XXIV
– Tu as demandé à me parler, machérie ? J’en suis content. Cela prouve que tu te sensmieux.
M. de Salinis s’était penché surAnne-Marie pour lui baiser le front. Mais il l’effleura à peine. Ilmontait de ce lit une odeur de fièvre mêlée au relent d’une eau deCologne, plus légère que le parfum dont la jeune femme se servait.Il s’écarta avec un secret dégoût. Ce n’était pas tant cesémanations morbides par elles-mêmes qui l’affectaient que l’idéequ’elles pussent émaner d’Anne-Marie, de cette enfant dont il avaittoujours été fier, dont il avait aimé la grâce, la jeunerobustesse, cette apparence un peu apprêtée qui lui donnait l’airde ne pas appartenir à la vie de tous.
Maintenant il la regardait maussadement, avechostilité ; il lui en voulait sans s’en rendre compte d’avoirremplacé l’image qu’il avait d’elle par le tableau presquerépugnant qu’elle lui offrait.
« J’ai toujours su que la vie, ce n’étaitque ça, pensa-t-il. Et je n’ai jamais voulu me l’avouer… Commenta-t-on la force de supporter tant d’ignominies ? »
Le fumier s’entasse au pied des fleurs :d’affreux insectes les souillent ; elles se flétrissent etressemblent à des loques qui pendent, à des haillons, mais leurdéchéance n’est pas individuelle. Ce n’est qu’un symbole deruine ; pas une ruine véritable et sans retour.
– Je me suis sentie mieux en meréveillant, en effet, dit Anne-Marie. Beaucoup plus calme surtout…Ces cauchemars au milieu desquels je vis, quelle horreur !
– Tu vas guérir, dit avec unecomplaisance presque servileMme de Villesaison qu’Anne-Marie avait faitappeler aussi.
– Ce n’est pas sûr…
Un pauvre sourire déchirant essaya de se fixersur le visage décharné de la malade.
– Je me sentais bien mal depuislongtemps, mais, quand j’avais mon sang-froid, je me disais :« Cela va encore, puisque l’abbé Croissant n’est pasvenu… » – Ni toi, ma tante, ajouta-t-elle. Maintenant j’ai vul’abbé Croissant, je me suis confessée… Alors…
– Une précaution est toujours bonne àprendre, s’écria impétueusementMme de Villesaison, que son frère regardaitavec une narquoiserie amère. Ce n’est pas ça qui vous fait allerplus mal, au contraire.
– Vous le voyez, dit Anne-Marie, avec uneexpression ambiguë. Mais si j’allais plus mal, je voudrais avoirpris, moi aussi, certaines précautions.
Sa voix se brisa soudain. Son visage secontracta. Elle parut faire un grand effort sur elle-même.
Inès et Henriette la regardaient, convoquéespar Mme Rouzeau, sur l’ordre de la malade.
– Gilbert !
Chasteuil vint jusqu’au lit et prit la main desa femme.
– Je ne peux pas penser que je tequitterai, mais s’il le faut…
Elle se tourna vers sa famille :
– C’est un enfant. Il ne peut pas resterseul. On doit s’occuper de lui tout le temps. Si je venais à luimanquer, que deviendrait-il ? Accordez-moi ce que je vousdemande. Il y a quelqu’un ici qui a pour Gilbert une affectionfraternelle, un dévouement…
Il y eut un silence pesant. Anne-Mariecherchait sa respiration. Elle avait parlé très bas.
– Que dit-elle ? murmura à son frèreMme de Villesaison, qui avait l’oreilledure.
M. de Salinis ne répondit pas. Ilsentait se former dans l’air un tourbillon tragique.Instinctivement, Inès avait fait un pas en avant. Son père setourna vers elle ; il regarda battre très vite l’artère quisaillait légèrement à son cou. On apercevait à peine Henriette,dissimulée derrière le groupe.
– Henriette, je te demande d’épouserGilbert si je dois mourir…
À ce moment, M. de Salinis vitdistinctement le regard d’Anne-Marie chercher celui d’Inès, et ladurée d’un éclair, ce regard exprima un haineux et âpre triomphe,une joie perfide, quelque satisfaction monstrueuse. Puis son visages’éteignit de nouveau, comme si l’effort arraché au corps par cespasme de l’âme avait épuisé la malade.
