L’Île au trésor

Chapitre 2Encore la tache noire

Le conseil des flibustiers durait depuis un moment, lorsque l’und’eux rentra dans la maison, et avec une répétition du même salut,qui avait à mes yeux un sens ironique, demanda à emprunter latorche pour une minute. Silver acquiesça d’un mot, et l’envoyé seretira, nous laissant tous deux dans l’obscurité.

– Voilà le coup de temps qui approche, Jim, me dit Silver, quiavait pris alors un ton tout à fait amical et familier.

J’allai regarder à la meurtrière la plus voisine. Les braises dugrand feu s’étaient presque consumées, et leur lueur faible etobscure me fit comprendre pourquoi les conspirateurs désiraient unetorche. Au bas du monticule, à peu près à mi-chemin de lapalissade, ils formaient un groupe. L’un tenait la lumière ;un autre était agenouillé au milieu d’eux, et je vis à son poing lalame d’un couteau ouvert refléter les lueurs diverses de la lune etde la torche. Les autres se penchaient pour suivre ses opérations.Tout ce que je pus distinguer, ce fut qu’il tenait en main, outrele couteau, un livre ; et j’en étais encore à m’étonner devoir en leur possession cet objet inattendu, lorsque l’hommeagenouillé se releva, et toute la bande se remit en marche vers lamaison.

– Ils viennent, dis-je.

Et je m’en retournai à ma place primitive, car il me semblaitau-dessous de ma dignité d’être surpris à les épier.

– Eh ! qu’ils viennent, mon garçon, qu’ils viennent, ditSilver, jovialement. J’ai encore plus d’un tour dans mon sac.

La porte s’ouvrit, et les cinq hommes, s’arrêtant tout àl’entrée en un tas, poussèrent en avant un des leurs. En touteautre circonstance, il eût été comique de le voir marcher aveclenteur, déplaçant un pied après l’autre avec hésitation, et tenantdevant lui sa main fermée.

– Avance, mon gars, lui dit Silver. Je ne te mangerai pas.Donne-moi ça, marin d’eau douce. Je connais les règles,voyons : je n’irai pas faire du mal à un émissaire.

Sur cet encouragement, le flibustier accéléra, et après avoirpassé quelque chose à Silver, de la main à la main, il s’enretourna vers ses compagnons plus prestement encore.

Le coq regarda ce qu’on lui avait remis.

– La tache noire ! fit-il. Je m’en doutais. Où avez-vousdonc pris ce papier ? Aïe ! aïe ! voyez donc :ce n’est pas de chance ! Vous avez été couper ça dans unebible. Quel imbécile a mutilé une bible ?

– Là ! là ! dit Morgan, vous voyez ! Qu’est-ceque je vous disais ? Il n’en sortira rien de bon, c’estcertain.

– Eh bien, c’est maintenant chose réglée pour tous, continuaSilver. Vous serez tous pendus, je crois. Quel est le ramollid’andouille qui possédait une bible ?

– C’est Dick, répondit une voix.

– Dick, vraiment ? Alors, Dick peut se recommander à Dieu.Il a eu sa tranche de bon temps, Dick, vous pouvez en êtresûrs.

Mais alors le grand maigre aux yeux jaunesl’interrompit :

– Amarre ça, John Silver. Assez causé. Cet équipage t’a décernéla tache noire en conseil plénier, comme il se doit ; retournedonc le papier, comme il se doit aussi, et vois ce qui est écrit.Alors tu pourras causer.

– Merci, George, répliqua le coq. Tu es toujours actif enaffaires, et tu sais les règles par cœur, George, comme j’ai leplaisir de le constater. Eh bien, qu’est-ce que c’est ? voyonsdonc ? Ah ! Déposé… c’est bien ça, hein ?Très joliment écrit, pour sûr : on jurerait de l’imprimé.Est-ce de ta main, cette écriture, George ? Eh !eh ! tu es devenu un homme tout à fait en vue dans cetéquipage. Tu serais bientôt capitaine que ça ne m’étonnerait pas…Ayez donc l’obligeance de me repasser la torche, voulez-vous ?Ma pipe est mal allumée.

– Allons, voyons, repartit George, ne te moque pas pluslongtemps de cet équipage. Tu aimes blaguer, on le sait ; maistu n’es plus rien maintenant, et tu pourrais peut-être descendre dece tonneau pour prendre part au vote.

– Je croyais t’avoir entendu dire que tu connaissais les règles,répliqua Silver avec ironie. En tout cas, si tu ne les connais pas,moi je les connais ; et j’attendrai ici… et je suis toujoursvotre capitaine, à tous, songez-y… jusqu’au moment où vous mesortirez vos griefs et où j’y répondrai ; en attendant, votretache noire ne vaut pas un biscuit. Après ça, nous verrons.

