L’Île au trésor

Chapitre 3Sur parole

Je fus réveillé – ou plutôt nous fûmes tous réveillés, car jevis la sentinelle, qui s’était affaissée contre un jambage de laporte, se redresser en sursaut – par une voix vibrante et cordialequi venait de la lisière du bois.

– Ho ! du blockhaus, oh ! criait-on. Voici ledocteur.

C’était lui-même qui nous hélait. Ma joie de l’entendre n’étaitpas sans mélange. Au souvenir de mon escapade, à la pensée dudanger où elle m’avait jeté, je rougissais de confusion et n’osaisaffronter la vue du nouvel arrivant.

Il avait dû se lever dans le noir, car il faisait à peine jour.Courant à une meurtrière, je l’aperçus debout, comme cette autrefois Silver, et baigné jusqu’à mi-jambe dans un brouillardstagnant.

– Vous, docteur ! Bien le bonjour, monsieur ! s’écriaSilver, déjà réveillé complètement et rayonnant d’affabilité. Çapeut s’appeler être actif et matinal ; mais c’est l’oiseaumatinal, comme on dit, qui attrape les bons morceaux. George,secoue tes guibolles, mon gars, et aide le docteur Livesey àfranchir le plat-bord du bâtiment. Tout va bien, vos patientsaussi… tous gais et en bonne voie.

Il bavardait ainsi, debout au haut du monticule, la béquillesous l’aisselle et une main sur la paroi de la maison derondins : tout à fait l’ancien John, pour le ton, l’allure etla mine.

– Et puis, nous avons une vraie surprise pour vous, monsieur,continua-t-il ; nous avons ici un petit visiteur… hé !hé !… un nouveau pensionnaire, monsieur, et l’air bien portantet dispos à souhait ; il a dormi comme un subrécargue, vrai,tout à côté de John… nous sommes restés bord à bord toute lanuit.

Le docteur Livesey était alors en deçà de la palissade, et assezprès du coq. Il demanda d’une voix altérée :

– Ce n’est pas Jim ?

– Si fait, répliqua Silver ; c’est Jim, et plus lui-mêmeque jamais.

Le docteur s’arrêta court, mais sans mot dire, et il restaplusieurs secondes comme paralysé.

– Bien, bien, dit-il enfin, le devoir d’abord et le plaisirensuite, comme vous diriez vous-même, Silver. Occupons-nous de nospatients.

Un instant plus tard, il pénétrait dans le blockhaus et,m’adressant un signe de tête contraint, il se mit à l’œuvre auprèsdes malades. Il ne montrait aucune appréhension, bien qu’il dûtsavoir que sa vie, au milieu de ces traîtres démons, ne tenait qu’àun fil ; et il interpellait ses patients comme s’il eût faitune simple visite professionnelle dans un paisible intérieurd’Angleterre. Son attitude, je suppose, réagissait sur leshommes : ils se comportaient avec lui comme s’il ne s’étaitrien passé… comme s’il était toujours le médecin du navire, et euxdes marins de l’avant fidèles à leur devoir.

– Vous allez mieux, mon ami, dit-il à l’individu à la têtebandée. Si jamais quelqu’un l’a échappé belle, c’est bienvous : il faut que vous ayez le crâne dur comme du fer. Etvous, George, comment ça marche-t-il ? Évidemment, vous êtesd’une jolie couleur, mais votre foie, mon brave, est mal arrangé.Avez-vous pris cette médecine ? A-t-il pris sa médecine, leshommes ?

– Si, si, monsieur, il l’a prise, affirma Morgan.

– Parce que, voyez-vous, depuis que je suis docteur de mutins,ou pour mieux dire médecin de prison, continua le docteur Liveseyde son ton le plus doux, je me fais un point d’honneur de ne pasperdre un seul homme pour le roi George (que Dieu bénisse !)et pour la potence.

Les bandits s’entreregardèrent, mais encaissèrent ce coup droiten silence. L’un d’eux prononça :

– Dick ne se sent pas bien, monsieur.

– Est-ce vrai ? répliqua le docteur. Allons, venez ici,Dick, et faites voir votre langue… Certes, je serais étonné s’il seportait bien : il a une langue à faire peur aux Français. Unnouveau cas de fièvre.

– Là, tiens ! fit Morgan. Voilà ce que c’est d’abîmer lesbibles.

– Voilà ce que c’est, comme vous dites, d’être des ânes fieffés,répliqua le docteur, et de n’avoir pas assez de jugeotte pourdistinguer le bon air du poison, et la terre ferme d’un vil etpestilentiel bourbier. Il me paraît fort probable (mais, bienentendu, ce n’est là qu’une opinion) que ce sera le diable pourextirper cette malaria de vos organismes. Aussi, aller camper dansune fondrière ! Silver, cela m’étonne de vous. Tout comptefait, vous n’êtes pas des plus sots, mais vous me semblez n’avoirpas la plus rudimentaire notion des règles de l’hygiène.

