L’Île au trésor

Chapitre 4La chasse au trésor : l’indicateur de Flint

– Jim, me dit Silver quand nous fûmes seuls, si je t’ai sauvé lavie, tu viens de me rendre la pareille, et je ne l’oublierai pas.J’ai vu le docteur te faire signe de filer, je l’ai vu du coin del’œil ; et je t’ai vu dire non, aussi net que si jel’entendais. Jim, un bon point pour toi. C’est mon premier rayond’espoir depuis l’attaque manquée, et c’est à toi que je le dois.Et maintenant, Jim, cette chasse au trésor, nous allons nous ymettre, avec des « instructions cachetées » pour ainsidire, et je n’aime pas ça. Il nous faudra, toi et moi, bien tenirensemble, quasi dos à dos, afin de sauver nos têtes en dépit deshasards du sort.

À cet instant, un homme nous appela auprès du feu, car ledéjeuner était prêt, et nous allâmes nous asseoir sur le sabledevant un repas composé de biscuit et de lard frit. Ils avaientallumé un feu à rôtir un bœuf, et ce feu était devenu si ardentqu’on ne pouvait plus l’approcher que du côté du vent, et non sansprécaution. Dans le même esprit de gaspillage, ils avaient cuit, jepense, trois fois plus de nourriture que nous ne pouvions enabsorber : l’un d’eux, avec un rire stupide, jetait les restesdans le brasier, qui sous cet aliment insolite flamboyait etronflait de plus belle. Je n’ai jamais vu êtres plus insoucieux dulendemain : la seule expression « au jour le jour »peut qualifier leur manière de vivre ; et tant par lanourriture gâchée que par leurs sentinelles endormies, et bienqu’ils fussent assez hardis pour une brève escarmouche, je pouvaisconstater leur entière inaptitude à la moindre apparence decampagne prolongée.

Même Silver, qui dévorait avec Capitaine Flint perché sur sonépaule, n’eut pas un mot de reproche pour leur insouciance. Et celam’étonnait d’autant plus qu’il venait de se montrer plus habile quejamais.

– Ah ! oui, les gars, disait-il, vous avez de la veine queCochon-Rôti soit là pour réfléchir à votre place avec cette cabocheque voilà. J’ai obtenu ce que je voulais, moi. Évidemment, ils ontle navire. Où il est, je ne le sais pas encore ; mais une foisque nous aurons pigé le trésor, il faudra nous grouiller pour leretrouver. Et alors, les gars, puisque nous avons les canots, nousaurons l’avantage.

Il discourait ainsi, la bouche pleine de lard brûlant, et par cemoyen il leur rendait espoir et confiance, et à la fois, je lesoupçonne fort, il restaurait en lui ces mêmes sentiments.

– Quant à l’otage, continua-t-il, c’est là son dernier entretienavec ceux qu’il aime tant. J’ai obtenu ma part de nouvelles, cedont je lui rends grâces, mais c’est fini et terminé. Je letiendrai en laisse pour aller à la chasse au trésor, car nous legarderons comme s’il était en or, pour le cas d’accident, notez, eten attendant mieux. Une fois que nous aurons à la fois navire ettrésor et que nous serons repartis en mer comme de gais compagnons,oh ! alors, nous causerons avec M. Hawkins, nous, et luiréglerons son compte, bien sûr, pour toutes ses gentillesses.

Rien d’étonnant si les hommes étaient à présent de bonne humeur.Pour ma part, j’étais horriblement abattu. Si le plan qu’il venaitd’esquisser devenait réalisable, Silver, déjà doublement traître,n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait encore un pied dans chaquecamp, et il n’y avait pas de doute qu’il ne préférât le parti despirates, avec la richesse et la liberté, au nôtre, où il n’avaitrien à attendre de plus que de simplement échapper à la corde.

Et même si la force des choses l’obligeait à tenir sa paroleenvers le docteur Livesey, même alors, dis-je, quel danger nousattendait ! Quel moment ce serait lorsque les soupçons de sespartisans se changeraient en certitude, et que lui et moi nousaurions à défendre nos vies – lui un estropié et moi un enfant –contre cinq matelots robustes et alertes.

Qu’on ajoute à cette double crainte le mystère qui enveloppaitencore la conduite de mes amis : leur abandon inexpliqué de lapalanque ; l’inexplicable remise de la carte avec, plusincompréhensible encore, le dernier avertissement du docteurLivesey à Silver : « Veillez au grain quand vous letrouverez », et l’on concevra aisément que je déjeunai sansgoût et que je me mis en marche avec un serrement de cœur derrièremes geôliers partis à la conquête du trésor.

