L’Île au trésor

Chapitre 6 «Pièces de huit ! »

Vu la bande que donnait le navire, les mâts penchaientlonguement au-dessus de l’eau, et juché sur mes barres deperroquet, je n’avais sous moi que l’étendue de la baie. Hands, quin’était pas si haut, se trouvait par conséquent plus près dunavire, et il tomba entre moi et les bastingages. Il reparut unefois à la surface dans un tourbillon d’écume et de sang, puiss’enfonça de nouveau pour de bon. Quand l’eau se fut éclaircie, jel’aperçus confusément affalé sur le fond de sable fin et clair,dans l’ombre projetée par le flanc du navire. Deux ou troispoissons filèrent le long de son corps. Par instants, grâce àl’ondulation de l’eau, il semblait remuer un peu, comme s’ilessayait de se lever. Mais il était bien mort, à la fois percé deballes et noyé, et il s’apprêtait à nourrir les poissons sur leslieux mêmes où il avait projeté de m’égorger.

Sitôt convaincu du fait, je commençai à me sentir vertigineuxd’épuisement et d’horreur. Le sang tiède ruisselait sur ma poitrineet sur mon dos. Le poignard, à l’endroit où il avait cloué monépaule au mât, me brûlait comme un fer rouge, et néanmoins, ce quime torturait ce n’était pas cette souffrance physique, quej’aurais, à elle seule, supportée sans murmure, c’était la peur quim’emplissait l’esprit, de tomber des barres de perroquet dans cetteimmobile eau verte.

Je me cramponnai des deux mains avec une force à m’endolorir lesongles, et fermai les yeux pour ne plus voir le danger.Insensiblement je recouvrai mes esprits, mon pouls apaisé repritune cadence plus naturelle, et je me sentis de nouveau enpossession de moi-même.

Ma première pensée fut d’arracher le poignard ; mais, soitqu’il tînt trop fort, soit que le cœur me faillît, j’y renonçaiavec un violent frisson. Chose bizarre, ce frisson même opéra madélivrance. Il s’en était fallu d’un rien, en effet, que la lame memanquât tout à fait : elle me retenait par une simplelanguette de peau, que ce frisson déchira. Le sang coula plusrapidement, il est vrai, mais j’étais redevenu mon maître, et netenais plus au mât que par ma vareuse et ma chemise.

Je les arrachai d’une secousse, puis regagnai le pont par leshaubans de tribord. Pour rien au monde je ne me serais aventuré denouveau, ému comme je l’étais, sur les haubans surplombants debâbord, d’où Israël était tombé si récemment.

Je descendis en bas, et bandai comme je pus ma blessure. Elle mefaisait beaucoup souffrir, et saignait toujours abondamment, maiselle n’était ni profonde ni dangereuse et ne gênait guère lorsqueje me servais de mon bras. Puis je regardai autour de moi, et commele navire était devenu, en quelque sorte, ma propriété, je songeaià le débarrasser de son dernier passager, le mort O’Brien.

Il avait culbuté, comme je l’ai dit, contre les bastingages, oùil gisait pareil à quelque hideux pantin disloqué, de grandeurnaturelle, certes, mais combien éloigné des couleurs et de lasouplesse de la vie ! Dans cette position, j’en vins à boutfacilement ; et mes aventures tragiques ayant, par l’habitude,fort émoussé mon horreur des morts, je le pris à bras le corps telun vulgaire sac de son, et, d’une bonne poussée, l’envoyaipar-dessus bord. Il s’enfonça avec un plouc !retentissant, perdant son bonnet rouge qui se mit à flotter à lasurface. Dès que l’eau eut repris son niveau, je vis O’Brien côte àcôte avec Israël, tous deux agités par le mouvement ondulatoire del’eau. O’Brien, malgré sa jeunesse, était très chauve. Il gisaitlà, sa calvitie posée sur les genoux de l’homme qui l’avait tué, etles poissons rapides évoluaient capricieusement sur tous deux.

J’étais désormais seul sur le navire. La marée venait derenverser. Le soleil était si près de se coucher que déjà l’ombredes pins de la rive ouest s’allongeait tout en travers du mouillageet mettait sur le pont ses découpures. La brise du soir s’étaitlevée, et, bien qu’on fût ici protégé par la montagne aux deuxsommets, située à l’est, les cordages commençaient à siffler unepetite chanson et les voiles flasques battaient çà et là.

