Les Amants de Venise

Chapitre 15LAISSER COURRE

Roland sortit du canal aux abords de la place Saint-Marc.L’exécution qu’il venait d’accomplir ne laissait aucun trouble dansson esprit. Chose étrange, ce duel épouvantable dans l’eau, cettemort terrible de son adversaire disparaissaient déjà de son esprit.Ce n’était qu’un incident dans la bataille qu’il avait entreprise.À peine sorti de l’eau, il se dirigea vers l’un des dix ou douzerefuges qu’il avait dans Venise, disséminés un peu partout, et sehâta de changer ses vêtements mouillés contre un vêtement decavalier.

Alors, il prit le chemin de l’île d’Olivolo, devenue levéritable centre de ses opérations.

Son entretien avec Gennaro l’inquiétait peu.

Il avait percé à jour l’âme de ce chef de police, et avaitacquis la conviction que Guido Gennaro ne tenterait pas del’arrêter avant un bon mois.

En effet, la cérémonie traditionnelle du mariage du doge Foscariavec l’Adriatique était fixée à un mois, et c’était ce jour-là quedevait éclater, en même temps que la conjuration, le coup de foudrelonguement préparé par Roland.

Coup de foudre qui devait frapper – du moins selon sesprévisions – Altieri, Dandolo, Bembo et Foscari, tous les quatreexpiant ensemble le crime qu’ils avaient combiné ensemble.

En passant devant Sainte-Marie-Formose, il fut rejoint parScalabrino. Ses propres douleurs disparurent, dans cette âmegénéreuse, devant la douleur qu’il voyait peinte sur le visage deson vieux compagnon…

« Quelles nouvelles ? demanda-t-il.

– Mauvaises, maître.

– Comment cela ? As-tu appris quelque chose ?

– Rien, maître, rien ! Et c’est cela qui me désespère.Impossible de retrouver la moindre trace de Bembo ou deBianca. »

Scalabrino poussa un profond soupir.

Roland méditait tout en continuant à avancer vers l’anciennemaison Dandolo.

« Soit ! dit-il enfin, puisqu’il n’y a rien dansVenise, nous allons battre les alentours ; je connais à peuprès les endroits où Bembo aura l’idée de se réfugier ; nouslaisserons un service de surveillance autour de son palais, et,tous tant que nous sommes, dès cette nuit, nous fouillerons lacampagne de Venise ; nous deux, nous partirons dans ladirection de Padoue, et quant aux autres… viens, je vais donner lesindications nécessaires.

– Puissions-nous arriver à temps ! fit Scalabrino.

– Deux cents cavaliers vont battre la campagne ; je tejure qu’avant trois jours la piste de Bembo sera retrouvée, et unefois que je tiendrai cette piste, sois tranquille… »

Ils arrivèrent à la maison et entrèrent.

Roland fut frappé par la vue de Gianetto, qui l’attendait.

« Que se passe-t-il chez l’Arétin ? »demanda-t-il, résolu d’ailleurs à abandonner pour cette fois lepoète.

C’était en effet Gianetto qui venait le prévenir toutes les foisque Pierre Arétin s’était mis dans quelque mauvaise passe. AlorsRoland prenait ses dispositions pour sauver le poète, selon sontraité qu’il exécutait scrupuleusement.

« Maître, dit Gianetto, le seigneur Arétin a voulum’envoyer à Trévise.

– Pourquoi cela ?

– Pour m’éloigner, parce que j’ai vu l’évêque entrer chezlui.

– Bembo ! s’écrièrent à la fois Roland etScalabrino.

– C’est moi qui l’ai introduit, dit Gianetto.

– Courons, maître, oh ! courons ! s’écriaScalabrino.

– Une minute ! fit Gianetto ; l’évêque étaitaccompagné d’une jeune femme… ou d’une jeune fille, je ne sais pasau juste. »

Roland et Scalabrino échangèrent un regard flamboyant de joie,et sans en demander davantage, s’élancèrent au-dehors.

Quelques minutes plus tard, ils étaient dans une gondole queScalabrino faisait voler sur les eaux.

Un quart d’heure après, elle s’arrêta devant le palaisArétin.

