L’Île au trésor

Chapitre 3L’homme de l’île

Du flanc de la montagne, qui était ici abrupte et rocheuse, unepluie de cailloux se détacha et tomba en crépitant et ricochantparmi les arbres. D’instinct, mes yeux se tournèrent dans cettedirection, et j’entrevis une forme qui, d’un bond rapide,s’abritait par-derrière le tronc d’un pin. Était-ce un ours, unhomme ou un singe ? il m’était impossible de le conjecturer.L’être semblait noir et velu : je n’en savais pas davantage.Mais dans l’effroi de cette nouvelle apparition, jem’immobilisai.

Je me voyais à cette heure cerné de toutes parts : derrièremoi, les meurtriers ; devant, ce je ne sais quoi embusqué.Sans un instant d’hésitation, je préférai les dangers connus auxinconnus. Comparé à cette créature des bois, Silver lui-mêmem’apparut moins redoutable. Je fis donc volte-face, et tout enregardant derrière moi avec inquiétude, retournai sur mes pas dansla direction des canots.

Aussitôt la forme reparut et, faisant un grand détour, paruts’appliquer à me couper la retraite. J’étais las, certes, maiseussé-je été aussi frais qu’à mon lever, je vis bien qu’il m’étaitimpossible de lutter de vitesse avec un tel adversaire. Passantd’un tronc à l’autre, la mystérieuse créature filait comme un daim.Elle se tenait sur deux jambes, à la manière des hommes, mais, ceque je n’avais jamais vu faire à aucun homme, elle courait presquepliée en deux. Et malgré cela, je n’en pouvais plus douter, c’étaitun homme.

Je me rappelai ce que je savais des cannibales, et fus sur lepoint d’appeler au secours. Mais le simple fait que c’était unhomme, même sauvage, suffisait à me rassurer, et ma crainte deSilver se réveilla en proportion. Je m’arrêtai donc, cherchant unmoyen de salut, et à la longue, le souvenir de mon pistolet merevint. Je n’étais donc pas sans défense ; le courage seranima dans mon cœur : je fis face à cet homme de l’île etmarchai délibérément vers lui.

Il venait de se dissimuler derrière un tronc d’arbre ; maisil me surveillait attentivement, car, au premier geste que jerisquai dans sa direction, il reparut et fit un pas à ma rencontre.Puis il se ravisa, recula, s’avança, derechef, et enfin, à monétonnement et à ma confusion, se jeta à genoux et tendit vers moides mains suppliantes.

Je m’arrêtai de nouveau et lui demandai :

– Qui êtes-vous ?

– Ben Gunn, me répondit-il, d’une voix rauque et embarrasséecomme le grincement d’une serrure rouillée. Je suis le pauvre BenGunn, oui, et depuis trois ans je n’ai pas parlé à un chrétien.

Je m’aperçus alors que c’était un Blanc comme moi, et qu’ilavait des traits assez agréables. Sa peau, partout où on la voyait,était brûlée du soleil ; ses lèvres mêmes étaient noircies, etses yeux bleus surprenaient tout à fait, dans un si sombre visage.De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, c’était lemaître en fait de haillons. Des lambeaux de vieille toile à voileet de vieux cirés le vêtaient ; et cette bizarre mosaïquetenait ensemble par un système d’attaches des plus variées et desplus incongrues : boutons de métal, liens d’osier, nœuds defilin goudronné. Autour de sa taille, il portait un vieux ceinturonde cuir à boucle de cuivre, qui était la seule partie solide detout son accoutrement.

– Trois ans ! m’écriai-je. Vous avez faitnaufrage ?

– Non, camarade, répondit-il, marronné.

Je connaissais le terme, et savais qu’il désignait un de ceshorribles châtiments usités chez les flibustiers, qui consiste àdéposer le coupable, avec un peu de poudre et quelques balles, surune île déserte et lointaine.

– Marronné depuis trois ans, continua-t-il, et pendant ce tempsj’ai vécu de chèvres, de fruits et de coquillages. À mon avis,n’importe où l’on se trouve, on peut se tirer d’affaire. Mais,camarade, mon cœur aspire à une nourriture de chrétien. Dis,n’aurais-tu pas sur toi, par hasard, un morceau de fromage ?Non ? Ah ! c’est qu’il y a des nuits et des nuits que jerêve de fromage… grillé, surtout… et puis je me réveille, et je meretrouve ici.

– Si jamais je peux retourner à bord, répliquai-je, vous aurezdu fromage, au quintal.

Durant tout ce temps, il avait tâté l’étoffe de ma vareuse,caressé mes mains, examiné mes souliers, et, bref, manifesté unplaisir d’enfant à voir auprès de lui un congénère. Mais à mesderniers mots, il leva la tête avec une sorte d’étonnementsournois.

– Si jamais tu peux retourner à bord, dis-tu ? répéta-t-il.Mais, voyons, qui est-ce qui t’en empêcherait ?