J’aperçus le danger que courait le navire. Je me hâtai de filerles focs et les amenai en tas sur le pont ; mais ce fut plusdur avec la grand-voile.

Bien entendu, lors du chavirement de la goélette, le gui avaitsauté en dehors du bord, et sa pointe même plongeait sous l’eau,avec un pied ou deux de la voile. Cette circonstance augmentaitencore le danger ; mais la tension était si forte que jecraignais presque d’intervenir. Enfin, je pris mon couteau etcoupai les drisses. Le pic d’artimon tomba aussitôt, la toiles’étala sur l’eau comme un grand ballon vide ; mais ensuitej’eus beau tirer, il me fut impossible de remuer lehale-bas[8] . J’avais accompli tout ce dont j’étaiscapable : pour le reste, l’Hispaniola devait s’enremettre à la chance, comme moi-même.

Pendant ce temps, l’ombre avait envahi tout le mouillage. Lesderniers rayons du soleil, je m’en souviens, jaillirent par unetrouée du bois et jetèrent comme un éclat de pierreries sur latoison en fleurs de l’épave. Il commençait à faire froid ; lamarée fluait rapidement vers la mer, et la goélette se couchait deplus en plus sur le côté.

À grand-peine je gagnai l’avant, où je me penchai. L’eausemblait assez peu profonde, et pour plus de sûreté me tenant desdeux mains à l’amarre coupée, je me laissai doucement glisserpar-dessus bord. L’eau me venait à peine à la poitrine, le sableétait dur et couvert de rides, et je passai allègrement le guéjusqu’au rivage, laissant l’Hispaniola sur le flanc avecsa grand-voile large étalée à la surface de la baie. Presqueaussitôt le soleil acheva de disparaître et la brise se mit àsiffler dans le crépuscule parmi les pins frémissants.

En fin de compte, j’étais hors de la mer, et je n’en revenaispas les mains vides. La goélette était là, libre enfin deflibustiers et prête à recevoir nos hommes et à reprendre le large.Je n’avais plus d’autre désir que de me voir rentré à la palanqueoù je me glorifierais de mes exploits. On pouvait bien me blâmer unpeu à cause de ma fugue, mais la reprise de l’Hispaniolaétait un argument sans réplique, et j’espérais que le capitaineSmollett lui-même avouerait que je n’avais pas perdu mon temps.

Mis en excellente humeur par cette idée, je me disposai àretourner au blockhaus auprès de mes compagnons. Je me rappelai quela plus orientale des rivières qui se déversent dans le mouillagedu capitaine Kidd venait de la montagne à deux sommets située surma gauche ; et je me dirigeai de ce côté, afin de passer lecours d’eau à sa naissance. Le bois était fort praticable et, ensuivant les contreforts inférieurs de cette montagne, je l’eus vitecontournée. Peu après je traversais le ruisseau qui me venait àmi-jambe.

Cela me conduisit tout près de l’endroit où j’avais rencontréBen Gunn, le marron ; et je marchai avec plus decirconspection, ayant l’œil de tous côtés. La nuit était presquecomplète, et lorsque je débouchai du col situé entre les deuxsommets, j’aperçus dans le ciel une réverbération vacillante. Jesupposai que l’homme de l’île était là-bas à cuire son souper surun brasier ardent. Toutefois, je m’étonnais en mon for intérieurqu’il se montrât si imprudent. Car si j’apercevais cette radiation,ne pouvait-elle aussi frapper les yeux de Silver campé sur lerivage du marigot ?

La nuit s’épaississait par degrés ; c’est tout au plus sije pouvais me guider approximativement vers mon but : derrièremoi, la double montagne, et la Longue-Vue sur ma droite, devenaientpresque indistinctes ; on voyait à peine quelques faiblesétoiles ; et sur le terrain bas que je parcourais, jetrébuchais sans cesse contre les buissons et tombais dans des trousde sable.

Soudain, une lueur vague se répandit autour de moi. Je levai lesyeux : une pâle clarté lunaire illuminait le sommet de laLongue-Vue ; peu après un large disque argenté surgit derrièreles arbres : la lune était levée.

Favorisé par cette circonstance, je franchis rapidement le restedu trajet ; dans mon impatience de me rapprocher de lapalanque, je marchais et courais, alternativement. Toutefois, enpénétrant dans le bois qui la précède, je ne fus pas assez étourdipour ne pas ralentir, et m’avançai avec plus de prudence. C’eût étépiètrement finir mes aventures que d’attraper une balle des nôtres,par méprise.