Derrière sa sœur, M. de Salinissaisit le bras d’Inès et le serra convulsivement ; elle étaitdevenue si pâle qu’il eut peur de la voir s’évanouir. Henriettes’était avancée, avec la plus fausse modestie, un air gauche depetite fille qui vient sur l’estrade recueillir un prix auquel ellene croyait pas.
– Anne-Marie, cria-t-elle, à quoipenses-tu ? Mais tu vivras…
– J’y compte bien. Mais si les chosestournaient mal… Gilbert, Henriette, jurez-moi de vousunir !
Trois jours plutôt, Gilbert aurait peut-êtrerefusé de s’engager, il aurait cherché une échappatoire, il aaurait atermoyé au risque de se montrer cruel. Mais la situationn’était plus la même. L’essentiel, n’est-ce pas, n’était-il pasd’adoucir les dernières heures de sa femme ?
Il baissa la tête. Inès attendait sa réponseavec le désarroi intime, l’impatience, le paroxysme de terreurqu’éprouve le criminel quand le jury, qui vient de statuer sur soncas, réapparaît au tribunal, après sa délibération.
– Anne-Marie, murmura-t-il, cettecérémonie publique, ce serment, c’est si peu dans toncaractère…
On entenditMme de Villesaison murmurer comme au théâtrequand quelqu’un a mal compris une réplique :
– Qu’a-t-il dit ?
– Je voudrais mourir en paix, murmuraAnne-Marie. Donnez-moi au moins cette tranquillité d’esprit.
Elle fit un geste vers Gilbert :
– Je ne veux pas te laisser seul, monchéri. Henriette c’est…
Un nouvel accès de toux la déchira ; elleparut mourir. D’une main impérieuse, elle exigeait encore. Onl’entendit s’arracher littéralement de la gorge les motscruels :
– Jurez !… Jurez !
Ils jurent. Elle eut encore un faible sourireet parut calmée.
– Maintenant, allez-vous-en tous. Je veuxrester avec Mme Rouzeau.
Tout le monde se retira en silence, avec unvisage figé. Quelques mètres plus loin,Mme de Villesaison explosa :
– Quel courage : Quelleprévoyance ! Quel dévouement ! C’est admirable !Voilà la fin d’une vraie chrétienne, de la femme forte del’Évangile !
– Je t’en prie, ditM. de Salinis, exaspéré, épargne-nous cescommentaires…
– Mais il me semble cependant que mesparoles n’ont rien que d’élogieux ; je dirai mieux :d’enthousiaste…
– Tu oublies qu’il s’agit de la mort dema fille, dit M. de Salinis.
Mme de Villesaisongrommela quelque chose et disparut. M. de Salinisaccompagna Inès jusqu’à sa chambre et y entra avec elle.
Elle s’assit dans un fauteuil et demeuraimmobile. Debout à la fenêtre, il regardait les nuages sur la mer.Comme ils volaient vite ! Ah ! que faire en un monde à cepoint condamné !
– Je n’aurais jamais cru ta sœur à cepoint vindicative, dit-il soudain.
– Autrefois, dit Inès, elle détestaitHenriette… Mais elle n’a pas su qu’Henriette était amoureuse deGilbert…
– Que lui importe ! Gilbert n’estpas amoureux d’Henriette.
– Gilbert n’a aimé personne, dit âprementInès ; ni Anne-Marie, ni Henriette, ni moi. Il n’aime que lui,ses aises, sa vanité.
– Il se peut que tu aies raison. Maisalors, que va-t-il se passer ?
– Père, laissons cela. Anne-Marie n’estpas morte. Gombert espère encore la sauver. Si elle vit, noustrouverons tout cela bien ridicule. Et la pauvre Henriette sera laplus attrapée. En attendant, nous parlerons de ces choses, mieuxcela vaudra.