Nous devions offrir un curieux spectacle : tous en saleshabits de marins, et tous, sauf moi, armés jusqu’aux dents. Silverportait deux fusils en bandoulière, un devant et un derrière, outreun grand coutelas à la ceinture, et un pistolet dans chaque pochede son habit à pans carrés. Pour compléter ce singulier équipage,Capitaine Flint se tenait perché sur son épaule, et caquetait desbribes incohérentes de propos maritimes. Une laisse à la ceinture,je suivais docilement le coq, qui tenait l’autre bout, tantôt de samain libre, tantôt entre ses dents puissantes. J’étais menélittéralement comme un ours apprivoisé.

Les autres personnages étaient diversement chargés. Les unsportaient des pioches et des pelles qu’ils avaient amenées à terrede l’Hispaniola, comme objets de toute première nécessité,les autres du lard, du biscuit et de l’eau-de-vie pour le repas demidi. Toutes ces provisions, je le remarquai, provenaient de notreréserve, et je pus constater ainsi la réalité des paroles deSilver, la nuit précédente. S’il n’avait pas conclu un marché avecle docteur, la disparition du navire les eût contraints, lui et sesmutins, à subsister d’eau claire et des produits de leur chasse.L’eau n’était guère de leur goût ; un marin n’est pas souventbon tireur, et au surplus, étant si à court de vivres, ilsn’étaient apparemment guère mieux fournis de poudre.

C’est en cet équipage et marchant à la file, que nous nous mîmestous en route – même l’individu à la tête fêlée, qui eût certesmieux fait de se tenir tranquille – et gagnâmes le rivage, où nousattendaient les deux yoles. Elles aussi témoignaient de la folleivrognerie des pirates : l’une avait un banc rompu, et toutesdeux étaient boueuses et non écopées. Nous devions les emmenerl’une et l’autre pour plus de sûreté. Ayant donc réparti notreeffectif entre elles, nous nous avançâmes sur la transparence dumouillage.

Tout en ramant, on discutait au sujet de la carte : lacroix rouge était bien entendu trop grande pour pouvoir servir derepère, et les termes de la note figurant au verso renfermaient, onva le voir, une certaine ambiguïté. Comme le lecteur s’en souvientpeut-être, elle était ainsi conçue :

« Grand arbre, contrefort de la Longue-Vue, point dedirection N.-N.-E. quart N.

» Île du Squelette, E.-S.-E. quart N.

» Dix pieds. »

Ainsi donc, un grand arbre constituait le principal repère. Or,tout droit devant nous, le mouillage était dominé par un plateau dedeux ou trois cents pieds d’élévation, qui vers le nord seraccordait par une pente au contrefort méridional de la Longue-Vue,et aboutissait vers le sud aux abruptes falaises formant l’éminencedite du Mât-d’Artimon. Sur le plateau croissaient en foule des pinsde hauteurs diverses. Par endroits, quelques pins d’une espèceparticulière se dressaient isolément à quarante ou cinquante piedsau-dessus de leurs voisins ; mais pour déterminer lequel deceux-ci était bien le « grand arbre » du capitaine Flint,il fallait se trouver sur les lieux et consulter la boussole.

Malgré cela, les embarcations n’étaient pas arrivées à moitiéroute, que chacun de ceux qui les montaient avait son favori. Leseul Long John haussait les épaules et leur conseillait d’attendrequ’on fût là-haut.

On nageait mollement, par ordre de Silver, qui craignait defatiguer ses hommes trop tôt ; et après une fort longuetraversée, on aborda à l’embouchure de la seconde rivière, cellequi dévale de la Longue-Vue par une ravine boisée. Ce fut de làqu’en appuyant sur la gauche, nous entreprîmes l’ascension de lapente qui menait au plateau.

Tout d’abord, le terrain gras et fangeux, et le fouillis desherbes marécageuses, entravèrent fortement nos progrès ; maispeu à peu la montagne devint plus abrupte et offrit à notre marcheun sol rocailleux, tandis que le bois, changeant de caractère, nousoffrait plus d’espace libre. C’était en vérité un coin de l’île desplus plaisants que celui où nous pénétrions. Un genêt au parfumentêtant et divers arbustes en fleurs y remplaçaient le gazon.Parmi les verts bouquets de muscadiers, des pins mettaient çà et làleurs fûts rougeâtres et leurs vastes ombrages, et le relent épicédes premiers se combinait à l’odeur aromatique des seconds. L’air,d’ailleurs, était vif et frais, ce qui, sous les rais d’un soleilvertical, nous était d’un merveilleux réconfort.

Avec des cris et des bonds, la troupe s’éparpilla en éventail.Vers le centre, et assez loin en arrière, Silver et moi suivionsles autres – moi tenu par ma longe, lui labourant à grands ahansles cailloux roulants. De temps à autre, même, je dus lui prêtermon aide pour l’empêcher de faire un faux pas et de redégringolerla pente.

Nous parcourûmes de la sorte environ un demi-mille, et nousallions atteindre le niveau du plateau, lorsque l’individu le pluséloigné sur la gauche se mit à pousser des exclamations d’horreur,en hélant ses compagnons, qui coururent à lui.

