L’Île au trésor

Chapitre 6La chute d’un chef

On ne vit jamais dans ce monde pareille subversion. Tous lessix, les pirates semblaient frappés de la foudre. Mais Silver eutvite surmonté le coup. Tous les désirs de son âme s’étaient élancésvers cet argent, comme des chevaux de course, et, bien qu’arrêté enune seconde, net, il sut garder son sang-froid, recouvrer sonéquilibre et modifier ses plans, avant que les autres eussent eu leloisir de bien comprendre leur désappointement.

– Jim, me glissa-t-il tout bas, prends ça, et gare là-dessous augrabuge.

Et il me passa un pistolet à deux coups.

Déjà il s’avançait tout doucement vers le nord, et quelques paslui suffirent à placer le trou entre nous deux et les cinq autres.Puis il me regarda en hochant la tête, comme pour dire :« Nous voilà dans une sale passe », ce qui était bien monavis.

Ses allures étaient maintenant tout à fait amicales, et ceschangements continuels me révoltaient au point que je ne pusm’empêcher de lui murmurer :

– Ainsi donc vous avez encore une fois changé de parti…

Il n’eut pas le temps de me répondre. Avec des cris et desblasphèmes, les forbans avaient sauté l’un après l’autre dans lafosse, où ils creusaient avec leurs mains, tout en rejetant lesplanches de côté. Morgan trouva une pièce d’or. Il la leva en l’airdans une vraie trombe de jurons. C’était une pièce de deuxguinées : pendant un quart de minute elle passa de main enmain.

– Deux guinées ! rugit Merry, en la brandissant versSilver. Hein, les voilà, tes sept cent mille livres ! Tu t’yconnais en fait de marchés, toi ! Tu dis que tu n’as jamaisrien gâché, toi, espèce d’andouille, hé ! tête debois !

– Creusez, garçons, dit Silver avec le plus froid cynisme ;vous trouveriez des truffes que ça ne m’étonnerait pas.

– Des truffes ! répéta Merry avec un cri d’indignation.Vous l’entendez, les gars ! Je vous le dis, moi, cet homme-làsavait tout. Regardez-le, c’est écrit sur sa figure.

– Hé, hé ! Merry, remarqua Silver, te voici encorecandidat-capitaine ? Tu es un garçon d’avenir, pour sûr.

Mais cette fois tous tenaient pour Merry. Ils se mirent àgrimper hors de l’excavation, en décochant derrière eux des regardsfuribonds. Je notai une chose de bon augure pour nous : toussortaient par le côté opposé à Silver.

Nous restions là, deux d’un côté et cinq de l’autre, avec lafosse entre nous, sans que personne trouvât le courage de porter lepremier coup. Silver ne bronchait pas ; bien droit sur sabéquille, il les surveillait d’un air plus impassible que jamais.Indéniablement, il était brave.

À la fin, Merry jugea opportun de haranguer ses compagnons.

– Camarades, leur dit-il, en voilà deux devant nous, seuls. L’unest le vieux stropiat qui nous a tous amenés ici et nous a faittomber dans ce pétrin ; l’autre est ce petit morveux dont jetiens à arracher le cœur. C’est l’instant, camarades…

Il éleva le bras en même temps que la voix. Mais à la mêmeminute – pan ! pan ! pan ! – trois coups de mousquetjaillirent du fourré. Merry culbuta dans l’excavation la tête lapremière ; l’homme au bandage, frappé à mort, giroya comme untoton, s’abattit d’un bloc sur le flanc, et y resta, agité d’unedernière convulsion ; les trois autres firent volte-face etdéguerpirent à toutes jambes.

En un clin d’œil, Long John avait déchargé les deux coups d’unpistolet sur Merry qui se débattait dans son trou, et comme lemoribond levait vers lui des yeux agonisants, il luilança :

– George, il me semble que nous voilà quittes. Cependant, ledocteur, Gray et Ben Gunn, au poing leurs mousquets fumants,surgirent des muscadiers et s’approchèrent de nous.

– En avant, mes enfants ! cria le docteur. Et au trot. Ilnous faut les empêcher d’atteindre les embarcations.

Et nous partîmes à grande vitesse, enfonçant parfois dans lesbuissons jusqu’à la poitrine.

