L’Île au trésor

Chapitre 6L’attaque

Dès que Silver eut disparu, le capitaine, qui n’avait cessé dele surveiller, se retourna vers l’intérieur de la maison etconstata que, sauf Gray, personne n’était à son poste. Ce fut lapremière fois que nous le vîmes réellement en colère.

– À vos postes ! rugit-il. (Puis, quand nous eûmes regagnénos places 🙂 Gray, je vous signalerai sur le journal debord ; vous avez accompli votre devoir en vrai marin. MonsieurTrelawney, votre conduite m’étonne. Et vous, docteur, vous avezporté l’uniforme royal, je pense. Si c’est ainsi que vous serviez àFontenoy, monsieur, vous auriez mieux fait ce jour-là de restercouché.

La bordée du docteur était retournée aux meurtrières ; lesautres s’occupaient à charger les mousquets de réserve, mais chacunétait rouge et avait l’oreille basse.

Le capitaine nous regarda une minute en silence. Puis il repritla parole :

– Mes amis, j’ai envoyé une bordée à Silver. Je l’ai chauffé aurouge, à dessein. Avant que l’heure soit écoulée, comme il dit,nous serons attaqués. Ils ont la supériorité du nombre, inutile devous le dire, mais nous combattrons à couvert ; et, il y a uneminute, j’aurais ajouté : avec discipline. Nous les rosserons,si vous le voulez, j’en suis persuadé.

Puis il fit sa ronde, et vit, comme il disait, que tout étaitparé.

Sur les deux petits côtés du fortin, à l’est et à l’ouest, iln’y avait que deux meurtrières ; du côté sud, où se trouvaitl’entrée, deux également, et du côté nord, cinq. Nous disposions,pour nous sept, d’une vingtaine de mousquets. On avait entassé lebois à brûler en quatre piles, formant des tables, une vers lemilieu de chaque côté, et sur ces tables se trouvaient disposés, àportée des défenseurs, des munitions avec quatre mousquets chargés.Au centre, s’alignaient les coutelas.

– Renversez le feu, dit le capitaine, le froid est passé, et ilne nous faut pas de fumée dans les yeux.

La corbeille de fer fut emportée en bloc au-dehors parM. Trelawney, qui dispersa les charbons dans le sable.

– Hawkins n’a pas eu à déjeuner. Hawkins, prenez votre portion,et retournez la manger à votre poste. Vivement donc, mongarçon : ce n’est pas l’heure de traîner. Hunter, distribueune tournée d’eau-de-vie à tout le monde.

Et, pendant que ces ordres s’exécutaient, le capitaine réglaitdans sa tête le plan de défense.

– Docteur, vous occuperez la porte. Il faut que vous voyiez,sans vous exposer : tirez par le vestibule, de l’intérieur.Hunter, prenez le côté est, oui, celui-là. Joyce, restez à l’ouest,mon garçon. Monsieur Trelawney, vous êtes le meilleur tireur :vous prendrez avec Gray le grand côté du nord, aux cinqmeurtrières ; c’est là que se trouve le danger. S’ilsparviennent jusque-là, et qu’ils tirent sur nous par nos propressabords, ça commencera à sentir mauvais. Hawkins, vous ne valezguère plus que moi comme tireur : nous resterons là pourrecharger et prêter main-forte.

Sur ces entrefaites, le froid était passé. Aussitôt qu’il eutdépassé notre enceinte d’arbres, le soleil dans sa force darda surla clairière, et but d’un trait les vapeurs. Bientôt le sable futbrûlant et la résine se liquéfia dans les troncs du blockhaus. Ondépouilla vareuses et habits, on rabattit les cols des chemises, onretroussa les manches jusqu’aux épaules, et nous attendîmes là,chacun à son poste, enfiévrés par la chaleur et l’inquiétude.

Une heure s’écoula.

– Zut pour eux ! fit le capitaine. On s’assomme ici plusque dans le pot-au-noir. Gray, sifflez pour faire venir levent.

Ce fut alors que se manifestèrent les premiers symptômes del’attaque.

– Pardon, monsieur, dit Joyce, si je vois quelqu’un, dois-jetirer dessus ?

– Je vous l’ai déjà dit ! s’impatienta le capitaine.