– Oh ! répliqua George, n’aie crainte, nous sommes tousd’accord. Premièrement, tu as fait un beau gâchis de cettecroisière : tu n’auras pas le front de le nier. Deuxièmement,tu as laissé l’ennemi s’échapper de ce piège pour rien. Pourquoitenaient-ils à en sortir ? Je ne sais pas ; mais il estbien évident qu’ils y tenaient. Troisièmement, tu n’as pas voulunous lâcher sur eux pendant leur retraite. Oh ! nous teperçons à jour, John Silver : tu veux tricher au jeu, voilà cequi cloche avec toi. Et puis, quatrièmement, il y a cegarçon-là.

– Est-ce tout ? interrogea tranquillement Silver.

– Et c’est bien suffisant ! riposta George. Nous seronspendus et séchés au soleil pour ta maladresse.

– Eh bien, maintenant, écoutez-moi tous. Je vais répondre surces quatre points ; l’un après l’autre, je vais y répondre.J’ai fait un gâchis de cette croisière, hein ? Allons, voyons,vous savez tous ce que je voulais ; et vous savez tous que sion avait fait cela, nous serions cette nuit comme les précédentes àbord de l’Hispaniola, tous bien vivants et en bon état, etle ventre plein de bonne tarte aux prunes, et le trésor arrimé dansla cale du bâtiment, cré tonnerre ! Or donc, qui m’acontredit ? Qui m’a forcé la main, à moi, capitainelégitime ? Qui a ouvert le bal en me destinant la tache noiredès le jour où nous avons pris terre ? Ah ! c’est un jolibal… j’en suis avec vous… et il ressemble fort à un rigodon au boutd’une corde sur le quai des Potences, près la ville de Londres,vraiment. Oui, qui a fait cela ? Mais… Anderson, et Hands, ettoi, George Merry ! Et toi, le dernier en loyauté de cettebande de brouillons, tu as la diabolique outrecuidance de teprésenter comme capitaine à ma place… toi qui nous as touscoulés ! Mais, de par tous les diables ! ça dépasse leshistoires les plus renversantes.

Silver fit une pause, et je vis sur les traits de George et deses ex-camarades qu’il n’avait pas parlé en vain.

– Voilà pour le numéro un, cria l’accusé, en essuyant la sueurde son front, car il s’était exprimé avec une véhémence qui faisaittrembler la maison. Vrai, je vous donne ma parole que ça me dégoûtede causer avec vous. Vous n’avez ni bon sens ni mémoire, et jelaisse à penser où vos mères avaient la tête de vous envoyer surmer. Sur mer, vous ! Vous, des gentilshommes de fortune !Allons donc ! tailleurs, oui, voilà ce que vous auriez dûêtre.

– Allons, John, dit Morgan, réponds sur les autres points.

– Ah ! oui ! les autres ! C’est du joli, n’est-cepas ? Vous dites que cette croisière est gâchée ?Ah ! crédié ! si vous pouviez comprendre à quel pointelle l’est !… Nous sommes si près du gibet que mon cou seroidit déjà rien que d’y penser. Vous les avez vus, hein, lespendus, enchaînés, avec des oiseaux voltigeant tout autour… et lesmarins qui les montrent du doigt en descendant la rivière avec lamarée… « Qui est celui-là ? » dit l’un.« Celui-là ? Tiens ! mais c’est Long JohnSilver ; je l’ai bien connu», dit un autre… Et l’on entend lecliquetis des chaînes quand on passe et qu’on arrive à la bouéesuivante. Or donc, voilà à peu près où nous en sommes, nous tousfils de nos mères, grâce à lui, et à Hands, et à Anderson, etautres calamiteux imbéciles d’entre vous. Et si vous voulez savoirce qui concerne le numéro quatre, et ce garçon, mais, mort de mesos ! n’est-il pas un otage ? Allons-nous donc perdre unotage ? Non, jamais : il serait notre dernier espoir queça ne m’étonnerait pas. Tuer ce garçon ? jamais,camarades ! Et le numéro trois ? Eh bien, il y a beaucoupà dire, sur le numéro trois. Peut-être ne comptez-vous pour riend’avoir un vrai docteur d’université qui vous visite chaque jour…toi, John, avec ton crâne fêlé… ou bien toi, George Merry, quitremblais la fièvre il n’y a pas six heures, et qui à la présenteminute as encore les yeux couleur peau de citron ? Etpeut-être ne savez-vous pas non plus qu’il doit venir une conserve,hein ? Mais cela est ; vous n’aurez pas longtemps àl’attendre, et nous verrons alors qui sera bien aise d’avoir unotage lorsqu’on en sera là. Et quant au numéro deux : pourquoij’ai conclu un marché… mais vous m’avez supplié à genoux de lefaire… car vous vous traîniez à genoux, tant vous étiez abattus… etvous seriez morts de faim, d’ailleurs, si je ne l’avais pas fait…Mais ce n’est là qu’une bagatelle ! tenez, regardez :voilà ma vraie raison !