Après les avoir médicamentés à la ronde – et ils suivaient sesprescriptions avec une docilité bien amusante, plus digned’écoliers que de pirates – il conclut :

– Eh bien, voilà qui est fait pour aujourd’hui… Et maintenant,j’aimerais, s’il vous plaît, avoir un entretien avec ce garçon.

Et il fit dans ma direction un signe de tête négligent.

George Merry était à la porte, où il crachait le mauvais goût dequelque médecine. À peine le docteur eut-il émis sa requête, qu’ilse retourna tout rouge et lança un « non ! »accompagné d’un juron.

Silver frappa le tonnelet du plat de sa main.

– Silence ! rugit-il. (Et il promena autour de lui un vrairegard de lion.) Docteur, continua-t-il de son ton habituel,connaissant votre faible pour ce garçon, j’y ai pensé. Nous voussommes tous humblement reconnaissants de votre bonté ; et,comme vous voyez, nous avons confiance en vous et avalons vosproduits comme si c’était du grog. Et je crois que j’ai trouvé unmoyen satisfaisant pour tous. Hawkins, veux-tu me donner ta parolede jeune gentilhomme – car tu l’es, en dépit de ton humblenaissance – ta parole de ne pas filer ton nœud ?

Je fis aussitôt la promesse exigée.

– Alors, docteur, reprit Silver, vous allez sortir duretranchement, et une fois dehors, je vous amène le jeune hommetout contre les pieux, mais en dedans, et m’est avis que vouspourrez causer par les interstices. Je vous souhaite le bonjour,monsieur, et tous nos respects à M. le chevalier et aucapitaine Smollett.

Les récriminations unanimes que contenaient seuls les regardsmenaçants de Silver éclatèrent aussitôt que le docteur eut quittéla maison. Silver fut carrément accusé de jouer double jeu,d’essayer de conclure sa paix séparée, de sacrifier les intérêts deses complices et victimes ; on l’accusa, en un mot, exactementde ce qu’il faisait. Sa trahison, dans le cas actuel, me parut siévidente que je me demandai comment il allait détourner leurcolère. Mais cet homme valait à lui seul deux fois tous les autresréunis, et sa victoire de la nuit précédente lui avait rendu àleurs yeux un nouveau prestige. Il les traita de sots et de butorsjusqu’à plus soif, leur dit qu’il était indispensable de me laissercauser avec le docteur, leur brandit la carte sous le nez, leurdemanda s’ils allaient rompre le traité le jour même de partir à lachasse au trésor.

– Non, cré tonnerre ! lança-t-il, c’est nous quidéchirerons le traité quand le moment sera venu. Jusque-là, je veuxflouer ce docteur, quand je devrais lui graisser les bottes avec ducognac.

Il ordonna ensuite d’allumer le feu, et se mit en marche appuyésur sa béquille et une main sur mon épaule. Il laissait les mutinsen désarroi et réduits au silence par sa volubilité, plutôt queconvaincus.

– Doucement, petit, doucement, fit-il. Ils nous sauteraientdessus en un clin d’œil, s’ils nous voyaient nous hâter.

Très posément donc nous nous dirigeâmes sur le sable versl’endroit de la palanque où le docteur nous attendait de l’autrecôté. Dès que nous fûmes à bonne distance pour nous entretenir,Silver s’arrêta.

– Vous prendrez note de ceci également, docteur. De plus, lejeune homme vous dira comment je lui ai sauvé la vie, et commentj’ai été déposé pour cela. Docteur, quand un homme gouverne aussiprès du vent que moi… quand il joue à pile ou face, pour ainsidire, le dernier souffle de son corps… vous ne croirez pas tropfaire, peut-être, de lui dire une parole amicale. Vous voudrez bienvous souvenir que ce n’est plus seulement ma vie, mais celle de cegarçon qui est en jeu à présent ; et vous allez me parlergentiment, docteur, et me donner un peu d’espoir pour continuer,par pitié.

Une fois là dehors et le dos tourné à ses amis et au blockhaus,Silver était un homme tout nouveau ; ses joues semblaientcreuses et sa voix tremblait ; il parlait avec un sérieuxabsolu.

– Voyons, John, vous n’avez pas peur ? lui demanda ledocteur Livesey.

– Docteur, je ne suis pas lâche ; non certes… Pas même pourça (et il claque des doigts). D’ailleurs, si je l’étais, je n’enparlerais pas. Mais je dois reconnaître que je frissonne à l’idéede la potence. Vous êtes un homme sage… un vrai ; je n’aijamais vu plus sage ! Et vous n’oublierez pas ce que j’ai faitde bien, pas plus que vous n’oublierez le mal. Et je me retire,comme vous voyez, et je vous laisse en tête à tête avec Jim. Etvous témoignerez de cela aussi en ma faveur, car c’est aller loin,certes.