Silver, je vous assure, tenait fort à rester avec nous. Letravail que cet homme accomplit, en bondissant sur sa béquille avecune force à faire éclater les muscles de sa poitrine, était untravail que n’égala jamais, de l’avis du docteur, aucun hommevalide. Malgré cela, il était déjà de vingt toises en arrière et iln’en pouvait plus, lorsque nous atteignîmes le bord de ladéclivité.

– Docteur ! appela-t-il, regardez ! rien nepresse !

À coup sûr rien ne pressait. Là-bas, sur une partie plus dégagéedu plateau, nous apercevions les trois survivants qui couraienttoujours dans la même direction qu’au début, droit vers le mont duMât-d’Artimon. Déjà nous étions entre eux et les canots. Aussi nousassîmes-nous tous quatre pour souffler, tandis que Long John,s’épongeant le visage, approchait lentement de nous.

– Mon cordial merci, docteur. Vous êtes arrivé à pic, il mesemble, pour moi et pour Hawkins… Et c’est donc toi, BenGunn ! Eh bien, tu es gentil, il n’y a pas à dire.

– C’est moi, Ben Gunn, c’est bien moi, répondit le marron, quidans son embarras se tortillait comme une anguille. Et (ajouta-t-ilaprès un silence prolongé) comment allez-vous, maître Silver ?Très bien, je vous remercie, n’est-ce pas ?

– Ben, Ben ! murmura Silver, dire que tu as causé maperte !…

Le docteur envoya Ben Gunn rechercher une des piochesabandonnées par les mutins lors de leur fuite ; puis, tandisque nous dévalions sans hâte vers l’endroit où se trouvaient lescanots, il raconta brièvement ce qui s’était passé. Cette histoire,dont Ben Gunn, le marron quasi imbécile, était le héros d’un bout àl’autre, intéressa profondément Silver.

Au cours de ses longues rôderies sur l’île déserte, Ben avaitdécouvert le squelette, et c’était lui qui l’avait dépouillé. Ilavait découvert le trésor ; il l’avait déterré (c’était lemanche brisé de sa pioche qui gisait dans l’excavation) ; ill’avait transporté sur son dos, en de nombreux et pénibles voyages,du pied du grand pin jusque dans la grotte qu’il occupait sur lamontagne à deux sommets, à la pointe nord-est de l’île, et c’est làque tout cet or était resté emmagasiné depuis deux mois avantl’arrivée de l’Hispaniola.

Le docteur lui extirpa ce secret dans l’après-midi de l’attaque.Le lendemain, voyant le mouillage désert, il alla trouver Silver,lui remit la carte, désormais inutile ; lui remit lesprovisions, car la grotte de Ben Gunn était bien approvisionnée deviande de chèvre salée par lui ; lui remit tout sansexception, pour obtenir de quitter librement la palanque et de seretirer sur la montagne à deux sommets, afin d’y être à l’abri dela malaria et de veiller sur le trésor.

– Quant à vous, Jim, me dit-il, c’était bien à regret, mais j’aiagi au mieux de ceux qui étaient restés fidèles à leurdevoir ; et si vous n’étiez pas du nombre, à qui lafaute ?

Ce matin-là, en découvrant que je serais englobé dans l’affreusedéconvenue qu’il avait ménagée aux mutins, il avait couru toutd’une traite jusqu’à la grotte, laissant le capitaine sous la gardedu chevalier et, prenant avec lui Gray et le marron, il avaittraversé l’île en diagonale, pour aller s’embusquer auprès du pin.Mais il s’aperçut bientôt que notre troupe avait de l’avance surlui. L’agile Ben Gunn fut expédié en éclaireur pour faire de sonmieux à lui seul. C’est alors que Ben avait eu l’idée de mettre àprofit les superstitions de ses ex-camarades. Il y réussit à un telpoint que Gray et le docteur eurent le temps d’arriver et des’embusquer avant la venue des chercheurs de trésor.

– Ah ! docteur, fit Silver, j’ai eu de la chance d’avoirHawkins avec moi. Vous auriez laissé tailler en pièces le vieuxJohn sans lui accorder une pensée.

– Pas une, répondit le médecin avec jovialité. Nous étionsarrivés aux yoles. S’armant de la pioche, le docteur démolit l’uned’elles, et tout le monde s’embarqua dans l’autre, pour gagner pareau la baie du Nord.