– Merci, monsieur, répliqua Joyce, avec la même politesseplacide.

Il ne se produisit rien tout d’abord, mais la remarque nousavait tous mis en alerte. L’œil et l’oreille aux aguets, lesmousquetaires soupesaient leurs fusils. Isolé au centre dublockhaus, le capitaine pinçait les lèvres d’un air soucieux.

Quelques secondes passèrent. Soudain Joyce épaula et fit feu. Ladétonation roulait encore, que plusieurs autres lui répliquèrent enune décharge prolongée, par coups successifs venant à la fileindienne, de tous les côtés de l’enclos. Plusieurs ballesfrappèrent la maison de rondins, mais pas une n’y pénétra. Quand lafumée se fut dissipée, la palanque et les bois d’alentourréapparurent, aussi tranquilles et déserts qu’auparavant. Pas unebranche ne remuait, pas un canon de fusil ne luisait, qui eussentrévélé la présence de nos ennemis.

– Avez-vous touché votre homme ? demanda le capitaine.

– Non, monsieur, répondit Joyce. Je ne crois pas, monsieur.

– Ça ressemble fort à la vérité, murmura le capitaine. Chargezson fusil, Hawkins. Combien pensez-vous qu’ils étaient de votrecôté, docteur ?

– Je puis le dire exactement. On a tiré trois coups de ce côté.J’ai vu les trois éclairs… deux tout près l’un de l’autre, et unplus à l’ouest.

– Trois ! répliqua le capitaine. Et combien de votre côté,monsieur Trelawney ?

Mais la réponse fut moins aisée. Il en était venu beaucoup, dunord… sept au compte du chevalier, huit ou neuf suivant Gray. Del’est et de l’ouest un seul coup. Il était donc évident quel’attaque viendrait du nord, et que sur les trois autres côtés,nous n’aurions à faire face qu’à un simulacre d’hostilités. Mais lecapitaine Smollett ne modifia en rien ses dispositions. Si lesmutins, raisonnait-il, arrivaient à franchir la palanque, ilsprendraient possession de toutes les meurtrières inoccupées et nouscanarderaient comme des rats dans notre forteresse même.

D’ailleurs on ne nous laissa guère le temps de réfléchir.Poussant un violent hourra, une minuscule nuée de pirates s’élançades bois, côté nord, et accourut droit à la palanque. En mêmetemps, de derrière les arbres, la fusillade reprit, et un biscaïen,traversant l’entrée, fit voler en éclats le mousquet dudocteur.

Telle une bande de singes, les assaillants surgirent au haut dela clôture. Le chevalier et Gray tirèrent coup sur coup :trois hommes tombèrent, l’un tête première dans le retranchement,deux à la renverse, au-dehors. Mais l’un de ceux-ci étaitévidemment plus effrayé que blessé, car il se retrouva debout à laseconde, et disparut aussitôt parmi les arbres.

Deux ennemis avaient mordu la poussière, un était en fuite,quatre avaient réussi à prendre pied dans nos retranchements ;et, à l’abri des bois, sept ou huit hommes, sans nul doute munischacun de plusieurs mousquets, dirigeaient sur la maison de rondinsun feu roulant, mais inefficace.

Les quatre qui avaient pénétré coururent droit devant eux versle fortin, en poussant des clameurs que les hommes cachés parmi lebois renforçaient par des cris d’encouragement. On tira plusieurscoups, mais avec une telle précipitation qu’aucun ne porta. En uninstant, les quatre pirates avaient gravi le monticule : ilsétaient sur nous.

La tête de Job Anderson, le maître d’équipage, apparut à lameurtrière du milieu.

– À eux, tout le monde… nous les avons ! hurla-t-il, d’unevoix de tonnerre.

Au même moment, un autre pirate empoigna par le canon lemousquet de Hunter, le lui arracha des mains, l’attira par lameurtrière, et, d’un coup formidable, étendit sur le sol le pauvregarçon inanimé. Cependant, un troisième contourna la maisonimpunément, surgit soudain à l’entrée et se jeta, couteau levé, surle docteur.

La situation était complètement retournée. Une minute plus tôt,nous tirions, abrités, sur un ennemi à découvert ; maintenant,c’était à notre tour de nous voir sans abri et incapables deriposte.