L’instant d’après, ils étaient tous les deux devant la porte.Elle était fermée !

Roland heurta rudement. Il entendit à l’intérieur un bruitd’allées et venues effarées : c’était l’Arétin qui, toujoursconvaincu qu’Imperia allait envoyer une vingtaine de spadassins àses trousses, prenait des mesures de défense.

Roland heurta plus fort.

« Ouvrez donc, par l’enfer ! » gronda-t-il.

Sa voix fut sans doute reconnue, car presque aussitôt, Roland etScalabrino entendirent le ferraillement des énormes verrousderrière lesquels Pierre Arétin se croyait à peine en sûreté.

Roland aperçut l’Arétin qui s’avançait à sa rencontre.

« Quoi ! c’est vous, maître !

– Où est Bembo ? demanda Roland d’une voix si rude quel’Arétin se mit à trembler et murmura à part lui :

– Ohimé ! Je tombe de Charybde en Scylla. Bembo,maître ?… »

Roland secoua le bras du poète :

« Pour chaque seconde perdue, je t’arracherai une dent àcoups de tenailles. Réponds, misérable ! Où est Bembo ?Où est Bianca ?

– Venez, gémit l’Arétin, mais le ciel m’est témoin qu’enleur donnant à tous deux l’hospitalité, je ne croyais pas encourirvotre colère. »

Il se mit à marcher rapidement.

À ce moment, il perçut un bruit de voix, un gémissement.

« Bianca ! Bianca ! rugit-il en poussantl’Arétin.

– Ici ! » répondit la voix de Perina, qui semontra aussitôt et du doigt désigna une porte.

Scalabrino se rua sur cette porte, et de ses puissantes épaulespesa sur elle.

Quelques secondes terribles s’écoulèrent, puis le bois vola enéclats, la serrure sauta, la porte s’abattit et les deux hommes seruèrent dans la chambre.

On sait l’affreux spectacle qui les attendait…

Le premier coup d’œil de Roland fut pour la fenêtre ouverte parBembo. Et cette fenêtre grande ouverte le fit tressaillir.

« Malédiction ! Il se sauve… ill’enlève ! »

Un sourd gémissement de Scalabrino le fit se retourner.

Alors, dans le coin le plus sombre de la pièce, il vit Biancaétendue. Près d’elle, le colosse était tombé sur ses genoux. Iln’osait ni la toucher, ni prononcer un mot.

Roland s’approcha vivement.

Tout de suite, il vit que Bianca était morte.

Ses poings se serrèrent, et de ses yeux levés au ciel, commepour jeter à la fatalité une malédiction suprême, deux larmesroulèrent. Il toucha Scalabrino à l’épaule.

Celui-ci leva la tête.

« Elle n’est pas morte, n’est-ce pas ? Oh ! ceserait atroce ! Oh ! maître, dites-moi qu’elle n’est pasmorte… Bianca ! ma fille !… Tu m’entends, n’est-cepas ?… C’est moi… c’est ton père… Oui, ton père. Regarde-moi,ouvre les yeux seulement… Si tu trouves que je ne mérite pas d’êtreton père, si cela ne te convient pas d’être ma fille, je m’en irai…mais ouvre tes yeux un peu, pour me voir, toi qui n’as jamais vuton père… Je ne le savais pas, moi ! J’avais une fille, laplus belle de Venise, la plus pure, et je ne le savais pas. Mais jesais maintenant… Et comme ma vie a changé du jour où je l’aisu ! je n’ai plus pensé qu’à toi… toi, mon enfant… mafille !… Quoi ! morte !

« Je ne suis réuni à elle que pour la voir morte !Allons donc ! Elle vivra, vous dis-je ! Bianca !…Écoute-moi, puisque je suis ton père… regarde-moi un instant, unseul instant… »

Roland secoua l’épaule de son compagnon avec rudesse.

« Debout, dit-il d’une voix rauque, debout, moncompagnon !

– Donc, bégaya le géant, elle est morte !

– Morte ! » dit Roland avec une solennitéd’accent qui fit que tous, l’Arétin, la Margherita et la Paolina,et toutes les Arétines accourues, et derrière elles, les valets,tous courbèrent la tête.