C’était un trajet de huit à neuf milles. Silver, bien que déjàépuisé de fatigue, fut mis à un aviron, comme les autres, et nousglissâmes prestement sur une mer d’huile. Le goulet franchi, nousdoublâmes la pointe sud-est de l’île, autour de laquelle nousavions, quatre jours plus tôt, remorqué l’Hispaniola.

En doublant la montagne à deux sommets, nous aperçûmes l’orificeobscur de la grotte de Ben Gunn, et auprès un personnage debout,appuyé sur son mousquet. C’était le chevalier. On agita unmouchoir, en poussant trois hourras auxquels Silver unit sa voixaussi vigoureusement qu’un autre.

Trois milles plus loin, à l’embouchure même de la baie du Nord,devinez ce que nous rencontrâmes !… L’Hispaniola,voguant à l’aventure. La dernière marée l’avait remise à flot, et yeût-il eu beaucoup de brise, ou un fort jusant, comme dans lemouillage sud, nous ne l’aurions jamais revue, ou du moins elle seserait échouée sans remède. En réalité, à part la grand-voile enloques, il y avait peu de dégât. On para une autre ancre, et l’onmouilla par une brasse et demie de fond. Nous repartîmes à l’avironjusqu’à la crique du Rhum, point le plus rapproché du trésor de BenGunn ; puis Gray s’en retourna seul avec la yole jusqu’àl’Hispaniola, où il devait passer la nuit à veiller.

Du rivage à l’entrée de la grotte, on accédait par une pentedouce. Au haut de celle-ci le chevalier nous attendait. Aimable etaffectueux avec moi, il n’eut pour ma fugue pas un mot de reprocheni d’éloge. Aux salutations polies de Silver, il s’échauffa quelquepeu.

– John Silver, lui dit-il, vous êtes une canaille et un fourbesans nom… oui, un fourbe inouï. On m’a dissuadé de vous fairecondamner. Je m’en abstiendrai donc. Mais les cadavres, monsieur,pèsent à votre cou telles des meules de moulin.

– Mon cordial merci, monsieur, répliqua John, en s’inclinant ànouveau.

– Je vous défends de me remercier, lança le chevalier, car c’estlà un outrageux abandon de mes devoirs. Retirez-vous !

Nous pénétrâmes dans la grotte. Spacieuse et bien aérée, ellerenfermait une petite source et une mare d’eau claire, où semiraient des fougères. Sur le sol de sable, devant un grand feu,reposait le capitaine Smollett ; et dans le fond, oùatteignaient à peine quelques reflets du foyer, j’entrevisd’énormes empilements de monnaies et des pyramides de lingots d’or.C’était là ce trésor de Flint que nous étions venus chercher siloin, et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes del’Hispaniola. À quel prix l’avait-on amassé, combien desang et de douleurs il y avait fallu, combien de beaux navirescoulés à fond, combien de braves gens lancés à la mer, combien decoups de canon, combien de hontes, de mensonges et de forfaits, nulau monde n’eût pu le dire. Mais ils étaient encore trois sur cetteîle – Silver, le vieux Morgan et Ben Gunn – qui avaient chacun prisleur part de ces crimes, comme ils avaient eu le vain espoir departiciper à la récompense.

– Entrez, Jim, me dit le capitaine. Vous êtes un bon garçon dansvotre genre, Jim, mais je ne pense pas que nous naviguerons encoreensemble, vous et moi. Vous êtes, à mon goût, trop enfant gâté…C’est vous, John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici,matelot ?

– Je rentre dans le devoir, monsieur, répondit John.

– Ah ! dit le capitaine.

Et il borna là ses commentaires.

Quel souper agréable je fis ce soir-là, entouré de tous mesamis ! Comme je goûtai ce repas, composé de viande de chèvresalée par Ben Gunn, avec quelques friandises et une bouteille devin vieux provenant de l’Hispaniola ! Jamais on nevit, j’en suis sûr, gens plus gais ni plus heureux. Et Silver étaitlà, assis à l’écart, presque en dehors de la lumière du foyer, maismangeant de bon appétit, prompt à s’élancer quand on désiraitquelque chose, joignant même en sourdine son rire aux nôtres… lemême marin placide, poli, obséquieux qu’il avait été durant tout levoyage.

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