La lune s’élevait ; sa lumière tombait çà et là en flaquesdans les parties moins épaisses du bois ; et juste devant moiune lueur d’une teinte différente apparut entre les arbres. Elleétait d’un rouge ardent, et s’obscurcissait un peu de temps àautre, comme si elle fût provenue des tisons d’un brasierexpirant.

Malgré tous mes efforts je ne devinais pas ce que ce pouvaitêtre.

J’arrivai enfin aux limites de la clairière. Son extrémité ouestétait déjà baignée de clair de lune ; le reste, avec leblockhaus même, reposait encore dans une ombre noire que rayaientde longues stries de lumière argentée. De l’autre côté de lamaison, un énorme feu s’était réduit en braises vives dontl’immobile et rouge réverbération formait un vigoureux contrasteavec la blanche clarté de la lune. Pas un bruit humain, nul autreson que les frémissements de la brise.

Je m’arrêtai avec beaucoup d’étonnement, et peut-être aussi unpeu d’effroi. Ce n’était pas notre usage de faire de grandsfeux : nous étions, en effet, par ordre du capitaine, assezregardants sur le bois à brûler, et je commençais à craindre queles choses n’eussent mal tourné en mon absence.

Je fis le tour par l’extrémité orientale de la palanque, en metenant tout contre, dans l’ombre, et, à un endroit propice, où lesténèbres étaient plus épaisses, je franchis la clôture.

Pour plus de sûreté, je me tins à quatre pattes et rampai sansbruit vers l’angle de la maison. En approchant j’éprouvai unsoudain et grand soulagement. Le bruit n’a rien d’agréable en soi,et je m’en suis souvent plaint, à d’autres moments ; mais encette minute-là ce me fut une musique céleste que d’entendre mesamis ronfler avec ensemble, d’un sommeil si profond et paisible. Lecri maritime de la vigie, ce beau : « Ouvrel’œil ! » ne parut jamais plus rassurant à mesoreilles.

Néanmoins, une chose n’était pas douteuse : ils segardaient de façon exécrable. Que Silver et ses amis fussentsurvenus maintenant au lieu de moi, pas une âme n’aurait vu leverle jour. « Voilà ce que c’est, pensai-je, d’avoir un capitaineblessé. » Et, une fois de plus, je me reprochai vivement deles avoir abandonnés dans ce danger avec si peu d’hommes pourmonter la garde.

Cependant j’étais arrivé à la porte. Je m’arrêtai. Il faisaittout noir à l’intérieur, et mes yeux n’y pouvaient rien distinguer.Par l’ouïe, je percevais le tranquille bourdon des ronfleurs, etpar intervalles un petit bruit, un trémoussement et un becquètementdont je ne pouvais déterminer l’origine.

Les bras tendus devant moi, je pénétrai sans bruit. J’irais mecoucher à ma place (pensais-je avec un petit rire muet) etm’amuserais à voir leurs têtes quand ils me découvriraient aumatin.

Mon pied heurta quelque chose de mou : c’était la jambed’un dormeur, qui se retourna en grognant, mais sans seréveiller.

Et alors, tout d’un coup, une voix stridente éclata dans lesténèbres :

– Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces dehuit ! pièces de huit ! pièces de huit ! et ainsi desuite, sans arrêt ni changement, comme un cliquet de moulin.

Le perroquet vert de Silver, Capitaine Flint ! C’était luique j’avais entendu becqueter un morceau d’écorce ; c’étaitlui, qui, faisant meilleure veille que nul être humain, annonçaitainsi mon arrivée par sa fastidieuse rengaine !

Je n’eus pas le temps de me reconnaître. Aux cris aigus etassourdissants du perroquet, les dormeurs s’éveillèrent etbondirent. Avec un énorme juron, la voix de Silver cria :

– Qui vive ?

Je tentai de fuir, me jetai violemment contre quelqu’un,reculai, et courus droit entre les bras d’un second individu, quiles referma et me retint solidement.

– Apporte une torche, Dick, ordonna Silver, lorsque ma capturefut ainsi assurée.

Et l’un des hommes sortit de la maison, pour rentrer presqueaussitôt porteur d’un brandon enflammé.

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