L’Île au trésor

Chapitre 2Le premier coup

J’étais si content d’avoir planté là Long John, que je commençaià me divertir et à examiner avec curiosité le lieu où je metrouvais, sur cette terre étrangère.

J’avais franchi un espace marécageux, encombré de saules, dejoncs et de singuliers arbres paludéens à l’aspect exotique, etj’étais arrivé sur les limites d’un terrain découvert, auxondulations sablonneuses, long d’un mille environ, parsemé dequelques pins et d’un grand nombre d’arbustes rabougris, rappelantassez des chênes par leur aspect, mais d’un feuillage argenté commecelui des saules. À l’extrémité du découvert s’élevait l’une desmontagnes, dont le soleil éclatant illuminait les deux sommets, auxescarpements bizarres.

Je connus alors pour la première fois les joies del’explorateur. L’île était inhabitée ; mes compagnons, je lesavais laissés en arrière, et rien ne vivait devant moi que desbêtes. Je rôdais au hasard parmi les arbres. Çà et là fleurissaientdes plantes inconnues de moi ; çà et là je vis des serpents,dont l’un darda la tête hors d’une crevasse de rocher, en sifflantavec un bruit assez analogue au ronflement d’une toupie. Je ne medoutais guère que j’avais là devant moi un ennemi mortel, et que cebruit était celui de la fameuse « sonnette ».

J’arrivai ensuite à un long fourré de ces espèces de chênes –des chênes verts, comme j’appris plus tard à les nommer – quibuissonnaient au ras du sable, telles des ronces, et entrelaçaientbizarrement leurs ramures, serrées dru comme un chaume. Le fourrépartait du haut d’un monticule de sable et s’étendait, toujours ens’élargissant et augmentant de taille, jusqu’à la limite du vastemarais plein de roseaux, parmi lequel se traînait la plus prochedes petites rivières qui débouchent dans le mouillage. Sousl’ardeur du soleil, une exhalaison montait du marais, et lescontours de la Longue-Vue tremblotaient dans la buée.

Tout d’un coup, il se fit entre les joncs une sorted’émeute : avec un cri rauque, un canard sauvage s’envola,puis un autre, et bientôt, sur toute la superficie du marais, uneénorme nuée d’oiseaux criards tournoya dans l’air. Je jugeai par làque plusieurs de mes compagnons de bord s’approchaient par lesconfins du marigot. Et je ne me trompais pas, car je perçus bientôtles lointains et faibles accents d’une voix humaine, qui serenforça et se rapprocha peu à peu, tandis que je continuais àprêter l’oreille.

Cela me jeta dans une grande frayeur. Je me glissai sous lefeuillage du chêne vert le plus proche, et m’y accroupis, auxaguets, sans faire plus de bruit qu’une souris.

Une autre voix répondit à la première ; puis celle-ci, queje reconnus pour celle de Silver, reprit et continua longtempsd’abondance, interrompue par l’autre à deux ou trois reprisesseulement. D’après le ton, les interlocuteurs causaient avecvivacité et se disputaient presque ; mais il ne me parvenaitaucun mot distinct.

À la fin, les deux hommes firent halte, et probablement ilss’assirent, car non seulement ils cessèrent de se rapprocher, maisles oiseaux mêmes s’apaisèrent peu à peu et retournèrent à leursplaces dans le marais.

Et alors, je m’aperçus que je négligeais mon rôle. Puisquej’avais eu la folle témérité de venir à terre avec ces sacripants,le moins que je pusse faire était de les espionner dans leursconciliabules, et mon devoir clair et évident était de m’approcherd’eux autant que possible, sous le couvert propice des arbustesrampants.

Je pouvais déterminer fort exactement la direction où setrouvaient les interlocuteurs, non seulement par le son des voix,mais par la conduite des derniers oiseaux qui planaient encore,effarouchés, au-dessus des intrus.

M’avançant à quatre pattes, je me dirigeai vers eux, sansdévier, mais avec lenteur. Enfin, par une trouée du feuillage, mavue plongea dans un petit creux de verdure, voisin du marais etétroitement entouré d’arbres, où Long John Silver et un autremembre de l’équipage s’entretenaient tête à tête.

Le soleil tombait en plein sur eux. Silver avait jeté sonchapeau près de lui sur le sol, et il levait vers son compagnon,avec l’air de l’exhorter, son grand visage lisse et blond, toutverni de chaleur.

– Mon gars, disait-il, c’est parce que je t’estime au poids del’or… oui, au poids de l’or, sois-en sûr ! Si je ne tenais pasà toi comme de la glu, crois-tu que je serais ici occupé à temettre en garde ? La chose est réglée : tu ne peux rienfaire ni empêcher ; c’est pour sauver ta tête que je te parle,et si un de ces brutaux le savait, que deviendrais-je, Tom ?…hein, dis, que deviendrais-je ?

– Silver, répliqua l’autre (et non seulement il avait le rougeau visage mais il parlait avec la raucité d’un corbeau, et sa voixfrémissait comme une corde tendue), Silver, tu es âgé, tu eshonnête, ou tu en as du moins la réputation ; de plus tupossèdes de l’argent, à l’inverse d’un tas de pauvres marins ;et tu es brave, si je ne me trompe. Et tu vas venir me raconter quetu t’es laissé entraîner par ce ramassis de vils sagouins ?Non ! ce n’est pas possible ! Aussi vrai que Dieu mevoit, j’en mettrais ma main au feu. Quant à moi, si je renie mondevoir…

Un bruit soudain l’interrompit. Je venais de découvrir en luil’un des matelots honnêtes, et voici qu’en cet instant un autre merévélait son existence. Au loin sur le marigot avait éclaté unbrusque cri de colère, aussitôt suivi d’un second ; et puisvint un hurlement affreux et prolongé. Les rochers de la Longue-Vuele répercutèrent en échos multipliés ; toute la troupe desoiseaux de marais prit une fois de plus son essor et assombrit leciel dans un bruit d’ailes tumultueux ; et ce cri d’agonie merésonnait toujours dans le crâne, alors que le silence régnait ànouveau depuis longtemps et que la rumeur des oiseaux redescendantset le tonnerre lointain du ressac troublaient seuls la touffeur del’après-midi.