À ces mots, il se recula de quelques pas, de façon à ne plusnous entendre, et s’asseyant sur une souche, se mit à siffler. Ilse retournait de temps à autre sur son siège, de façon à noussurveiller, le docteur et moi, alternativement avec sesingouvernables forbans, qui faisaient la navette sur le sable,entre le feu qu’ils s’occupaient à rallumer, et la maison d’où ilsrapportaient du lard et du biscuit pour le déjeuner.

– Ainsi, Jim, me dit tristement le docteur, vous voilà ici. Levin que vous avez tiré il faut le boire, mon garçon. Dieu sait queje n’ai pas le cœur de vous faire de reproches, mais que cela vousplaise ou non, je vous ferai remarquer ceci : quand lecapitaine Smollett était bien portant, vous n’avez pas osépartir ; et vous avez attendu qu’il soit malade et dansl’impossibilité de vous empêcher… Parbleu ! c’est absolumentlâche.

J’avoue que je me mis à pleurer.

– Docteur, dis-je, épargnez-moi. Je me suis assez fait dereproches ; ma vie est désormais condamnée, et je serais mortdéjà si Silver n’avait pris mon parti. Croyez-moi, docteur, jesaurai mourir… et je reconnais que je le mérite… mais je crains latorture. S’ils en viennent à me torturer…

– Jim, interrompit-il, d’un ton tout différent, Jim, je ne veuxpas de ça. Sautez la palissade et filons.

– Docteur, j’ai donné ma parole.

– Je sais, je sais… Mais tant pis ! Je prends tout sur mondos sans hésiter, honte et blâme, mon garçon ; mais que vousrestiez ici, non. Sautez ! Un bond, et vous êtes dehors, etnous filerons comme des zèbres.

– Non, repris-je. Vous savez très bien que vous ne le feriez pasvous-même ; ni vous, ni M. le chevalier, ni le capitaine,et je ne le ferai pas non plus. Silver a confiance en moi ;j’ai donné ma parole, et je reste. Mais, docteur, vous ne m’avezpas laissé achever. S’ils en viennent à me torturer, je pourrailaisser échapper un mot et révéler où se trouve le navire ;car j’ai pris le navire, tant par hasard que par audace, et il setrouve dans la baie du Nord, sur le rivage sud, presque au niveaude la haute mer. À mi-marée, il doit être à sec.

– Le navire ! s’écria le docteur.

Je lui exposai brièvement mes aventures, et il m’écouta ensilence.

– Il y a comme un sort dans tout cela, me déclara-t-il quandj’eus fini. À chaque pas, c’est vous qui nous sauvez la vie.Croyez-vous donc par hasard que nous allons vous laisserpérir ? Ce serait là une piètre récompense, mon garçon !Vous avez découvert le complot ; vous avez trouvé Ben Gunn… lemeilleur coup que vous fîtes jamais, ou que vous ferez,dussiez-vous vivre cent ans… Oh ! par Jupiter, à propos de BenGunn ! Vrai, ceci est le comble du malheur… Silver !appela-t-il ; Silver ! venez, que je vous donne unavis…

Et, quand le coq se fut approché, il continua :

– Pour ce trésor, ne vous hâtez pas trop.

– Ma foi, monsieur, je ferais volontiers traîner les choses,mais je ne puis, sauf votre respect, sauver ma vie et celle dugarçon qu’en cherchant le trésor, je vous le garantis.

– Eh bien, Silver, puisqu’il en est ainsi, j’irai plusloin : veillez au grain, lorsque vous le trouverez.

– Monsieur, entre nous soit dit, vous en dites trop ou pasassez. Quel est votre but, en abandonnant le blockhaus, et pourquoivous me donnez cette carte, je n’en sais rien, moi, hein ? Etpourtant, j’ai fait à votre volonté, les yeux fermés et sansentendre un mot d’espoir. Mais ceci, non, c’est trop. Si vous nevoulez pas m’expliquer nettement ce que cela signifie, avouez-le,et je lâche la barre.

– Non, fit pensivement le docteur. Je n’ai pas le droit d’endire plus ; ce n’est pas mon secret, Silver, voyez-vous, sinonje vous donne ma parole que je vous l’expliquerais. Mais avec vousj’irai aussi loin que je le puis, et même un peu au-delà, car maperruque va en entendre du capitaine, si je ne me trompe. Etpremièrement, je veux vous donner un peu d’espoir : Silver, sivous et moi nous sortons vivants de ce piège à loups, je ferai demon mieux pour vous sauver, faux témoignage à part !

Silver rayonnait. Il s’écria :

– Vous ne pourriez mieux parler, j’en suis sûr, monsieur,fussiez-vous ma mère.

– Voilà donc ma première concession, reprit le docteur. Maseconde est un avis. Gardez bien le petit auprès de vous, et quandvous aurez besoin de secours, hélez. Je m’en vais de ce pas vous lechercher, et cela même vous montre que je ne parle pas en l’air… Aurevoir, Jim.

Et le docteur Livesey me serra les mains à travers la palissade,adressa un signe de tête à Silver, et d’un pas rapide s’enfonçadans le bois.

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