Et il jeta sur le sol un papier que je reconnus aussitôt :rien moins que la carte sur papier jauni, avec les trois croixrouges, que j’avais trouvée dans la toile cirée, au fond de lamalle du capitaine. Pourquoi le docteur la lui avait donnée, jen’arrivais pas à l’imaginer.

Mais, tout inexplicable qu’elle fût pour moi, l’apparition de lacarte était encore plus incroyable pour les mutins survivants. Ilssautèrent dessus comme des chats sur une souris. Elle passa de mainen main ; on se l’arrachait ; et à entendre les jurons,les cris, les rires puérils dont s’accompagnait leur examen, onaurait cru, non seulement qu’ils palpaient déjà l’or, mais qu’ilsétaient en mer avec et, de plus, en sûreté.

– Oui, dit l’un, c’est sûrement celle de Flint. J. F. avec unebarre dessous et les deux demi-clefs[9]  : ilsignait toujours ainsi.

– Très joli, dit George. Mais comment allons-nous faire pouremporter le trésor, sans navire ?

D’un bond, Silver se leva, et s’appuyant au mur d’une main,s’écria :

– Cette fois, je te préviens, George. Encore un mot de ce genre,et je te provoque au combat. Comment l’emporter ?… Eh !est-ce que je sais, moi ? Ce serait plutôt à toi de me ledire… à toi et aux autres qui avez perdu ma goélette par vosmanigances, le diable vous grille ! Mais tu en es bienincapable : tu n’as pas plus d’idées qu’un pou. Mais tu peuxêtre poli, et tu le seras, George Merry, sois-en sûr.

– C’est déjà bien, la carte, dit le vieux Morgan.

– Si c’est bien ! je te crois, reprit le coq. Vous perdezle navire ; je trouve le trésor. Qu’est-ce qui vaut lemieux ? Et maintenant, je démissionne, cré tonnerre !Vous pouvez élire qui vous voudrez comme capitaine : moi, j’enai plein le dos !

– Silver ! crièrent-ils. Cochon-Rôti pour toujours !Vive Cochon-Rôti ! Cochon-Rôti capitaine !

– Voilà donc une nouvelle chanson, hein ? triompha le coq.George, m’est avis qu’il te faut attendre une autre occasion, monami ; et estime-toi heureux que je ne sois pas vindicatif.Mais ce n’est pas dans mes cordes. Et alors, camarades, cette tachenoire ? Elle ne sert plus à grand-chose, hein ? Dick acontrarié sa chance et abîmé sa bible, voilà tout.

– Ça comptera encore tout de même, de baiser le livre[10] , pas vrai ? murmura Dick,évidemment inquiété par la malédiction qu’il s’était attirée.

– Une bible où il manque un morceau ! s’exclama Silver,railleur. Que non pas ! Cela n’engage pas plus qu’un volume dechansons.

– Vraiment ? fit Dick, presque joyeux. Eh bien, il mesemble que ça vaut la peine de la garder.

– Tiens, Jim, voici une curiosité pour toi, me dit Silver.

Et il me tendit le bout de papier.

C’était une rondelle à peu près grande comme un écu. Un de sescôtés était vierge d’imprimé, car elle provenait du dernierfeuillet ; l’autre portait un ou deux versets de l’Apocalypse,ces mots entre autres, qui frappèrent vivement mon esprit :« Dans les ténèbres extérieures sont les infâmes et lesmeurtriers. » On avait noirci le côté imprimé avec du charbonde bois, qui commençait déjà à s’effacer sous mes doigts ; ducôté blanc, on avait écrit avec la même substance l’uniquemot : « Déposé. » À l’heure même où j’écris ceci,j’ai cette curiosité sous les yeux : il n’y reste plus d’autretrace d’écriture qu’une simple éraflure, comme en ferait un coupd’ongle.

Ainsi s’acheva cette nuit mouvementée. Peu après, on but à laronde et on se coucha pour dormir. Silver borna sa vengeanceapparente à mettre George Merry en sentinelle et à le menacer demort s’il n’observait pas fidèlement sa consigne.

Je fus longtemps sans pouvoir fermer l’œil, et Dieu sait sij’avais matière à réflexions : le meurtre que j’avais commisdans l’après-midi, l’extrême danger de ma position, et surtout lejeu peu ordinaire où je voyais Silver engagé… Silver qui maintenaitd’une main les mutins, et de l’autre s’efforçait par tous lesmoyens possibles et impossibles d’obtenir la paix et de sauver samisérable existence. Il dormait d’un sommeil tranquille, etronflait bruyamment ; mais j’avais pitié de lui, malgré saméchanceté, en songeant aux sinistres dangers qui l’environnaientet à l’infâme gibet qui l’attendait.

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