Tom avait bondi au bruit, comme un cheval sous l’éperon ;mais Silver ne sourcilla pas. Il restait en place, appuyélégèrement sur sa béquille, surveillant son interlocuteur, comme unreptile prêt à s’élancer.

– John, fit le matelot en avançant la main.

– Bas les pattes ! ordonna Silver, qui sauta d’unedemi-toise en arrière avec l’agilité et la précision d’un gymnasteexercé.

– Bas les pattes, si tu veux, John Silver… C’est ta mauvaiseconscience seule qui te fait avoir peur de moi. Mais au nom duciel, qu’est-ce que c’était que ça ?

Silver sourit, mais sans se départir de son attention :dans sa grosse figure, son œil, réduit à une simple tête d’épingle,étincelait comme un éclat de verre.

– Ça ? répondit-il. Eh ! il me semble que ce devaitêtre Alan.

À ces mots, l’infortuné Tom se redressa, héroïque :

– Alan ! Alors, que son âme repose en paix : c’étaitun vrai marin ! Quant à toi, John Silver, tu as été longtempsmon copain, mais tu ne l’es plus. Si je meurs comme un chien, jemourrai quand même dans mon devoir. Tu as fait tuer Alan, n’est-cepas ? Tue-moi donc aussi, si tu en es capable, mais je te metsau défi.

Là-dessus, le brave garçon tourna le dos au coq et se dirigeavers le rivage. Mais il n’alla pas loin. Avec un hurlement, Johnsaisit une branche d’un arbre, dégagea sa béquille de dessous sonbras et la lança à toute volée, la pointe en avant. Ce singulierprojectile atteignit Tom en plein milieu du dos, avec une violencefoudroyante. Le malheureux leva les bras, poussa un cri étouffé ets’abattit.

Était-il blessé grièvement ou non ? Je crois bien, à enjuger par le bruit, qu’il eut l’épine dorsale brisée du coup. MaisSilver ne lui donna pas le loisir de se relever. Agile comme unsinge, même privé de sa béquille, le coq était déjà sur lui et pardeux fois enfonçait son coutelas jusqu’au manche dans ce corps sansdéfense. De ma cachette, je l’entendis ahaner en frappant.

J’ignore ce qu’est un évanouissement véritable, mais je sais quepour une minute tout ce qui m’entourait se perdit à ma vue dans unbrumeux tourbillon : Silver, les oiseaux et la montagneondulaient en tous sens devant mes yeux, et un tintamarre confus decloches et de voix lointaines m’emplissait les oreilles.

Quand je revins à moi, l’infâme, béquille sous le bras, chapeausur la tête, s’était ressaisi. À ses pieds, Tom gisait inerte surle gazon ; mais le meurtrier n’en avait nul souci, et ilessuyait à une touffe d’herbe son couteau sanglant. Rien d’autren’avait changé, le même soleil implacable brillait toujours sur lemarais vaporeux et sur les cimes de la montagne. J’avais peine à mepersuader qu’un meurtre venait d’être commis là et une vie humainecruellement tranchée un moment plus tôt, sous mes yeux.

John porta la main à sa poche, et y prit un sifflet dont il tirades modulations qui se propagèrent au loin dans l’air chaud.J’ignorais, bien entendu, la signification de ce signal ; maisil m’angoissa. On allait venir. On me découvrirait peut-être. Ilsavaient déjà tué deux matelots fidèles : après Tom et Alan, neserait-ce pas mon tour ?

À l’instant j’entrepris de me dégager, et rampai en arrière versla partie moins touffue du bois, aussi vite et silencieusement quepossible. J’entendais les appels qu’échangeaient le vieuxflibustier et ses camarades, et la proximité du danger me donnaitdes ailes. Sitôt sorti du fourré, je courus comme je n’avais jamaiscouru. Peu m’importait la direction, pourvu que ma fuite m’éloignâtdes meurtriers. Et durant cette course la peur ne cessa de croîtreen moi jusqu’à m’affoler presque.

Personne, en effet, pouvait-il être plus irrémédiablementperdu ? Au coup de canon, comment oserais-je regagner lesembarcations, parmi ces bandits encore sanglants de leurcrime ? Le premier qui m’apercevrait ne me tordrait-il pas lecou comme à un poulet ? Mon absence à elle seule ne mecondamnait-elle pas à leurs yeux ? Tout était fini,pensais-je. Adieu Hispaniola, adieu chevalier, docteur,capitaine ! Mourir de faim ou mourir sous les coups desrévoltés, je n’avais pas d’autre choix.

Cependant, comme je l’ai dit, je courais toujours, et, sans m’enapercevoir, j’étais arrivé au pied de la petite montagne à deuxsommets, dans une partie de l’île où les chênes verts croissaientmoins dru et ressemblaient davantage à des arbres forestiers par leport et les dimensions. Il s’y entremêlait quelques pins solitairesqui atteignaient en moyenne cinquante pieds et quelques-uns jusqu’àsoixante-dix. L’air, en outre, semblait plus pur que dans lesbas-fonds voisins du marigot.

Et voici qu’une nouvelle alerte m’arrêta court, le cœurpalpitant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer