L’Île au trésor

Chapitre 3La croisière du coracle

Il faisait grand jour lorsque je m’éveillai et me trouvaivoguant à l’extrémité sud-ouest de l’île au trésor. Le soleil étaitlevé, mais encore caché pour moi derrière la haute masse de laLongue-Vue, qui de ce côté descendait presque jusqu’à la mer enfalaises formidables.

La pointe Hisse-la-Bouline et le mont du Mât-d’Artimon étaienttout proches : la montagne grise et dénudée, la pointe ceintede falaises de quarante à cinquante pieds de haut et bordée de grosblocs de rocher éboulés. J’étais à peine à un quart de mille aularge, et ma première pensée fut de pagayer vers la terre etd’aborder.

Ce projet fut vite abandonné. Parmi les pierres tombées, leressac écumait et grondait ; avec des chocs violents, leslourdes lames jaillissaient et s’écroulaient, se succédant deseconde en seconde ; et je prévis que si je m’aventurais plusprès, je serais roulé à mort sur cette côte sauvage, oum’épuiserais en vains efforts pour escalader les rocssurplombants.

Et ce n’était pas tout, car, rampant de compagnie à la surfacedes tables rocheuses ou se laissant tomber dans la mer à grandbruit, j’aperçus d’énormes monstres limoneux – des sortes delimaces, mais d’une grosseur démesurée – par deux ou troisdouzaines à la fois, qui faisaient retentir les échos de leursaboiements.

J’ai su depuis que c’étaient des lions de mer, entièrementinoffensifs. Mais leur aspect, joint à la difficulté du rivage et àla violence du ressac, était plus que suffisant pour me dégoûterd’atterrir là. Je trouvai préférable de mourir de faim en mer,plutôt que d’affronter semblables périls.

Cependant j’avais devant moi une meilleure chance, à ce que jecroyais. Au nord du cap Hisse-la-Bouline, sur un espaceconsidérable de côte, la marée basse découvre une longue bande desable jaune. En outre, plus au nord, se présente encore un autrepromontoire – le cap des Bois, d’après la carte – revêtu de grandspins verts qui descendaient jusqu’à la limite des flots.

Je me rappelai que le courant, au dire de Silver, portait aunord sur toute la côte ouest de l’île au trésor, et voyant d’aprèsma position que j’étais déjà sous son influence, je résolus delaisser derrière moi le cap Hisse-la-Bouline et de réserver mesforces pour tenter d’aborder sur le cap des Bois, de plus engageantaspect.

Il y avait sur la mer une longue et tranquille houle. Le ventsoufflait doucement et continûment du sud, sans nul antagonismeentre le courant et lui, et les lames s’élevaient et s’abaissaientsans déferler.

En tout autre cas, j’eusse péri depuis longtemps ; maisdans ces conditions, j’étais étonné de voir combien facile et sûreétait la marche de ma petite et légère pirogue. Souvent, alors queje me tenais encore couché au fond et risquais seulement un œilpar-dessus le plat-bord, je voyais une grosse éminence bleue sedresser, proche et menaçante ; mais le coracle ne faisait quebondir un peu, danser comme sur des ressorts, et s’enfonçait del’autre côté dans le creux aussi légèrement qu’un oiseau.

Je ne tardai pas à m’enhardir, et je m’assis pour éprouver monadresse à pagayer. Mais le plus petit changement dans larépartition du poids produisait de violentes perturbations dansl’allure du coracle. Et j’avais à peine fait un mouvement que lecanot, abandonnant du coup son délicat balancement, se précipitad’emblée à bas d’une pente d’eau si abrupte qu’elle me donna levertige, et alla dans un jet d’écume piquer du nez profondémentdans le flanc de la lame suivante.

Tout trempé et terrifié, je me rejetai au plus vite dans maposition primitive, ce qui parut rendre aussitôt ses esprits aucoracle, qui me mena parmi les lames aussi doucement qu’auparavant.Il était clair qu’il ne fallait pas le contrarier ; mais àcette allure, puisque je ne pouvais en aucune façon influer sur sacourse, quel espoir avais-je d’atteindre la terre ?

Une peur atroce m’envahit, mais malgré tout je gardai ma raison.D’abord, me mouvant avec grande précaution, j’écopai le coracle àl’aide de mon bonnet de marin, puis, jetant l’œil à nouveaupar-dessus le plat-bord, je me mis à étudier comment faisait monesquif pour se glisser si tranquillement parmi les lames.

Je découvris que chaque vague, au lieu d’être cette éminenceépaisse, lisse et luisante qu’elle paraît du rivage ou du pont d’unnavire, était absolument pareille à une chaîne de montagnesterrestres, avec ses pics, ses plateaux et ses vallées. Le coracle,livré à lui-même, virant d’un bord sur l’autre, s’enfilait, pourainsi dire, parmi les régions plus basses, et évitait les pentesescarpées et les points culminants de la vague.

« Allons, me dis-je, il est clair que je dois rester où jesuis et ne pas déranger l’équilibre ; mais il est clair aussique je puis passer la pagaie par-dessus bord, et de temps à autre,dans les endroits unis, donner quelques coups vers la terre. »Sitôt pensé, sitôt réalisé. Je me mis sur les coudes et, dans cetteposition très gênante, donnai de temps à autre un ou deux coupspour orienter l’avant vers la terre.

C’était un travail harassant et fastidieux. Toutefois, jegagnais visiblement du terrain, et en approchant du cap des Bois,je vis qu’à la vérité je devais manquer infailliblement cettepointe, mais que cependant j’avais fait quelques cents brasses versl’est. J’étais, en tout cas, fort près de terre. Je pouvais voirles cimes des arbres, vertes et fraîches, se balancer à la foissous la brise, et j’étais assuré de pouvoir aborder sans faute aupromontoire suivant.

Il était grand temps, car la soif commençait à me tourmenter.L’éclat du soleil par en haut, sa réverbération sur les ondes,l’eau de mer qui retombait et séchait sur moi, m’enduisant leslèvres de sel, se combinaient pour me parcheminer la gorge etm’endolorir la tête. La vue des arbres si proches me rendit presquemalade d’impatience ; mais le courant eut tôt fait dem’emporter au-delà de la pointe ; et quand la nouvelle étenduede mer s’ouvrit devant moi, j’aperçus un objet qui changea lanature de mes soucis.

Droit devant moi, à moins d’un demi-mille, je visl’Hispaniola sous voiles. Malgré ma certitude d’être pris,je souffrais si fort du manque d’eau, que je ne savais plus si jedevais me réjouir ou m’attrister de cette perspective. Mais bienavant d’en être arrivé à une conclusion, la surprise me possédaentièrement, et je devins incapable de faire autre chose que deregarder et de m’ébahir.

L’Hispaniola était sous sa grand-voile et ses deuxfocs : la belle toile blanche éclatait au soleil comme de laneige ou de l’argent. Quand je la vis tout d’abord, toutes sesvoiles portaient : elle faisait route vers lenord-ouest ; et je présumai que les hommes qui la montaientfaisaient le tour de l’île pour regagner le mouillage. Bientôt elleappuya de plus en plus à l’ouest, ce qui me fit croire qu’ilsm’avaient aperçu et allaient me donner la chasse. Mais à la fin,elle tomba en plein dans le lit du vent, fut repoussée en arrière,et resta là un moment inerte, les voiles battantes.

« Les maladroits ! me dis-je, il faut qu’ils soientsoûls comme des bourriques. » Et je m’imaginai comment lecapitaine Smollett les aurait fait manœuvrer.

Cependant la goélette abattit peu à peu, et entreprenant unenouvelle bordée, vogua rapidement une minute ou deux, pours’arrêter une fois encore en plein dans le lit du vent. Cela serenouvela à plusieurs reprises. De droite et de gauche, en long eten large, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest,l’Hispaniola naviguait par à-coups zigzagants, et chaquerépétition finissait comme elle avait débuté, avec des voilesbattant paresseusement. Il devint clair pour moi que personne ne lagouvernait. Et, dans cette hypothèse, que faisaient leshommes ? Ou bien ils étaient ivres morts, ou ils avaientdéserté, pensai-je ; et peut-être, si je pouvais arriver àbord, me serait-il possible de rendre le navire à soncapitaine.

Le courant chassait vers le sud à une même vitesse le coracle etla goélette. Quant aux bordées de cette dernière, elles étaient siincohérentes et si passagères, et le navire s’arrêtait si longtempsentre chacune, qu’il ne gagnait certainement pas, si même il neperdait. Il me suffirait d’oser m’asseoir et de pagayer pour lerattraper à coup sûr. Ce projet avait un aspect aventureux qui meséduisait, et le souvenir de la caisse à eau près du gaillardd’avant redoublait mon nouveau courage.

Je me dressai donc, fus accueilli presque aussitôt par un nuaged’embrun, mais cette fois je n’en démordis pas et me mis, de toutesmes forces et avec prudence, à pagayer à la poursuite del’Hispaniola en dérive. Une fois j’embarquai un si groscoup de mer que je dus m’arrêter pour écoper, le cœur palpitantcomme celui d’un oiseau ; mais peu à peu je trouvai lamanière, et guidai mon coracle parmi les vagues, sans plus detracas que, de temps en temps, une gifle d’eau sur son avant et unjet d’écume dans ma figure.

À cette heure, je gagnais rapidement sur la goélette : jepouvais voir les cuivres briller sur la barre du gouvernail quandelle tapait de côté ; et cependant pas une âme ne se montraitsur le pont. Je ne pouvais plus douter qu’elle fût abandonnée. Ousinon les hommes ronflaient en bas, ivres morts, et je pourraissans doute les mettre hors d’état de nuire, et disposer à ma guisedu bâtiment.

Depuis un moment, l’Hispaniola se comportait aussi malque possible, à mon point de vue. Elle avait le cap presque enplein sud, sans cesser, bien entendu, de faire tout le temps desembardées. Chaque fois qu’elle abattait, ses voiles se gonflaienten partie et l’emportaient de nouveau pour une minute, droit auvent. C’était là pour moi le pire, comme je l’ai dit, car bien quelivrée à elle-même dans cette situation, ses voiles battant avec unbruit de canon et ses poulies roulant et se cognant sur le pont, lagoélette néanmoins continuait à s’éloigner de moi, et à la vitessedu courant elle ajoutait toute celle de sa dérive, qui étaitconsidérable.

Enfin, la chance me favorisa. Pour une minute, la brise tombapresque à rien, et le courant agissant par degrés,l’Hispaniola tourna lentement sur son axe et finit par meprésenter sa poupe, avec la fenêtre grande ouverte de la cabine oùla lampe brûlait encore sur la table malgré le plein jour. Lagrand-voile, inerte, pendait comme un drapeau. À part le courant,le navire restait immobile.

Pendant les quelques dernières minutes, ma distance s’étaitaccrue, mais je redoublai d’efforts, et commençai une fois de plusà gagner sur le bâtiment chassé.

Je n’étais plus qu’à cinquante brasses de lui quand une brusquebouffée de vent survint : le navire partit bâbord amures, etde nouveau s’en fut au loin, penché et rasant l’eau comme unehirondelle.

Ma première impulsion fut de désespérer, mais la seconde inclinavers la joie. La goélette évita, jusqu’à me présenter son travers…elle évita jusqu’à couvrir la moitié, puis les deux tiers, puis lestrois quarts de la distance qui nous séparait. Les vaguesbouillonnantes écumaient sous son étrave. Vue d’en bas, dans moncoracle, elle me semblait démesurément haute.

Et alors, tout soudain, je me rendis compte du danger. Je n’euspas le temps de réfléchir non plus que d’agir pour me sauver.J’étais sur le sommet d’une ondulation quand, dévalant de la plusvoisine, la goélette fondit sur moi. Son beaupré arriva au-dessusde ma tête. Je me levai d’un bond et m’élançai vers lui, envoyantle coracle sous l’eau. D’une main, je m’accrochai au bout-dehors defoc, tandis que mon pied se logeait entre la draille et le bras, etj’étais encore cramponné là, tout pantelant, lorsqu’un choc sourdm’apprit que la goélette venait d’aborder et de broyer le coracle,et que je me trouvais jeté sur l’Hispaniola sanspossibilité de retraite.

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