Les Visiteurs

XXX

Un bourdonnement discret et monotone montaitdu jardin. Inès souleva le rideau de la fenêtre et regarda laterrasse. Les gens arrivaient peu à peu, une grande foule devisiteurs. Les uns se réunissaient par groupes, les autres sepromenaient seuls, puis s’arrêtaient dans l’espoir d’apercevoirquelqu’un avec qui ils pussent causer. Pourquoi la mortattirait-elle tous ces hommes, dont beaucoup connaissaient à peineM. de Salinis ou Gilbert ? Mais, partout où elle seprésente, il se forme comme une coagulation d’intérêt, decuriosité, qui ressemble à un léger vertige. On s’approche d’elleavec crainte, mais on voudrait cependant savoir ce qu’ellereprésente, en quoi elle consiste. On se demande aussi quellefigure font dans la mort tous ceux dont on a vu le visage dans lavie et on a le désir de les comparer l’un à l’autre.

Cette tentation anxieuse, perverse et un peumorbide, ne disparaît que pendant les guerres, parce que chacun s’yest trop brusquement rapproché de son propre cadavre pour prendreplaisir à s’interroger sur cette dernière aventure.

De loin en loin, Inès apercevait un cousin, unconfrère de Chasteuil. Voûtée, ramenant son visage vers le sol,sous une petite capote noire fleurie de violettes passées, lavieille amie de sa mère monta lentement l’allée de platanes. Puisce fut Manuel Bérage mal à l’aise dans son vêtement noir, suivid’une Yolande congestionnée et visiblement désolée d’avoir dûinterrompre sa vie paresseuse et gourmande pour cette corvée.Mme Lermentières lui parlait en faisant beaucoup degestes.

Inès se rejeta en arrière. Sous aucunprétexte, elle ne voulait être aperçue de Manuel qu’elle refuseraitcertainement de recevoir.

Le bruit des conversations se faisait de plusen plus net, de plus en plus bruyant. Personne ne pensait àAnne-Marie ; personne ne songeait que la vie, cette reine dessortilèges, s’était à jamais retirée de ce beau corps, qui devraitsubir les répugnants outrages de la nuit sans retour.

Les rayons du soleil se coulaient doucementsur des feuilles jaunes, ou couleur de tabac, ou légèrement rougiessur les bords. Le ciel avait ce flottement d’azur gris que l’onvoit à travers une calcédoine.

Il tremblait dans l’air un murmure d’adieupresque serein, une atmosphère de malheur aisé.

Instinctivement, Inès pensa à cette soirée oùelle avait senti autour d’elle d’insaisissables présences :pressentiment de ses sens hyperesthésies, rêve éveillé ou animationréelle de l’inconnu. Les premiers visiteurs étaient là, les espritsprémoniteurs, les annonciateurs de la mort, les délégués de l’autremonde. Du moins les nommait-elle ainsi dans sa terreur. Ilsprécédaient ces lourdes masses, ces bourgeois empruntés ou ennuyés,ces marionnettes saluantes venus aujourd’hui pour accomplir unusage mondain et retourner au plus vite à leurs affaires privées, àces étourdissements où la vie les pressait.

La jeune fille revint vers l’intérieur de sachambre. Sa robe noire, ses vêtements de deuil reposaient sur ledivan. À cette borne d’étoffe commençait le dur pèlerinage au paysdétesté. Quelque chose se formait dans sa gorge, qui l’étouffait àdemi ; elle aurait voulu éclater en sanglots, se rouler àterre, vomir ce caillot d’angoisse qui la paralysait. Maisl’Anne-Marie de son enfance, l’Anne-Marie qu’elle regrettait,depuis combien de temps s’était-elle séparée d’elle ?

Elle revint lentement vers la vitre quil’attirait. Elle avait bien le temps de s’habiller avant le retourdu cimetière et elle ne se sentait pas le courage d’aller enattendant tenir compagnie à Henriette et à sa tante.

