L’Île au trésor

Chapitre 3Suite du récit par le docteur : fin du premier jour de combat

Nous traversâmes en toute hâte la zone boisée qui nous séparaitencore du fortin. À chaque pas nous entendions se rapprocher lesvoix des flibustiers. Bientôt nous perçûmes le bruit de leursfoulées et le craquement des branches quand ils traversaient unbuisson.

Je compris que nous n’éviterions pas une escarmouche sérieuse,et vérifiai mon amorce.

– Capitaine, fis-je, Trelawney est un excellent tireur.Passez-lui votre fusil : le sien est inutilisable.

Ils échangèrent leurs fusils, et Trelawney, impassible et muetcomme il l’était depuis le début de la bagarre, s’arrêta un instantpour vérifier la charge. Je m’aperçus alors que Gray était sansarmes, et je lui tendis mon coutelas. Il cracha dans sa main,fronça les sourcils, fit siffler sa lame en l’air, et cela nous mitdu baume au cœur. Toute son attitude prouvait à l’évidence quenotre nouvelle recrue valait son pesant de sel.

Cinquante pas plus loin, nous arrivâmes à la lisière du bois etvîmes devant nous la palanque. Nous abordâmes le retranchement parle milieu de son côté sud, presque au même instant où sept mutins,dirigés par Job Anderson, le maître d’équipage, débouchaient enhurlant de l’angle sud-ouest.

Ils s’arrêtèrent tout déconcertés ; et avant qu’ils sefussent ressaisis, non seulement le chevalier et moi, mais Hunteret Joyce, du blockhaus, eûmes le temps de tirer. Les quatre coupspartirent en une salve peu réglementaire ; mais ils furentefficaces : un de nos ennemis tomba, et les autres, sanshésitation, firent demi-tour et s’enfoncèrent dans le fourré.

Après avoir rechargé, nous allâmes, en longeant l’extérieur dela palissade, jusqu’à l’ennemi abattu.

Il était raide mort – une balle en plein cœur.

Nous nous félicitions de notre heureux succès, lorsqu’un coup depistolet partit du bois, une balle siffla, m’effleurant l’oreille,et le pauvre Tom Redruth vacilla, puis tomba de son long sur lesol. Le chevalier et moi ripostâmes au coup ; mais comme noustirions au hasard, ce fut probablement de la poudre perdue. Aprèsquoi, et nos fusils rechargés, nous portâmes notre attention sur leblessé.

Le capitaine et Gray l’examinaient déjà, et je vis d’un coupd’œil que le malheureux était perdu.

Je crois que par sa prompte réplique, notre salve avait disperséà nouveau les mutins, car ils nous laissèrent, sans autreshostilités, emporter le vieux garde-chasse. L’ayant hissépar-dessus la palanque, nous le déposâmes, sanglant et gémissant,dans la maison de rondins.

Le pauvre vieux n’avait pas eu un mot de surprise, de plainte oude peur, ni même d’acquiescement, depuis le début de nostribulations jusqu’à ce moment où il attendait la mort. Il s’étaitposté derrière son matelas dans la coursive, comme un hérosd’Homère ; il avait obéi à tous les ordres, en silence, avecrésolution et ponctuellement. Il était de vingt ans le plus âgé denotre parti, et maintenant, ce vieux serviteur fidèle et résigné,c’était lui qui allait mourir.

Le chevalier se jeta à genoux auprès de lui et lui baisa lamain, en pleurant comme un enfant.

– Est-ce que je vais vous quitter, docteur ? demanda leblessé.

– Tom, mon ami, lui répondis-je, vous allez regagner la célestepatrie.

– Avant ça, j’aurais bien voulu faire tâter de mon fusil à cessalauds-là.

– Tom, prononça le chevalier, dites-moi que vous me pardonnez,voulez-vous ?

– Serait-ce bien convenable, de moi à vous, monsieur lechevalier ? Néanmoins, ainsi soit-il, amen !

Après un petit intervalle de silence, il exprima le souhaitd’entendre lire une prière. « C’est la coutume,monsieur », ajouta-t-il, en manière d’excuse. Et peu après,sans un mot de plus, il expira.

Cependant, le capitaine, dont j’avais remarqué la poitrine etles poches étonnamment bourrées, en avait sorti une foule d’objetshétéroclites : un pavillon britannique, une bible, un rouleaude corde assez forte, de quoi écrire, le livre de bord, et du tabacen quantité. Il avait trouvé dans l’enclos un pin de bonne taille,abattu et dépouillé, et, avec l’aide de Hunter, il l’avait érigé aucoin de la maison, dans l’angle formé par l’entrecroisement desmadriers.

Puis, grimpant sur le toit, il avait de sa propre main déployéet hissé le pavillon.

Cela parut le réconforter beaucoup. Il rentra dans la maison, etparut s’absorber tout entier dans l’inventaire des provisions. Maisil n’en jeta pas moins un coup d’œil sur le trépas deRedruth ; et, dès que tout fut fini, il s’approcha, muni d’unautre pavillon qu’il étendit pieusement sur le cadavre.

