L’Île au trésor

Chapitre 2La marée descend

Le coracle – comme j’eus mainte raison de le savoir avant d’êtrequitte de lui – était, pour quelqu’un de ma taille et de mon poids,un bateau très sûr, à la fois léger et tenant bien la mer ;mais cette embarcation biscornue était des plus difficiles àconduire. On avait beau faire, elle se bornait la plupart du tempsà dériver, et en fait de manœuvre, elle ne savait guère que tourneren rond. Ben Gunn lui-même avait admis qu’elle était « d’unmaniement pas très commode tant qu’on ne connaissait pas seshabitudes ».

Évidemment, je ne les connaissais pas. Elle se tournait danstoutes les directions, sauf celle où je voulais aller ; laplupart du temps nous marchions par le travers, et il est certainque sans la marée je n’aurais jamais atteint le navire. Parbonheur, de quelque manière que je pagayasse, la marée m’emportaittoujours, et l’Hispaniola était là-bas, juste dans le bonchemin : je ne pouvais guère la manquer.

Tout d’abord, elle surgit devant moi comme une tache d’un noirplus foncé que les ténèbres ; puis ses mâts et sa coque seprofilèrent peu à peu, et en un instant – car le courant du refluxdevenait plus fort à mesure que j’avançais – je me trouvai à côtéde son amarre, que j’empoignai.

L’amarre était bandée comme la corde d’un arc, tant le naviretirait sur son ancre. Tout autour de la coque, dans l’obscurité, leclapotis du courant bouillonnait et babillait comme un petittorrent de montagne. Un coup de mon coutelas, etl’Hispaniola serait partie, murmurante, avec la marée.

C’était très joli ; mais je me rappelai à temps que le chocd’une amarre bandée que l’on coupe net, est aussi dangereux qu’uneruade de cheval. Il y avait dix à parier contre un que, si j’avaisla témérité de couper le câble de l’Hispaniola, je seraisprojeté en l’air du même coup avec mon coracle.

Je me butais donc là-contre et, sans une nouvelle faveurspéciale du hasard, il m’eût fallu abandonner mon projet.

Mais la légère brise qui soufflait tout à l’heure d’entre sud etsud-est avait tourné au sud-ouest après la tombée de la nuit. Aubeau milieu de mes réflexions survint une bouffée qui saisitl’Hispaniola et la refoula à contre-courant. À ma grandejoie, je sentis l’amarre mollir dans mon poing, et la main dont jela tenais plongea sous l’eau pendant une seconde.

Là-dessus ma décision fut prise : je tirai mon coutelas,l’ouvris avec mes dents, et coupai successivement les torons ducâble, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que deux pour maintenir lenavire. Je m’arrêtai alors, attendant pour trancher ces derniersque leur tension fût de nouveau relâchée par un souffle devent.

Pendant tout ce temps-là, j’avais entendu un grand bruit de voixqui provenait de la cabine ; mais, à vrai dire, j’étais sioccupé d’autres pensées que j’y prêtais à peine l’oreille. Mais àcette heure, n’ayant rien d’autre à faire, je commençai à leuraccorder plus d’attention.

L’une de ces voix était celle du quartier-maître, Israël Hands,l’ex-canonnier de Flint. L’autre appartenait, comme de juste, à monbon ami au bonnet rouge. Les deux hommes en étaient manifestementau pire degré de l’ivresse, et ils buvaient toujours ; car,tandis que j’écoutais, l’un d’eux, avec une exclamation d’ivrogne,ouvrit la fenêtre de poupe et jeta dehors un objet que je devinaiêtre une bouteille vide. Mais ils n’étaient pas seulement ivres,ils étaient évidemment aussi dans une furieuse colère. Les juronsvolaient dru comme grêle, et de temps à autre il en survenait uneexplosion telle que je m’attendais à la voir dégénérer en coups.Mais à chaque fois la querelle s’apaisait, et le diapason des voixretombait pour un instant, jusqu’à la crise suivante, qui passait àson tour sans résultat.

À terre, entre les arbres du rivage, je pouvais voir s’éleverles hautes flammes du grand feu de campement. Quelqu’un chantaitune vieille complainte de marin, triste et monotone, avec untrémolo à la fin de chaque couplet, et qui ne devait finir,semblait-il, qu’avec la patience du chanteur. Je l’avais entendueplusieurs fois durant le voyage, et me rappelais cesmots :

Un seul survivant de toutl’équipage

Qui avait pris la mer au nombrede soixante-quinze.

Et je me dis qu’un tel refrain n’était que trop fâcheusementapproprié à une bande qui avait subi de telles pertes le matinmême. Mais, à ce que je voyais, tous ces forbans étaient aussiinsensibles que la mer où ils naviguaient.