Perina sanglotait doucement.

Pierre Arétin se mordait les lèvres jusqu’au sang.

« Maître, dit-il humblement, j’ose espérer que…

– Silence ! » répondit Roland de cette même voixsolennelle.

Scalabrino s’était levé. Il ne pleurait pas. Mais ses yeuxs’étaient comme injectés de sang.

« Morte ! répéta-t-il… Maître, il ne me reste doncplus qu’à mourir moi-même.

– Tu vivras, dit Roland.

– Que voulez-vous que je fasse à présent ?…

– La venger !

– La venger ! murmura sourdement Scalabrino, dontl’œil, un moment, flamboya pour s’éteindre aussitôt.

– Retrouver le misérable qui a tué ta fille, et lui rendresouffrance pour souffrance, mort pour mort…Viens !… »

Il saisit Scalabrino par un bras et l’entraîna.

Le colosse se laissa faire comme un enfant.

Mais sur le seuil de la porte, il eut une résistance et tournala tête vers le cadavre de Bianca.

« Tu veux donc que Bembo nous échappe ! gronda Rolandet qu’arrivés trop tard pour sauver ta fille, nous arrivions troptard pour la venger ! »

Ces mots galvanisèrent Scalabrino. Une malédiction éclata surses lèvres, ses poings fermés se levèrent dans un geste de menace,et, entraîné par Roland, il se précipita hors du palais Arétin.

*

* *

Dehors, l’immense étonnement de Scalabrino se fondit. Cettesorte de stupeur hébétée qui l’avait d’abord paralysé se dissipa.Une furieuse colère contre l’injustice du destin lui fit rugir desparoles insensées… puis ses sanglots éclatèrent. Il voulait rentrerdans le palais, la revoir une dernière fois, se convaincre quel’horrible vérité n’était pas une illusion de cauchemar, maisRoland l’entraînait toujours…

Roland n’avait qu’un indice : la fenêtre laissée ouvertepar Bembo qui donnait sur une ruelle qui aboutissait au canal.

Ce fut donc sur le canal qu’il porta ses investigations,toujours entraînant ce géant qui pleurait comme un enfant.

Sur le canal, à la nuit venue, les gondoles étaient rangéesméthodiquement, flanc à flanc, amarrées à des poteaux enfoncés dansl’eau. Roland se mit à marcher le long de la ligne des quais,inspectant les gondoles, avec la prescience que Bembo avait dû ledeviner puisqu’il avait fui !… et qu’il avait dû, toutd’abord, songer à quitter Venise.

Tout à coup, il vit une place vide.

Il sauta dans la gondole voisine, et souleva les rideaux de latente :

« Malédiction ! Personne !

– Ohé ! mon cavalier, fit une voix qui venait d’unebarque. Vous cherchez une gondole pour une promenade au clair delune ? »

Roland, sans répondre, enjamba les cordages, se trouva en facedu marinier qui venait de parler, sortit son poignard etdit :

« Ce poignard dans ton ventre si tu mens d’unesyllabe ; cent écus d’argent si tu dis la vérité. Quechoisis-tu ? »

Au ton de la voix, le marinier comprit qu’il ne s’agissait pasd’une plaisanterie, et instantanément son choix fut fait.

« Je choisis les cent écus, par la Madone.

– Bien. La gondole qui manque… là… depuis quand est-ellepartie ?

– Dix minutes à peine. Je m’apprêtais à m’endormir sous matente, et je l’ai vue faire force de rames.

– Qui emmène-t-elle ?

– Un homme seul, habillé en cavalier, avec un manteaunoir.

– D’où venait l’homme ?

– De là ! fit le marinier en étendant le bras vers lepalais Arétin…

– Cet homme… avait-il l’air tranquille ?

– Tranquille ? Comme un sanglier qui entend lameute ! Il se retournait à chaque pas, et s’est jeté sous latente comme s’il eût eu tous les sbires de Venise à sestrousses.

– C’est lui !… tu entends, c’est lui ! » ditRoland.

Scalabrino fit un signe de tête. Roland reprit :

« Où la gondole allait-elle ?

– Vers la lagune.

– Te charges-tu de la rattraper ?

