L’Île au trésor

Chapitre 1Où commence mon aventure à terre

Quand je montai sur le pont, le lendemain matin, l’île seprésentait sous un aspect tout nouveau. La brise était complètementtombée, mais nous avions fait beaucoup de chemin durant la nuit, età cette heure le calme plat nous retenait à un demi-mille environdans le sud-est de la basse côte orientale. Sur presque toute sasuperficie s’étendaient des bois aux tons grisâtres. Cette teinteuniforme était interrompue par des bandes de sable jaune garnissantles creux du terrain, et par quantité d’arbres élevés, de lafamille des pins, qui dominaient les autres, soit isolément soitpar bouquets ; mais le coloris général était terne etmélancolique. Les montagnes dressaient par-dessus cette végétationleurs pitons de roc dénudé. Toutes étaient de forme bizarre, et laLongue-Vue, de trois ou quatre cents pieds la plus haute de l’île,offrait également l’aspect le plus bizarre, s’élançant à pic detous côtés, et tronquée net au sommet comme un piédestal qui attendsa statue.

L’Hispaniola roulait bord sur bord dans la houle del’océan. Les poulies grinçaient, le gouvernail battait, et lenavire entier craquait, grondait et frémissait comme unemanufacture. Je devais me tenir ferme au galhauban, et touttournait vertigineusement sous mes yeux, car, si j’étais assez bonmarin lorsqu’on faisait route, rester ainsi à danser sur placecomme une bouteille vide, est une chose que je n’ai jamais pusupporter sans quelque nausée, en particulier le matin, et àjeun.

Cela en fut-il cause, ou bien l’aspect mélancolique de l’île,avec ses bois grisâtres, ses farouches arêtes de pierre, et leressac qui devant nous rejaillissait avec un bruit de tonnerrecontre le rivage abrupt ? En tout cas, malgré le soleiléclatant et chaud, malgré les cris des oiseaux de mer qui péchaientalentour de nous, et bien qu’on dût être fort aise d’aller à terreaprès une aussi longue navigation, j’avais, comme on dit, le cœurretourné, et dès ce premier coup d’œil je pris en grippe à toutjamais l’île au trésor.

Nous avions en perspective une matinée de travail ardu, car iln’y avait pas trace de vent, il fallait mettre à la mer les canotset remorquer le navire l’espace de trois ou quatre milles, pourdoubler la pointe de l’île et l’amener par un étroit chenal aumouillage situé derrière l’îlot du Squelette. Je pris passage dansl’une des embarcations, où je n’avais d’ailleurs rien à faire. Lachaleur était étouffante et les hommes pestaient furieusementcontre leur besogne. Anderson commandait mon canot, et au lieu derappeler à l’ordre son équipage, il protestait plus fort que lesautres.

– Bah ! lança-t-il avec un juron, ce n’est pas pourtoujours.

Je vis là un très mauvais signe ; jusqu’à ce jour, leshommes avaient accompli leur travail avec entrain et bonne humeur,mais il avait suffi de la vue de l’île pour relâcher les liens dela discipline.

Durant tout le trajet, Long John se tint près de la barre etpilota le navire. Il connaissait la passe comme sa poche, et bienque le timonier, en sondant, trouvât partout plus d’eau que n’enindiquait la carte, John n’hésita pas une seule fois.

– Il y a une chasse violente lors du reflux, dit-il, et c’estcomme si cette passe avait été creusée à la bêche.

Nous mouillâmes juste à l’endroit indiqué sur la carte, àenviron un tiers de mille de chaque rive, la terre d’un côté etl’îlot du Squelette de l’autre. Le fond était de sable fin. Leplongeon de notre ancre fit s’élever du bois une nuéetourbillonnante d’oiseaux criards ; mais en moins d’une minuteils se posèrent de nouveau et tout redevint silencieux.

La rade était entièrement abritée par les terres et entourée debois dont les arbres descendaient jusqu’à la limite des hauteseaux ; les côtes en général étaient plates, et les cimes desmontagnes formaient à la ronde une sorte d’amphithéâtre lointain.Deux petites rivières, ou plutôt deux marigots, se déversaient dansce qu’on pourrait appeler un étang ; et le feuillage sur cettepartie de la côte avait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire,impossible de voir le fortin ni son enclos, car ils étaientcomplètement enfouis dans la verdure ; et sans la carte étaléesur le capot, nous aurions pu nous croire les premiers à jeterl’ancre en ce lieu depuis que l’île était sortie des flots.

Il n’y avait pas un souffle d’air, ni d’autres bruits que celuidu ressac tonnant à un demi-mille de là, le long des plages etcontre les récifs extérieurs. Un relent caractéristique de végétauxdétrempés et de troncs d’arbres pourrissants stagnait sur lemouillage. Je vis le docteur renifler longuement, comme on flaireun œuf gâté.

– Je ne sais rien du trésor, dit-il, mais je gagerais maperruque qu’il y a de la fièvre par ici.

Si la conduite des hommes avait été alarmante dans le canot,elle devint réellement menaçante quand ils furent remontés à bord.Ils se tenaient groupés sur le pont, à murmurer entre eux. Lesmoindres ordres étaient accueillis par un regard noir, et exécutésà regret et avec négligence. Les matelots honnêtes eux-mêmessemblaient subir la contagion, car il n’y avait pas un homme à bordqui réprimandât les autres. La mutinerie, c’était clair, nousmenaçait comme une nuée d’orage.