Inès s’était assise devant son miroir ;elle brossait lentement ses cheveux, qu’elle avait bouclés, châtainclair, avec des mèches plus sombres. Elle avait toujours pris unplaisir particulier à brosser ses cheveux ; c’était uneoccupation mécanique qui engourdissait sa pensée ; elle voyaitses mèches s’allonger, se lustrer, devenir à la fois dociles etbrillantes. Le miroir lui renvoyait son image, la même qu’elle yprojetait une heure avant, quand Delphine lui avait dit queM. de Salinis voulait rendre visite à la malade avecMlle Inès. Et voici une autre femme, une femme quiavait perdu sa dernière espérance. Elle avait donc souhaité la mortd’Anne-Marie ! La conduite de sa sœur la dépouillait de toutehypocrisie. Eh ! mon Dieu, au fond, elle avait pensé cela. Etmaintenant, tout était fini… Tout ? Anne-Marie vivrait ;rien ne serait changé. Après ce scandale, elle exigerait le départde Gilbert et de sa femme ; son père l’appuierait ; ilsiraient habiter ailleurs. Elle verrait plus librement Gilbert quandAnne-Marie ne serait plus là à l’épier. Désormais elle aurait unenouvelle espérance : la guérison de sa sœur.
– Descendras-tu dîner en bas, cesoir ? demanda M. de Salinis.
– Mais oui. Pourquoi pas ? Il n’y arien de changé. Et toi ?
– Oh ! non ! Tu le sais :ces émotions me tuent. Revoir dans ces conditions Gilbert etHenriette, entendre les stupidités de cette malheureuse Emma… Non,je n’en ai pas la force. Je vais prendre du véronal et tâcher dedormir !
– Pourquoi as-tu prévenu ta sœur si ellet’agace à ce point ?
– C’est Henriette qui l’a exigé.
– Henriette ? Pourquoi faire ?Elle a sans doute prévu qu’Emma ferait l’impossible pourqu’Anne-Marie se confessât et comprit ainsi à quel point elle étaiten danger…
– Henriette n’a pas tant de venin.
– C’est possible ; je ne sais riend’elle, ni toi non plus.
Inès avait écrasé de la poudre rose sur sesongles et les frottait vigoureusement, avec le polissoir. Son pèrela regardait agir avec stupeur. Il s’attendait à une scène delarmes. Les gens sont toujours surprenants.
– Tiens-tu à paraître particulièrementbelle ce soir ?
– Je ne veux pas qu’on me prenne pour unevictime. Du moment que je suis hors jeu, je me sens libre.
– Hors de jeu ? Inès, comme tut’exprimes !
– J’ai horreur des scènes de chantage.Anne-Marie en a fait une tout à l’heure. J’estime que cela me donnele droit de reprendre ma liberté.
– Quelle liberté ?
– Celle de dire ce que je pense et d’agircomme je l’entends. Depuis trois mois, je suis tyrannisée parAnne-Marie. Non seulement elle m’a chassée de chez moi, mais encoreelle entend disposer de mon avenir.
– Elle en a disposé, Inès. C’estfait.
Les larmes parurent dans les yeux de la jeunefille, avec une expression égarée. La scène de désespoir étaitproche. M. de Salinis devina l’extrême tension d’Inès,son refus d’accepter l’irréparable. Un mot pouvait briser cettearmature orgueilleuse, ramener l’amazone à l’esclave de sesnerfs.
– Je crois comme toi, dit-il légèrement,que cette scène aura fait le plus grand bien à ta sœur. Elleretrouva plus de forces pour guérir.
Inès, calmée, s’était remise à polir l’onyx deses doigts. De nouveau, debout à la fenêtre,M. de Salinis regardait la mer. Les nuages montaienttoujours, comme projetés du fond de l’horizon par un monstrueuxsouffleur de nuées qui ne connaissait pas la fatigue.
– Si Anne-Marie ne guérit pas, Inès, nousregretterons tout ce que nous venons de dire.
– Si Anne-Marie guérit, elle regretterala cérémonie absurde à laquelle elle nous a conviés.
– Ne sois pas aussi dure, Inès !
– Veux-tu que je pleure sur ma sœur, sursa tendresse vigilante ?
– Elle est bien mal…
– Je la pleurerai quand elle sera morte.Aujourd’hui, elle est encore bien vivante et sa haine témoigne desa vigueur. Je ne me sens pas, ce soir, d’humeur à m’apitoyer surelle, ni sur moi, ni sur personne. Et puis, à quoi bon tant deparoles ? De toute façon, les jours qui vont venir nousdemanderont un rude effort.
Elle regarda ses ongles ; ils brillaientcomme des lamelles de quartz rose. M. de Salinisl’embrassa sur la tempe et regagna sa chambre.