– Ce n’est pas vous, je le sais.

– Sûrement non ! s’écria-t-il. Mais tiens… Commentt’appelles-tu, camarade ?

– Jim.

– Jim, Jim…, fit-il avec un plaisir évident. Eh bien, tiens,Jim, j’ai mené une vie si brutale que tu aurais honte de l’entendreconter. Ainsi, par exemple, tu ne croirais pas que j’ai eu une mèrepieuse… à me voir ?

– Ma foi non, pas précisément.

– Tu vois, fit-il. Eh bien, j’en ai eu tout de même une,remarquablement pieuse. J’étais un garçon poli et pieux, et jepouvais débiter mon catéchisme si vite qu’on n’aurait pas distinguéun mot de l’autre. Et voici à quoi cela a abouti, Jim, et cela acommencé en jouant à la fossette sur les tombes saintes !C’est ainsi que cela a commencé, mais ça ne s’est pas arrêtélà : et ma mère m’avait dit et prédit le tout, hélas ! lapieuse femme ! Mais c’est la Providence qui m’a placé ici.J’ai médité à fond sur tout cela dans cette île solitaire, et jesuis revenu à la piété. On ne m’y prendra plus à boire autant derhum : juste plein un dé, en réjouissance, naturellement, à lapremière occasion que j’aurai. Je me suis juré d’être homme debien, et je sais comment je ferai. Et puis, Jim…

Il regarda tout autour de lui, et, baissant la voix, me dit dansun chuchotement :

– Je suis riche.

Je ne doutai plus que le pauvre garçon fût devenu fou dans sonisolement. Il est probable que mon visage exprima cette pensée, caril répéta son assertion avec véhémence :

– Riche ! oui, riche ! te dis-je. Et si tu veuxsavoir, je ferai quelqu’un de toi, Jim. Ah ! oui, tu béniraston étoile, oui, car c’est toi le premier qui m’asrencontré !

Mais à ces mots une ombre soucieuse envahit tout à coup sestraits. Il serra plus fort ma main, leva devant mes yeux un indexmenaçant, et interrogea :

– Allons, Jim, dis-moi la vérité : ce n’est pas le navirede Flint ?

J’eus une heureuse inspiration. Je commençais à croire quej’avais trouvé un allié, et je lui répondis aussitôt :

– Ce n’est pas le navire de Flint, et Flint est mort ; maisje vais vous dire la vérité comme vous me la demandez… nous avons àbord plusieurs matelots de Flint ; et c’est tant pis pour nousautres.

– Pas un homme… à une… jambe ? haleta-t-il.

– Silver ?

– Oui, Silver, c’était son nom.

– C’est le coq, et c’est aussi le meneur.

Il me tenait toujours par le poignet, et à ces mots, il me letordit presque :

– Si tu es envoyé par Long John, je suis cuit, je le sais. Maisvous autres, qu’est-ce qui va vous arriver, croyez-vous ?

Je pris mon parti à l’instant, et en guise de réponse, je luinarrai toute l’histoire de notre voyage et la situation danslaquelle nous nous trouvions. Il m’écouta avec le plus vifintérêt ; quand j’eus fini, il me donna une petite tape sur lanuque.

– Tu es un bon garçon, Jim, et vous êtes tous dans une salepasse, hein ? Eh bien, vous n’avez qu’à vous lier à Ben Gunn…Ben Gunn est l’homme qu’il vous faut. Mais crois-tu probable, dis,que ton chevalier se montrerait généreux en cas d’assistance… alorsqu’il se trouve dans une sale passe, remarque ?

Je lui affirmai que le chevalier était le plus libéral deshommes.

– Soit, mais vois-tu, reprit Ben Gunn, je ne voudrais pas qu’onme donne une porte à garder, et un habit de livrée, et lereste : ce n’est pas mon genre, Jim. Voici ce que je veuxdire : serait-il capable de condescendre à lâcher, mettons unmillier de livres, sur l’argent qui est déjà comme sien àprésent ?

– Je suis certain que oui. Il était convenu que tous lesmatelots auraient leur part.

– Et le passage de retour ? ajouta-t-il, d’un air trèssoupçonneux.

– Voyons ! le chevalier est un gentilhomme ! Etd’ailleurs, si nous venons à bout des autres, nous aurons besoin devous pour aider à la manœuvre du bâtiment.

– Çà… je ne serais pas de trop.

Et il parut entièrement rassuré.

