur… Ehbien, monseigneur doge, la malheureuse qui pleure à vos pieds,c’est Léonore Dandolo…

– Qui m’appelle doge !… Je suis donc le doge ?…Moi !… Quelle plaisanterie !… »

Léonore n’entendit pas ces paroles du fou.

Elle continua son lamento parmi des sanglots :

« Ô mon père ! Vous ne savez pas l’affreux malheur quis’est abattu sur moi… On a aveuglé vos pauvres yeux… Moi, on m’aaveuglé l’âme… On a brûlé vos paupières… Moi, on m’a broyé le cœuret on m’a défendu d’aimer… Vous ne savez pas le supplice atroce quecela est ! Aimer de toute son âme, et savoir qu’il me méprise,sans que je puisse lui prouver que je suis digne de lui. Ma seulefaute fut de vouloir sauver mon père… Oh ! monseigneur doge,c’est tout de même trop injuste, cela ! Je vais mourir, etavant de m’en aller à jamais, je veux vous crier mon innocence eten appeler à votre justice ! »

Le vieillard avait pâli. Ses mains tremblaient légèrement.

Il murmura :

« Qui pleure donc ainsi ?… Qui donc a assez souffertpour que de tels accents puissent déchirer des oreilleshumaines ?…

– Léonore, monseigneur doge, votre Léonore ! Celle quevous appeliez votre petite Léonore !… Léonore Dandolo… Vousl’avez donc oubliée[4]  ?…Quoi ! Encore cette douleur, alors que j’attendais pour mourirla bénédiction qui allait tomber de vos lèvres !

– Léonore !… Léonore Dandolo ! murmura le fou entâtonnant dans les ténèbres éternelles de ses yeux. Il me semble,en effet… oui… une belle fille… belle et sage… oui… j’ai dû laconnaître… Et vous dites que Léonore Dandolo a beaucoupsouffert ? »

La malheureuse eut un cri de désespoir farouche :

« Je dis qu’elle sanglote à vos pieds, et qu’elle semeurt ! Voilà ce que je dis, monseigneur doge ! Je disque le ciel et la terre sont des abîmes d’iniquité, puisque desinnocents peuvent être condamnés comme je l’ai été, puisque belle,jeune, éprise de vie, je suis poussée à la mort par le crime desautres !

– Léonore Dandolo ! murmurait le vieillard d’une voixétrange. Attendez… ne venait-elle pas jadis, il y a longtemps, bienlongtemps… dans un palais… près d’un canal… un palais plein de gensmagnifiques ?…

– Votre palais, monseigneur doge !… Quoi !auriez-vous donc souffert, vous aussi, au point de perdre lamémoire !… Ah ! que maudits soient les auteurs de tant demalheurs !

– Il est trop tard pour les maudire ! » grondaune voix rude, rauque, haletante.

Léonore se releva d’un bond, se retourna :

Altieri était devant elle !

Mais Altieri, poudreux, déchiré, le visage ensanglanté,terrible, les yeux convulsés, les cheveux en désordre, les musclesde la face tordus par d’effroyables passions déchaînées. Il fit unpas vers Léonore.

« Tu veux mourir ! rugit-il. Viens ! Mouronsensemble ! Mais avant de mourir, j’aurai tes baisers… tu serasà moi… »

Léonore recula.

En reculant, elle se heurta au vieux doge qui venait de sedresser tout debout, et qui la saisit dans ses bras.

« Ô mon père ! clama-t-elle, je veux mourir… mais nonsubir la honte de mourir avec lui… Protégez-moi !Défendez-moi ! Réveillez-vous, monseigneur doge !… À monsecours !… »

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