Elle se représentait Gilbert, immobile aumilieu du grand salon du rez-de-chaussée, blafard, les yeuxbouffis, tout gonflé d’un chagrin d’enfant, sincère, mais sanslendemain. Jusqu’au dernier moment, Henriette avait égrené sonchapelet à côté du cercueil, elle semblait compter les minutes quila séparaient du moment où elle s’emparerait de sa proie. Deuxheures avant, M. de Salinis avait refusé de recevoirInès. Elle supposait qu’il avait absorbé un stupéfiant quelconqueavant de descendre. Elle regardait la foule, les pelouses bienentretenues, les arbres indifférents. Le corbillard haussait devantla porte ses plumets blancs et noirs. Peu à peu, Inès s’abandonnaità une sorte d’insensibilité. Pourquoi souffrir à cause desautres ? Qui pensait à elle, à cette heure ? Qui sepréoccupait de sa solitude ? Seule ; oui, seule ;aussi implacablement seule qu’Anne-Marie, voilà ce qu’elle était.Son père pleurait sa sœur, – ou quelque chose qu’il ne disait, nin’éprouvait précisément et qui était fait d’Anne-Marie sans luiressembler tout à fait. Chasteuil souffrait peut-être, mais ilavait sauvé sa mise. Henriette triomphait.

À cette heure chargée d’angoisse, un seul êtreeût pu comprendre Inès : Zénith, son lévrier. Il y avait euentre elle et lui ce lien mystérieux qui se crée entre l’homme etl’animal, quand tous deux sont dignes l’un de l’autre. Elle n’avaitqu’à prononcer « Zénith », d’une voix particulière,infléchie, modulée, et il venait à elle de sa démarche souple etbalancée, l’œil chargé de cette nostalgie tendre, humide et triste,qui se faisait irrésistible dans son souvenir ; il venaitposer son museau aigu sur ses genoux, sur ses bras, fouillant danssa manche, pour lui rappeler qu’il attendait d’elle on ne sait quelinconnu ; elle aimait cet attachement comme un symbole de cequi ne passe pas. Et de même, quand Zénith avait besoin d’elle, ilsavait l’appeler d’un gémissement triste ; elle comprenaitainsi qu’elle lui était indispensable.

Oui, Zénith l’avait aimée pourelle-même ; mieux que son père, divisé en plusieursaffections, troublé par des pensées étranges, des craintesmaladives ; plus que ses sœurs, plus que l’ingrat Chasteuil.S’il n’était pas mort, elle se sentirait courageuse aujourd’hui. Ilaurait incarné quelques minutes tout ce qu’elle espérait de la vie.Que de fois, courant sur ces pelouses, elle l’avait regardéengloutir l’espace entre ses pattes frêles, puis revenirorgueilleusement à elle, le cœur battant, la gueule ouverte,heureux de la revoir comme s’il l’avait perdue depuis des années.Et maintenant Zénith était mort et elle n’avait pu se résoudre à leremplacer.

Elle se dirigea lentement vers sa robe noire.Et des larmes lui vinrent aux yeux. Elle entendait dans le salond’en bas les gens entrer et sortir ; il saluaientmécaniquement, indifféremment, M. de Salinis, GilbertChasteuil. Plusieurs heures s’écouleraient avant le retour ducimetière. Elle n’avait rien à faire. Elle s’étendit sur son lit.Les larmes se firent plus abondantes. C’était Zénith qu’ellepleurait.

À ce moment, la porte de sa chambre s’ouvrit.Son père se tenait sur le seuil, le regard absent, tirant sur ungant de filoselle noire :

– Inès, j’ai oublié hier soir de donner àFortuné l’ordre de fermer à clef les serres. Sonne Justinien ;qu’il avertisse Fortuné. J’ai aperçu des gens qui rôdaient là-bas.Dès que nous aurons le dos tourné, je suis sûr qu’ils profiterontde la circonstance pour aller regarder mes fleurs !

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