– On peut essayer !

– Embarque ! » fit Roland.

Scalabrino qui était demeuré sur le quai embarqua. Le marinierréveilla deux matelots qui dormaient dans les gondoles voisines, etbientôt l’embarcation se mit à voler sur les flots.

Scalabrino et Roland avaient pris place sous la tente, soit pourne pas gêner la manœuvre, soit que Roland eût à parler à soncompagnon.

Il lui parla, en effet, pendant la traversée, tenant ses mainsdans les siennes, lui versant les consolations, sans doute, que soncœur trouvait et que le géant écoutait en continuant de sangloterdoucement.

Roland s’éloignait de Venise en un moment terrible.

Non seulement Léonore pouvait être menacée encore sans qu’il fûtlà pour la sauver encore, mais cette absence pouvait faire avortertous les projets de Roland.

Mais pas un instant, il ne songea à renoncer à la poursuitequ’il entreprenait.

Comme la gondole allait atterrir, Roland sortit de la tente etalla se poster à l’avant.

« La terre est là ! dit bientôt le marinier.

– Comment n’avons-nous pas rencontré la gondole que nouspoursuivons ?

– La lagune est large. Nous l’avons traversée en lignedroite ; ils ont pu obliquer à gauche ou à droite… Mais non…tenez…

– Silence, dit Roland, j’ai vu. »

À cent brasses, les vagues déferlaient : le rivage étaitlà ; et, dans l’obscurité, Roland venait d’apercevoir un feupâle.

« Nagez ferme ! » commanda-t-il.

Quelques minutes plus tard, Roland et Scalabrino sautaient àterre. Et là, sur le rivage, deux ou trois mariniers apparurent.Roland se dirigea vers eux.

« Que faites-vous là ? demanda-t-il d’un tond’autorité.

– Excellence, répondit l’un des mariniers, nous attendonsque le vent s’abatte un peu pour regagner Venise.

– Qu’est devenu l’homme que vous avez conduit ici ? Unhomme vêtu en cavalier, manteau noir ? Répondez ! Il y vade la vie. »

Les mariniers se consultèrent du regard : sans doute, ilsvirent qu’ils n’étaient pas de force à résister, car le patronreprit :

« Ma foi, l’homme dont vous parlez nous a grassement payéspour lui faire passer la lagune, mais il ne nous a pas payés pournous taire…

– Et moi je paie quand on parle », dit Roland entendant une pièce d’or au marinier qui se courba en deux, et, toutà fait convaincu de la force des arguments de son interlocuteur,ajouta :

« L’homme en question a pris par là, tout droit. »

Il étendait la main dans la direction de Padoue.

« Il y a longtemps ? fit Roland.

– Cinq minutes.

– L’avez-vous reconnu ?

– Non, Excellence. »

Roland comprit que le marinier avait dit tout ce qu’il pouvaitdire, et qu’il n’en tirerait pas un mot de plus.

Il se tourna vers le gondolier qui l’avait amené et qui avaitsauté à terre en même temps que lui.

« Peux-tu me fournir de quoi écrire ? »

L’homme entra dans la gondole, fit signe à Roland de le suivre,décrocha le fanal de l’avant, et pénétra sous la tente. Là, ilouvrit une sorte de layette ou petite armoire adaptée sous labanquette ; elle contenait deux ou trois flacons de vin, dupain, du poisson salé, et, en outre, une écritoire.

Roland s’assit et se mit à écrire, tandis que le gondolierl’éclairait. Quand il eut fini, il plia le papier, et n’ayant pasle cachet ni de cire, demeura embarrassé.

« Sais-tu lire ? » demanda-t-il brusquement enmettant sa lettre sous les yeux du gondolier, tandis que son regardle dévisageait attentivement.

L’homme secoua la tête.

« Alors, fais lire par un de tes hommes.

– Ils en savent autant que moi, Excellence. »

Roland eut un soupir de satisfaction. Il savait maintenant qu’ilpouvait confier sa lettre sans qu’elle fût lue.