– Ce n’est pas possible qu’il ait trouvé le trésor, nous cria levieux Morgan, qui arrivait de la droite, puisque le trésor est touten haut.

En effet, comme nous le découvrîmes une fois sur les lieux, ils’agissait de bien autre chose. Au pied d’un fort gros pin, et àdemi caché par un buisson vert, qui avait même à demi soulevéplusieurs des petits os, un squelette humain gisait sur le sol,avec quelques lambeaux de vêtements. Un frisson glaça d’abord tousles cœurs.

Plus hardi que les autres, George Merry s’avança pour examinerles restes de vêtements.

– C’était un homme de mer, déclara-t-il. En tout cas, ceci estbel et bien du drap de marin.

– Bon, bon, fit Silver, il y a des chances ; tu net’attendais pas à trouver ici un évêque, je suppose. Mais qu’est-ceque ça veut dire, des os ainsi disposés ? Ce n’est pasnaturel.

En effet, au second coup d’œil, on ne pouvait réellement croireque le corps fût dans une position naturelle. À part un légerdésordre – dû sans doute aux oiseaux qui s’étaient nourris ducadavre, ou à la lente croissance des plantes qui avaient peu à peuenseveli ses restes – l’homme gisait en une position parfaitementrectiligne, les pieds orientés dans un sens, et les bras, allongésau-dessus de la tête comme ceux d’un plongeur, dans l’autre.

– Il me vient une idée dans ma vieille bête de caboche, fitobserver Silver. Voici le compas ; voilà le point culminant del’îlot du Squelette, qui a l’air d’une dent. Prenez donc lerelèvement, voulez-vous, sur l’alignement de ces os.

On lui obéit. Le corps était orienté juste dans la direction del’îlot, et le compas donnait bien E.-S.-E. quart E.

– J’en étais sûr, triompha le coq ; ceci est un indicateur.Par là tout droit se trouvent, et notre étoile polaire, et la bellegalette. Mais, cré tonnerre ! ça me fait froid dans le dos depenser à Flint. Car c’est là une blague de lui, il n’y a pasd’erreur. Je le vois ici tout seul avec les six. Il les tue tousjusqu’au dernier, et celui-ci, il l’installe ici, orienté à laboussole, mort de ma vie !… C’est le squelette d’un hommegrand, et qui avait des cheveux roux. Hé ! ça pourrait bienêtre Allardyce. Tu ne te souviens pas d’Allardyce, TomMorgan ?

– Si, si, répondit Morgan, je me souviens de lui ; il medevait des sous, et en débarquant il m’a emporté mon couteau.

– En parlant de couteaux, dit un autre, pourquoi netrouvons-nous pas le sien à terre ici autour ? Flint n’étaitpas homme à vider les poches d’un marin ; et les oiseaux, jesuppose, ne l’ont pas emporté.

– Par tous les diables, voilà qui est vrai ! fitSilver.

– Il ne reste absolument rien, dit Merry, qui tâtait toujours lesol aux environs des os, pas plus un rouge liard qu’une tabatière.Ça ne me paraît pas naturel.

– Parbleu non, ça n’est pas naturel, renchérit Silver, pas plusque ça n’est gentil, certes. Tonnerre de Dieu ! les gars, siseulement Flint était là en vie, ça chaufferait pour vous et moi.Ils étaient six, tout comme nous, et il ne reste d’eux que desos.

– Je l’ai vu mort, de mes deux yeux, dit Morgan. Billy m’a faitentrer. Il était là couché, avec des pièces de deux sous sur lesyeux.

– Mort, oui, bien sûr qu’il est mort et parti là-dessous, fitl’individu au bandage ; mais s’il y a des esprits quireviennent, celui de Flint doit être du nombre. Car, miséricorde,il a eu une vilaine mort, Flint.

– Pour ça, oui, affirma un autre ; tantôt il délirait,tantôt il hurlait pour avoir du rhum, ou bien il chantait Nousétions quinze… C’était son unique chanson, camarades ; etje vous assure, je n’ai plus jamais beaucoup aimé l’entendre,depuis. Comme il faisait une chaleur formidable, le vasistas étaitouvert, et j’entendais cette vieille chanson qui sortait nette etclaire, tandis que la mort avait déjà le grappin sur lui.

– Allons, allons, amarre ton histoire, interrompit Silver. Ilest mort, et il ne reviendra pas, que je sache ; en tout cas,il ne reviendra pas en plein jour, vous pouvez en être sûrs. Il n’ya pas de bile à se faire. En avant pour les doublons !

Nous partîmes ; mais en dépit de l’ardent soleil et du jouréblouissant, les pirates cessèrent de courir à travers boisisolément et de se héler à pleins poumons : ils restaient côteà côte et parlaient à mi-voix. La terreur du flibustier morts’était emparée de leurs esprits.

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