– Ne vous affectez pas, monsieur, dit-il au chevalier, en luiserrant la main. Tout va bien pour lui : il n’y a rien àcraindre pour un matelot tué en faisant son devoir envers soncapitaine et son armateur. Ce n’est peut-être pas correct commethéologie, mais c’est la réalité.

Puis il me tira à part :

– Docteur Livesey, dans combien de semaines attendez-vous laconserve, le chevalier et vous ?

Je lui exposai que ce n’était pas une question de semaines, maisbien de mois. Si nous n’étions pas de retour à la fin d’août,Blandly devait envoyer à notre recherche, mais ni plus tôt ni plustard.

– Comptez vous-même, ajoutai-je.

Le capitaine se gratta la tête.

– Eh bien ! monsieur, reprit-il, tout en faisant une largepart aux bienfaits de la Providence, je peux dire que nous avonscouru au plus près.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Que c’est malheur, monsieur, d’avoir perdu cette secondecargaison. Voilà ce que je veux dire. Quant aux munitions, celapeut aller. Mais les vivres sont insuffisants, fort insuffisants…si insuffisants, docteur Livesey, que peut-être sommes-nous aussibien sans cette bouche en plus.

Et il désigna le corps étendu sous le pavillon.

À la même minute, avec un ronflement strident, un boulet passadans les hauteurs par-dessus le toit de la maison et alla tomberbien au-delà, dans le bois.

– Ho ! ho ! dit le capitaine. Feu roulant ! Vousn’avez déjà pas trop de poudre, les gars !

Le second coup fut mieux pointé, et le boulet s’abattit àl’intérieur de l’enclos, en soulevant un nuage de sable, mais sanscauser d’autre dégât.

– Capitaine, dit le chevalier, le fortin est complètementinvisible du navire. Ce doit être sur le pavillon qu’ils visent. Neserait-il pas plus sage de le rentrer ?

– Amener mon pavillon ! s’écria le capitaine. Non,monsieur, jamais !

Et à peine eut-il dit ces mots que nous l’approuvâmes tous. Carce n’était pas là simplement la saillie vigoureuse d’un vraimarin ; c’était en outre une mesure de bonne politique, et quiprouvait à nos ennemis que nous méprisions leur canonnade.

Pendant toute la soirée, ils continuèrent à nous bombarder. L’unaprès l’autre, les boulets nous passaient par-dessus la tête, outombaient court, ou faisaient voler le sable de l’enclos ;mais le tir était si plongeant que le projectile arrivait sansforce et s’enterrait dans le sable mou. On n’avait à craindre nulricochet. Un boulet, il est vrai, pénétra par le toit dans lamaison de rondins et s’engouffra au travers du plancher ; maisnous nous habituâmes vite à cette sorte de jeu brutal, qui ne nousémouvait pas plus que le cricket.

– Il y a une bonne chose dans tout cela, nous fit remarquer lecapitaine : c’est qu’il n’y a sans doute personne dans le boisdevant nous. La marée baisse depuis un bon moment, et nosprovisions doivent être à découvert. Des volontaires pour allernous chercher du lard !

Gray et Hunter furent les premiers à s’offrir. Bien armés, ilss’élancèrent hors de la palanque ; mais leur mission futvaine. Les mutins étaient plus hardis que nous l’imaginions, ou ilsavaient plus de confiance que nous dans le pointage d’Israël, caril y en avait déjà quatre ou cinq occupés à enlever nos provisions.Ils les transportaient à gué dans l’une des yoles qui était là toutprès et que des coups d’aviron espacés maintenaient en place contrele courant. Silver, installé à l’arrière, commandait ses hommes,qui étaient maintenant tous pourvus de mousquets provenant dequelque cachette à eux.

Le capitaine s’assit devant son journal de bord, et y inscrivitce qui suit :

« Alexandre Smollett, capitaine ; David Livesey,médecin du bord ; Abraham Gray, charpentier en second ;John Trelawney, armateur ; John Hunter et Richard Joyce,valets de l’armateur, terriens – les seuls qui soient restésfidèles de tout l’équipage du navire – munis de vivres pour dixjours à demi-ration, ont abordé ce jourd’hui et déployé le pavillonbritannique sur la maison de rondins de l’île au trésor. ThomasRedruth, valet de l’armateur, terrien, tué par les révoltés ;James Hawkins, garçon de cabine… »

Et, tandis qu’il écrivait, je m’interrogeais sur le sort dupauvre Jim Hawkins.

Un appel s’éleva du côté de la terre.

– Quelqu’un nous hèle, dit Hunter, qui était de garde.

– Docteur ! chevalier ! capitaine ! Hallo !Hunter, c’est vous ? criait-on.

Et je courus à la porte, assez tôt pour voir Jim Hawkins, sainet sauf, qui escaladait le retranchement.

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