– Maintenant, reprit-il, je vais te dire quelque chose. Je tedirai cela, mais pas plus. J’étais sur le navire de Flint lorsqu’ilenterra le trésor, lui avec six autres… six forts marins. Ilsfurent à terre près d’une semaine, et nous restâmes à louvoyer surle vieux Walrus. Un beau jour, on aperçoit le signal, etvoilà Flint qui nous arrive tout seul dans un petit canot, soncrâne bandé d’un foulard bleu. Le soleil se levait, et Flintparaissait, à contre-jour sur l’horizon, d’une pâleur mortelle.Mais songe qu’il était là, lui, et ses compagnons morts tous lessix… morts et enterrés. Comment il s’y était pris, nul de nous àbord ne put le deviner. Ce fut bataille, en tout cas, meurtre etmort subite, à lui seul contre six. Billy Bones était son premierofficier ; Long John son quartier-maître. Ils lui demandèrentoù était le trésor. « Oh ! qu’il leur dit, vous pouvezaller à terre si ça vous chante, et y rester, qu’il dit ; maispour ce qui est du navire, il va courir la mer pour de nouveaubutin, mille tonnerres ! » Voilà ce qu’il leur dit… Or,trois ans plus tard, comme j’étais sur un autre navire, nousarrivons en vue de cette île. « Garçons, dis-je, c’est iciqu’est le trésor de Flint ; atterrissons etcherchons-le. » Le capitaine fut mécontent ; mais mescamarades de bord acceptèrent avec ensemble et débarquèrent. Douzejours ils cherchèrent, et chaque jour ils me traitaient plus mal,tant et si bien qu’un beau matin tout le monde s’en retourne àbord. « Quant à toi, Benjamin Gunn, qu’ils me disent, voilà unmousquet, qu’ils disent, et une bêche, et une pioche. Tu peuxrester ici et trouver l’argent de Flint toi-même, qu’ilsdisent… » Donc, Jim, j’ai passé trois ans ici, sans unebouchée de nourriture chrétienne depuis ce jour jusqu’à présent.Mais voyons, regarde, regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air d’un hommede l’avant ? Non, que tu dis. Et je ne le suis pas non plus,que je dis.

Là-dessus, il cligna de l’œil et me pinça vigoureusement. Puisil reprit :

– Tu rapporteras ces paroles exactes à ton chevalier, Jim :« Et il ne l’est pas non plus… voilà les paroles. Trois ans,il resta seul sur cette île, jour et nuit, beau temps etpluie ; et parfois il lui arrivait bien de songer à prier (quetu diras), et parfois il lui arrivait bien de songer à sa vieillemère, puisse-t-elle être en vie ! (que tu diras) ; maisla plupart du temps (c’est ce que tu diras)… la plupart du tempsBen Gunn s’occupait à autre chose. » Et alors tu lui donnerasun pinçon, comme je fais.

Et il me pinça derechef, de l’air le plus confidentiel.

– Alors, continua-t-il, alors tu te redresseras et tu lui dirasceci : « Gunn est un homme de bien (que tu diras) et il aun riche coup plus de confiance… un riche coup plus, souviens-toibien… dans un gentilhomme de naissance que dans ces gentilshommesde fortune, en ayant été un lui-même. »

– Bien, répliquai-je. Je ne comprends pas un mot à ce que vousvenez de dire. Mais il n’en est ni plus ni moins, puisque je nesais comment aller à bord.

– Oui, fit-il, ça, c’est le chiendent, pour sûr… Mais il y a moncanot, que j’ai fabriqué de mes dix doigts. Il est à l’abri sous laroche blanche. Au pis aller, nous pouvons en essayer quand il feranoir… Aïe ! qu’est-ce que c’est ça ?

Car à cet instant précis, bien que le soleil eût encore uneheure ou deux à briller, tous les échos de l’île venaient des’éveiller et retentissaient au tonnerre d’un coup de canon.

– Ils ont commencé la bataille ! m’écriais-je.Suivez-moi.

Et, oubliant toutes mes terreurs, je me mis à courir vers lemouillage, tandis que l’abandonné, dans ses haillons de peaux dechèvre, galopait, agile et souple, à mon côté.

– À gauche, à gauche, me dit-il ; appuie à ta gauche,camarade Jim ! Va donc sous ces arbres ! C’est là quej’ai tué ma première chèvre. Elles ne descendent plus jusqu’ici, àprésent : elles se sont réfugiées sur les montagnes, par peurde Ben Gunn… Ah ! et voici le citemière (cimetière,voulait-il dire). Tu vois les tertres ? Je viens prier ici detemps à autre, quand je pense qu’il est à peu près dimanche. Cen’est pas tout à fait une chapelle, mais ça a l’air plus sérieuxqu’ailleurs ; et puis, dis, Ben Gunn était mal fourni… Pas decuré, pas même une bible et un pavillon, dis !

Il continuait à parler de la sorte, tout courant, sans attendreni recevoir de réponse.

Le coup de canon fut suivi, après un intervalle assez long,d’une décharge de mousqueterie.

Encore un temps d’arrêt ; et puis, à moins d’un quart demille devant nous, je vis l’Union Jack[3] se déployeren l’air au-dessus d’un bois…

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