« C’est, dit-il, que je ne retourne pas à Venise, et que jen’ai pas sur moi les cent écus que je t’ai promis. »

Le gondolier eût pu lui répondre qu’il lui avait semblé entendretinter de l’or en quantité dans la ceinture de Roland lorsquecelui-ci avait tendu à son confrère de la gondole voisine une piècequi devait être un beau ducat.

Mais ce gondolier était un homme de bon sens qui se dit aussitôtque son passager, capable de donner un ducat pour un simplerenseignement en apparence insignifiant, était incapable de ne paslui tenir parole quant aux cent écus.

« J’ai confiance en vous, dit-il simplement. Vous mepaierez à votre retour.

– Non ; la lettre que voici est un ordre de te payer,non pas cent écus, mais cent vingt. C’est pour cela que je voulaiste la faire lire.

– C’est comme si je l’avais lue, puisque Votre Excellenceme dit ce qu’elle contient. »

Pensif, Roland fit un signe de tête approbateur. Mais un nouveausoupçon traversa son esprit.

« Puisque tu ne sais pas lire, dit-il, en dévisageant ànouveau le gondolier, c’est donc que tu ne sais pasécrire ?

– En effet, Excellence, fit en souriant le dignemarinier.

– D’où vient donc que tu emportes une écritoire dans tagondole ?

– C’est bien simple, Excellence. Vous avez sans douteremarqué que je stationne à deux pas du palais Arétin. »

Roland tressaillit et son regard se fit plus aigu pour fouillerla physionomie du marinier.

« Eh bien ? fit-il. Qu’a de commun le palaisArétin…

– Eh bien, il arrive souvent que l’Arétin, qui est trèsménager de sa belle gondole, emploie la mienne pour sepromener.

– Ah ! ah !…

– La première fois que cela est arrivé, il m’a demandé toutà coup une plume, de l’encre et du papier ; nous étions enplein Lido ; et comme je n’avais rien de ce qu’il medemandait, il se mit à jurer comme un vrai païen, en criant que jelui faisais manquer une magnifique inspiration et qu’il perdaitplus de mille écus par ma faute. Depuis ce temps, j’ai toujours uneécritoire près de mon vin, et s’il faut tout dire, le seigneurArétin fait autant usage de l’un que de l’autre. »

En un autre moment, Roland eût peut-être souri du naïf récit dubrave gondolier.

« C’est bien, dit-il. Voici la lettre. Tu sais ce qu’ellecontient, et combien elle est précieuse pour toi.

– Pas de danger que je l’égare… et encore moins de dangerque je la lise. Tenez, Excellence, lors même que je saurais lirecomme l’évêque lui-même (le gondolier ne s’aperçut pas que soninterlocuteur pâlit), vous pourriez être tranquille.

– Allons, pars donc à l’instant et fais en sorte que cettelettre soit remise par toi-même, avant l’aube, à celui à qui elleest destinée.

– Et qui s’appelle ?

– Pierre Arétin. Tu le connais ; donc pas d’erreurpossible.

– Il n’y en aura pas. Avant le jour, maître Pierre Arétinaura la lettre.

– Et il te comptera cent vingt écus d’argent », ditRoland qui, en même temps, redescendit à terre.

Le gondolier fit aussitôt ses préparatifs de départ, et Rolandvit bientôt disparaître dans la nuit l’embarcation qui l’avaitamené.

Quant à l’autre – celle qui avait amené Bembo, il la retintpendant une demi-heure en interrogeant son patron sur des sujetsquelconques ; si bien que ce gondolier, qui n’était pas plusbête que son camarade, finit par lui dire :

« Excellence, vous m’avez donné un ducat pour un mot ;si vous m’en donnez un autre, je vous jure sur le Christ et saintMarc que je ne m’en irai pas d’ici avant le jour. »

Roland lui en donna deux, et désormais tranquille, se tournavers Scalabrino, qui avait assisté à toute cette scène avec unesombre indifférence. Il le prit par le bras, et tous deuxs’enfoncèrent dans les terres, vers Padoue.

*

* *

Quant à ce que contenait la lettre écrite par Roland, quantaux instructions, aux recommandations ou aux ordres qu’il donnait,nous ne tarderons pas à le savoir.

*

* *

À Padoue, Roland retrouva la trace directe de Bembo. Il fitexactement ce qu’avait fait l’évêque-cardinal ; c’est-à-direqu’il acheta une bonne monture pour lui et son compagnon, et se mitaussitôt en route.

De Padoue à Ferrare, et de Ferrare à Bologne, il suivit lefugitif, sans presque perdre le terrain, excepté le temps qu’il luifallait pour interroger, s’orienter, retrouver la piste quand ellevenait à lui manquer.

Il arriva à Firenzuola deux heures après Bembo et commel’auberge où il s’était arrêté était la seule du village, il futcertain d’obtenir tous les renseignements qu’il voulait.

Tout en mangeant le maigre dîner qu’on leur avait servi, il fitdonc causer l’hôte. Dès les premiers mots il acquit la convictionque Bembo était dans l’auberge. Il échangea un rapide regard avecScalabrino comme pour lui dire :

« Tiens-toi prêt ! Nous le tenons ! »

Le voyage, la rapidité de la course, les multiples incidents quinaissent à chaque pas de cette poursuite et que nous ne rapportonspas de peur de lasser la patience du lecteur, tout cela avaitproduit l’effet ordinaire sur l’esprit de Scalabrino.

La haine devenait plus forte que la douleur.

Lorsqu’il apprit soudainement par l’entretien de l’hôte et deRoland qu’il tenait enfin l’assassin de sa fille, il poussa unvaste soupir, et se leva brusquement de la table où il étaitassis.

Roland le contint d’un regard, et acheva son repas avectranquillité. Le repas achevé, il dit à l’hôte :

« Mon compagnon et moi, n’aimons pas beaucoup à êtredérangés la nuit. Or, il y a des voyageurs qui ne se gênent paspour faire du bruit, vous le savez. Le cavalier qui est arrivéavant nous…

– Oh ! un seigneur bien tranquille, je vous jure.

– Possible ; mais mettez-nous loin de sa chambre. Oùest-il, lui ?

– Là » fit l’hôte en baissant la voix.

Il désignait une porte donnant sur la salle commune.

Roland eut ce rapide battement de cils qui, chez lui, indiquaitune colère ou une inquiétude.

Son plan avait été d’attendre que l’hôte fût couché et depénétrer sans esclandre chez Bembo. Mais lorsque l’aubergiste luieut indiqué la porte, il reconnut aussitôt cette évidence :qu’il était impossible que Bembo ne l’eût pas entendu.

Alors, il se leva, et faisant signe à Scalabrino, il dit àl’hôtelier :

« Au surplus, il faut que je parle sur-le-champ à cecavalier ; veuillez frapper à la porte.

– Mais… » commença l’aubergiste abasourdi.

Scalabrino ne lui laissa pas le temps d’achever ; il lesaisit par un bras et l’entraîna devant la porte. L’aubergistetremblant obéit alors et frappa. Aucune réponse ne vint.

« Enfonce, dit Roland.

– Arrêtez ! s’écria l’aubergiste, on peut entrer sansrien détériorer, venez. »

Roland fit signe à Scalabrino de demeurer en surveillance où ilse trouvait, et lui-même suivit l’hôte qui le conduisit dans lacour de derrière.

La porte-fenêtre laissée ouverte par Bembo frappa aussitôt leregard de l’aubergiste qui se précipita dans la chambre.

« Parti ! gémit-il ; parti sanspayer !… »

Mais aussitôt il fit réflexion qu’il eût dû entendre ouvrir laporte charretière, et courut à l’écurie où la vue du cheval et duharnais changea instantanément son désespoir commercial enjubilation.

Roland se rendit compte des pensées de Bembo. Évidemment lecardinal l’avait entendu et avait fui à pied. Il rentra pensif dansla salle commune.

« Eh bien ? fit Scalabrino.

– Enfui… à pied.

– Courons, il est à nous !

– Inutile. Le cardinal est à pied. Son itinéraire de Veniseà Firenzuola m’indique aussi sûrement que s’il me l’avait expliquéle but de sa course. Bembo va à Rome. Voici ce qu’il va faire. Ilva, à pied, traverser la montagne, puis gagner Florence, et, parSienne, la campagne romaine. Nous le retrouverons donc, soit àFlorence, soit à Sierra, soit à Rome.