Finalement la brise survint : la goélette se déplaçadoucement dans l’ombre et se rapprocha de moi ; je sentisl’amarre mollir à nouveau, et d’un bon et solide effort tranchailes dernières fibres.

La brise n’avait que peu d’action sur le coracle, et je fuspresque instantanément plaqué contre l’étrave del’Hispaniola. En même temps, d’une lente giration, lagoélette se mit à virer cap pour cap, au milieu du courant.

Je me démenai en diable, car je m’attendais à sombrer d’unmoment à l’autre ; et quand j’eus constaté que je ne pouvaiséloigner d’emblée mon coracle, je poussai droit vers l’arrière. Jeme vis enfin libéré de ce dangereux voisinage ; et je donnaistout juste la dernière impulsion, quand mes mains rencontrèrent unmince cordage qui pendait du gaillard d’arrière. Aussitôt jel’empoignai.

Quel motif m’y incita, je l’ignore. Ce fut en premier lieuinstinct pur ; mais une fois que je l’eus saisi et qu’il tintbon, la curiosité prit peu à peu le dessus, et je me déterminai àjeter un coup d’œil par la fenêtre de la cabine.

Me hissant sur le cordage à la force des poignets, et non sansdanger, je me mis presque debout dans la pirogue, et pus ainsidécouvrir le plafond de la cabine et une partie de sonintérieur.

Cependant la goélette et sa petite conserve filaient sur l’eau àbonne vitesse ; en fait nous étions déjà arrivés à la hauteurdu feu du campement. Le bateau jasait, comme disent les marins,assez fort, refoulant avec un incessant bouillonnement lesinnombrables rides du clapotis ; si bien qu’avant d’avoirl’œil pardessus le rebord de la fenêtre je ne pouvais comprendrecomment les hommes de garde n’avaient pas pris l’alarme.

Mais un regard me suffit ; et de cet instable esquif unregard fut d’ailleurs tout ce que j’osai me permettre. Il me montraHands et son compagnon enlacés en une mortelle étreinte et seserrant la gorge réciproquement.

Je me laissai retomber sur le banc, mais juste à temps, carj’étais presque par-dessus bord. Pour un instant je ne vis plusrien d’autre que ces deux faces haineuses et cramoisies, oscillantà la fois sous la lampe fumeuse ; et je fermai les paupièrespour laisser mes yeux se réaccoutumer aux ténèbres.

L’interminable mélopée avait pris fin, et autour du feu decampement toute la troupe décimée avait entonné le chœur que jeconnaissais trop :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

La boisson et le diable ontexpédié les autres,

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

J’étais en train de songer à l’œuvre que la boisson et le diableaccomplissaient en ce moment même dans la cabine del’Hispaniola, lorsque je fus surpris par un soudain coupde roulis du coracle. Au même instant, il fit une violente embardéeet parut changer de direction. Sa vitesse aussi avait augmentésingulièrement.

J’ouvris les yeux aussitôt. Tout autour de moi, de petites ridesse hérissaient de crêtes bruissantes et légèrementphosphorescentes. À quelques brasses, l’Hispaniolaelle-même, qui m’entraînait encore dans son sillage, semblaithésiter sur sa direction, et je vis ses mâts se balancer légèrementsur la noirceur de la nuit. En y regardant mieux, je m’assuraiqu’elle aussi virait vers le sud.

Je tournai la tête, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Là,juste derrière moi, se trouvait la lueur du feu de campement. Lecourant avait obliqué à angle droit et emportait avec lui lamajestueuse goélette et le petit coracle bondissant ; toujoursplus vite, toujours à plus gros bouillons, toujours avec un plusfort murmure, elle filait à travers la passe vers la haute mer.

Soudain la goélette fit devant moi une embardée, et vira depeut-être vingt degrés. Presque au même moment des appels sesuccédèrent à bord ; j’entendis des pas marteler l’échelle ducapot, et je compris que les deux ivrognes, enfin éveillés ausentiment de la catastrophe, avaient interrompu leur querelle.

Je me couchai à plat dans le fond du misérable esquif etpieusement recommandai mon âme à son Créateur. Au bout de la passe,nous ne pouvions manquer de tomber sur quelque ligne de brisantsfurieux, qui mettraient vite fin à tous mes soucis ; et bienque j’eusse peut-être la force de mourir, je supportais mald’envisager mon sort par avance.

Il est probable que je restai ainsi des heures, continuellementballotté sur les lames, aspergé par les embruns, et ne cessantd’attendre la mort au prochain plongeon. Peu à peu, la fatiguem’envahit ; un engourdissement, une stupeur passagère accablamon âme, en dépit de mes terreurs ; puis le sommeil me prit,et dans mon coracle ballotté par les flots je rêvai de mon pays etdu vieil Amiral Benbow.

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