La maison de rondins était pleine de fumée, ce à quoi nousdevions une sécurité relative. Des cris tumultueux, avec lesdétonations des coups de pistolet, et une plainte affreuse,m’emplissaient les oreilles.

– Dehors, garçons, dehors, et combattons à l’air libre !Les coutelas ! ordonna le capitaine.

J’empoignai un coutelas dans le tas, et quelqu’un qui en prenaitun autre en même temps, me fit sur les doigts une estafilade que jesentis à peine. Je m’élançai hors de la porte, à la lumière dusoleil. Quelqu’un, j’ignore qui, me suivit de près. Juste devantmoi, au bas du monticule, le docteur repoussait unassaillant : à l’instant où je jetai les yeux sur lui, ilrabattait la lame de son ennemi, et l’envoya rouler les quatre fersen l’air, une large entaille en travers du visage.

– Faites le tour de la maison, garçons, faites le tour !lança le capitaine.

Et malgré le hourvari, je devinai à sa voix qu’il y avait dunouveau.

J’obéis machinalement, obliquai à l’est et, le couteau levé,contournai en hâte l’angle de la maison. Tout aussitôt je metrouvai face à face avec Anderson. Avec un grand hurlement, il levaen l’air sa hache, qui flamboya au soleil. Je n’eus pas le loisird’avoir peur, car en un clin d’œil, avant que le coup ne retombât,j’avais fait un bond de côté et, manquant le pied dans le sablemou, je roulais à bas de la pente, la tête la première.

Dès le premier instant où j’avais surgi de la porte, les autresmutins s’étaient déjà mis à escalader la palissade pour en finiravec nous. Un homme au bonnet rouge, le coutelas entre les dents,était même arrivé en haut et enjambait par-dessus. Or, entre cemoment-là et celui où je me retrouvai sur pied, il se passa si peude temps que tous étaient encore dans la même posture :l’individu au bonnet rouge n’avait pas fini d’enjamber, et un autremontrait à peine sa tête par-dessus la rangée de pieux. Etnéanmoins, dans ce court intervalle, le combat avait pris fin et lavictoire était à nous.

Gray, qui me suivait de près, avait égorgé le gros maîtred’équipage sans lui laisser le loisir de reprendre son équilibre.Un autre avait été frappé d’une balle comme il tirait dans lamaison par une meurtrière, et agonisait étendu sur le sol, tenantencore son pistolet fumant. Le docteur, comme je l’ai dit, en avaitdépêché un troisième. Des quatre qui avaient escaladé la palissade,un seul restait indemne : celui-ci, abandonnant son coutelassur le champ de bataille, se hâtait de la repasser, talonné par lapeur de la mort.

– Feu ! feu de la maison ! commanda le docteur. Etvous, garçons, retournez vous abriter !

Mais on ne l’entendit point : personne ne tira, et ledernier agresseur put s’échapper sans mal et disparut dans le boiscomme les autres. En trois secondes, de toute la troupe desassaillants, il ne resta plus que les cinq hommes tombés, quatre àl’intérieur et un à l’extérieur de la palanque.

Le docteur, Gray et moi, courûmes au plus vite nous mettre àl’abri. Les survivants auraient bientôt regagné l’endroit où ilsavaient laissé leurs mousquets, et la fusillade pouvait reprendred’un instant à l’autre.

Dans la maison, la fumée s’était un peu éclaircie et nous vîmesd’un coup d’œil à quel prix nous avions acheté la victoire. Huntergisait, assommé, devant sa meurtrière ; Joyce, devant lasienne, une balle dans la tête, immobile à jamais ; tandisque, au centre de la pièce, le chevalier soutenait le capitaine,aussi pâle que lui-même.

– Le capitaine est blessé, nous dit M. Trelawney.

– Se sont-ils enfuis ? demanda M. Smollett.

– Tous ceux qui l’ont pu, soyez-en sûr, répondit ledocteur ; mais il y en a cinq qui ne courront plus jamais.

– Cinq ! s’écria le capitaine. Allons, il y a du progrès.Cinq à trois nous laisse quatre contre neuf. La proportion estmeilleure qu’au début. Nous étions alors sept contre dix-neuf, oudu moins nous le pensions, ce qui ne vaut pas mieux[5] .

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