– Pourquoi ne pas le saisir dès cette nuit ? fit lecolosse dont la voix tremblait légèrement.

– Parce qu’il vaut mieux ne l’atteindre qu’à Rome.

– Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Bembon’est pas parti seul de Venise. Je veux voir… »

Ils passèrent donc la nuit dans l’auberge de Firenzuola, etfranchirent l’Apennin le lendemain ; ils passèrent ensuite parFlorence et Sierra. Puis ils contournèrent le lac de Bracciano etparvinrent enfin à l’auberge de la Fourche le soir du onzième jourde leur voyage.

À la Fourche, Roland sut que Bembo ne les précédait que d’unquart d’heure. Le soir même, ils entraient dans Rome…

*

* *

« Maître, dit Scalabrino, lorsqu’ils furent installées dansune chambre de modeste auberge, savez-vous que ce cardinal est unrare sacripant ? »

Roland interrogea des yeux le rude compagnon qui parlait ainsi,avec d’étranges sonorités dans sa voix.

« Savez-vous, reprit Scalabrino, qu’il a vraiment méritéquelque effroyable châtiment comme on dit qu’en a imaginé pour lesdamnés un poète qu’on appelle Dante ? »

Roland sourit. Cette fois, il comprenait où son compagnonvoulait en venir. Il se croisa les bras, pencha sa belle têtepensive sur sa poitrine et parut écouter avec une profondeattention.

Seulement, il murmura d’une voix sourde qui eût fait frissonnerScalabrino s’il eut entendu.

« Dante lui-même eût reculé d’horreur devant le suppliceque j’imagine, moi ! »

Scalabrino arpentait la chambre à pas saccadés. Parfois unsanglot convulsait sa figure et, à d’autres moments, ilrugissait.

« Savez-vous, reprit-il en serrant ses poings énormes,tandis que ses yeux s’injectaient de sang, savez-vous que cet hommefut l’inspirateur du crime qui rendit votre père aveugle etfou ?… »

Roland se tut.

« Savez-vous qu’après s’être fait le bourreau de votrepère, il infligea à votre mère la mort la plus affreuse, la mortpar la misère et la faim… et que, las de la torturer, il acheva del’assassiner en inventant votre mort ?… Savez-vous que, parlui, vous avez souffert, pleuré, sangloté au fond des puits tout cequ’un homme peut souffrir, pleurer et sangloter ? »

Il ne regardait pas Roland. Il parlait pour parler. Il étouffaitet écumait. Roland paraissait ne pas entendre.

« Savez-vous qu’il s’est emparé de ma fille, repritScalabrino, savez-vous qu’il l’a pourchassée comme le tigrepourchasse une gazelle, et que cette enfant, cette pure et nobleenfant dont un seul regard eût désarmé le bourreau, cette enfant,ma fille, maître, ma fille, mon sang, ma vie… »

Le colosse s’assit sur un fauteuil, saisit sa tête à pleinesmains et sanglota. Roland alla à lui, et lui mit la main surl’épaule.

Scalabrino redressa la tête.

« Achève, dit froidement Roland.

– Je voulais vous dire ceci : que cet homme, assassinde votre père, assassin de votre mère, assassin de ma fille, jel’ai condamné, moi ! Et que cette nuit même, les deux mainsque voilà…

– Non ! dit nettement Roland.

– Non ? fit Scalabrino avec une sorte de révolte. Quevoulez-vous dire ?

– Que l’homme dont tu parles ne doit pas mourir purement etsimplement ; et qu’il faut pour le raffinement de cette âmemonstrueuse un supplice raffiné…

– Et ce supplice ? » haleta Scalabrino.

Roland eut un nouveau sourire livide. Cette fois Scalabrino levit. Et ce sourire lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Roland lui dit alors :

« Attends-moi ici. Une heure, deux heures peut-être. À monretour, que je trouve un carrosse de voyage, prêt à partir, unsolide carrosse, tu m’entends, avec deux bons chevaux. »

Scalabrino fit signe qu’il obéirait, et Roland, s’étantenveloppé dans son manteau, sortit de l’auberge.

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