Et nous n’étions pas les seuls, nous autres du parti de lacabine, à comprendre le danger. Long John s’évertuait, allant degroupe en groupe, et se répandait en bons avis. Personne n’eût pudonner meilleur exemple. Il se surpassait en obligeance et enpolitesse ; il prodiguait les sourires à chacun. Donnait-on unordre, John arrivait à l’instant sur sa béquille, avec le plusjovial : « Bien, monsieur ! » et quand il n’yavait rien d’autre à faire, il entonnait chanson sur chanson, commepour dissimuler le mécontentement général.

De tous les fâcheux détails de cette fâcheuse après-midi,l’évidente anxiété de Long John apparaissait le pire.

On tint conseil dans la cabine.

– Monsieur, dit le capitaine au chevalier, si je risque encoreun ordre, tout l’équipage nous saute dessus, du coup. Oui,monsieur, nous en sommes là. Supposez qu’on me répondegrossièrement. Si je relève la chose, les anspects entrent en danseaussitôt ; si je ne dis rien, Silver sent qu’il y a quelquechose là-dessous, et la partie est perdue. Pour maintenant, nousn’avons qu’un seul homme à qui nous fier.

– Et qui donc ? interrogea le chevalier.

– Silver, monsieur : il est aussi désireux que vous et moid’apaiser les choses. Ceci n’est qu’un accès d’humeur ; il leleur ferait vite passer s’il en avait l’occasion, et ce que jepropose est de la lui fournir. Accordons aux hommes une après-midià terre. S’ils y vont tous, eh bien ! le navire est à nous. Sipersonne n’y va, alors nous tenons la cabine, et Dieu défendra lebon droit. Si quelques-uns seulement y vont, notez mes paroles,monsieur, Silver les ramènera à bord doux comme des agneaux.

Il en fut décidé ainsi ; on distribua des pistolets chargésà tous les hommes sûrs ; on mit dans la confidence Humer,Joyce et Redruth, et ils accueillirent les nouvelles avec moins desurprise et avec plus de confiance que nous ne l’avionsattendu ; après quoi le capitaine monta sur le pont etharangua l’équipage.

– Garçons, dit-il, la journée a été chaude, et nous sommes tousfatigués et pas dans notre assiette. Une promenade à terre ne ferade mal à personne. Les embarcations sont encore à l’eau :prenez les yoles, et que tous ceux qui le désirent s’en aillent àterre pour l’après-midi. Je ferai tirer un coup de canon unedemi-heure avant le coucher du soleil.

Ces imbéciles se figuraient sans doute qu’ils allaient se casserle nez sur le trésor aussitôt débarqués. Leur maussaderie sedissipa en un instant, et ils poussèrent un vivat qui réveilla auloin l’écho d’une montagne et fit de nouveau partir une voléed’oiseaux criards à l’entour du mouillage.

Le capitaine était trop fin pour rester auprès d’eux. Laissant àSilver le soin d’arranger l’expédition, il disparut tout aussitôt,et je crois que cela valait mieux. Fût-il demeuré sur le pont, ilne pouvait prétendre davantage ignorer la situation. Elle étaitclaire comme le jour. Silver était le vrai capitaine, et il avait àlui un équipage en pleine révolte. Les matelots honnêtes – et nousacquîmes bientôt la preuve qu’il en restait à bord – étaient à coupsûr des êtres bien stupides. Ou plutôt, voici, je crois, lavérité : l’exemple des meneurs avait démoralisé tous leshommes, mais à des degrés divers, et quelques-uns, braves gens aufond, refusaient de se laisser entraîner plus loin. On peut êtrefainéant et poltron, mais de là à s’emparer d’un navire et àmassacrer un tas d’innocents, il y a de l’intervalle.

L’expédition, cependant, fut organisée. Six matelots devaientrester à bord, et les treize autres, y inclus Silver, commencèrentd’embarquer.

Ce fut alors que me passa par la tête la première des follesidées qui contribuèrent tellement à nous sauver la vie. PuisqueSilver laissait six hommes, il était clair que notre parti nepouvait s’emparer du navire ; et puisqu’il n’en restait quesix, il était également clair que ceux de la cabine n’avaient pasun besoin immédiat de ma présence. Il me prit tout à coup lafantaisie d’aller à terre. En un clin d’œil, je m’esquivaipar-dessus bord et me blottis à l’avant du canot le plus proche,qui démarra presque aussitôt.

Personne ne fit attention à moi, sauf l’aviron de proue, qui medit :

– C’est toi Jim ? Baisse la tête.

Mais Silver, dans l’autre canot, tourna vivement la tête et noushéla pour savoir si c’était moi. Dès cet instant, je commençai àregretter ce que j’avais fait.

Les équipes luttèrent de vitesse pour gagner la côte ; maisl’embarcation qui me portait, ayant quelque avance et étant à lafois la plus légère et la mieux manœuvrée, dépassa de loin saconcurrente. Et l’avant du canot s’étant enfoncé parmi les arbresdu rivage, j’avais saisi une branche, sauté dehors et plongé dansle plus proche fourré, que Silver et les autres étaient encore àcinquante toises en arrière.

– Jim ! Jim ! l’entendis-je appeler.

Mais vous pensez bien que je ne m’en occupai pas. Sautant, mebaissant et me frayant passage, je courus droit devant moi jusqu’aumoment où la fatigue me contraignit de m’arrêter.

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