L’Île au trésor

Chapitre 4J’amène le Jolly Roger

J’avais à peine pris position sur le beaupré, que le clin-focbattit et reprit le vent en changeant ses amures, avec unedétonation pareille à un coup de canon. Sous le choc de larenverse, la goélette trembla jusqu’à la quille ; mais au boutd’un instant, comme les autres voiles portaient encore, le focrevint battre de nouveau et pendit paresseusement.

La secousse m’avait presque lancé à la mer ; aussi, sansperdre de temps, je rampai le long du beaupré et culbutai sur lepont la tête la première.

Je me trouvais sous le vent du gaillard d’avant, et lagrand-voile, qui portait encore, me cachait une partie du pontarrière. Il n’y avait personne en vue. Le plancher, non balayédepuis la révolte, gardait de nombreuses traces de pas ; etune bouteille vide, au col brisé, se démenait çà et là dans lesdalots, comme un être doué de vie.

Soudain, l’Hispaniola prit le vent en plein. Les focsderrière moi claquèrent avec violence ; le gouvernail serabattit ; un frémissement sinistre secoua le navire toutentier ; et au même instant le gui d’artimon revint en dedansdu bord, et la voile, grinçant sur ses drisses, me découvrit lecôté sous le vent du pont arrière.

Les deux gardiens étaient là : Bonnet-Rouge, étendu sur ledos, raide comme un anspect, les deux bras étalés comme ceux d’uncrucifix, et les lèvres entrouvertes dans un rictus qui luidécouvrait les dents ; Israël Hands, accoté aux bastingages,le menton sur la poitrine, les mains ouvertes à plat devant lui surle pont, et le visage, sous son hâle, aussi blanc qu’une chandellede suif.

Un moment, le navire se débattit et se coucha comme un chevalvicieux ; les voiles tiraient tantôt d’un bord, tantôt del’autre, et le gui, ballant de-ci delà, faisait grincer le mât sousl’effort. De temps à autre, un nuage d’embrun jaillissaitpar-dessus le bastingage, et l’avant du navire piquait violemmentdans la lame : ce grand voilier se comportait beaucoup plusmal que mon coracle rustique et biscornu, à présent au fond del’eau.

À chaque sursaut de la goélette, Bonnet-Rouge glissait de côtéet d’autre ; mais, chose hideuse à voir, ni sa posture, ni lerictus qui lui découvrait les dents, n’étaient modifiés par cesdéplacements brutaux. À chaque sursaut également, on voyait Handss’affaisser davantage sur lui-même et s’aplatir sur le pont :ses pieds glissaient toujours plus loin, et tout son corpss’inclinait vers la poupe, de sorte que petit à petit son visage mefut caché, et je n’en vis plus à la fin qu’une oreille et le bouthirsute d’un favori.

À ce moment, je remarquai autour d’eux des taches de sang sur leplancher, et commençai à croire que les deux ivrognes s’étaientmassacrés l’un l’autre dans leur fureur homicide.

Je regardais ce spectacle avec étonnement, lorsque dans unintervalle de calme où le navire se tenait tranquille, Israël Handsse tourna à demi, et avec un gémissement sourd et en se tortillant,reprit la position dans laquelle je l’avais vu d’abord. Songémissement, qui décelait une douleur et une faiblesse extrêmes, etla vue de sa mâchoire pendante, émurent ma compassion. Mais en meremémorant les propos que j’avais ouïs, caché dans ma barrique depommes, toute pitié m’abandonna.

Je m’avançai jusqu’au grand mât.

– Embarquez, maître Hands, dis-je ironiquement.

Il roula vers moi des yeux mornes, mais il était bien tropabruti pour exprimer de la surprise. Il se borna à émettre cesouhait :

– Eau-de-vie.

Je comprenais qu’il n’y avait pas de temps à perdre :esquivant le gui qui balayait de nouveau le pont, je courus àl’arrière et descendis par le capot d’échelle, dans la cabine.

Il y régnait un désordre difficile à imaginer. Tout ce quifermait à clef, on l’avait ouvert de force pour y rechercher lacarte. Il y avait sur le plancher une couche de boue, aux endroitsoù les forbans s’étaient assis pour boire ou délibérer après avoirpataugé dans le marais avoisinant leur camp. Sur les cloisons,peintes d’un beau blanc et encadrées de moulures dorées,s’étalaient des empreintes de mains sales. Des douzaines debouteilles vides s’entrechoquaient dans les coins, au roulis dunavire. Un des livres médicaux du docteur restait ouvert sur latable : on en avait arraché la moitié des feuillets, pourallumer des pipes, je suppose. Au milieu de tout cela, la lampejetait encore une lueur fumeuse et obscure, d’un brun de terre deSienne.

Je passai dans le cellier : tous les tonneaux avaientdisparu, et un nombre stupéfiant de bouteilles avaient été bues àmême et rejetées sur place. À coup sûr, depuis le début de lamutinerie, pas un de ces hommes n’avait dégrisé.

En fourrageant çà et là, je trouvai une bouteille qui contenaitencore un fond d’eau-de-vie. Je la pris pour Hands ; et pourmoi-même je dénichai quelques biscuits, des fruits en conserve, unegrosse grappe de raisin et un morceau de fromage. Muni de cesprovisions, je regagnai le pont, déposai ma réserve à moi derrièrela tête du gouvernail et, sans passer à portée du quartier-maître,gagnait l’avant où je bus à la citerne une longue et délicieusegoulée d’eau. Alors, mais pas avant, je passai à Hands soneau-de-vie.

Il en but bien un quart de pinte avant de retirer la bouteillede sa bouche.

– Ah ! cré tonnerre ! j’en avais besoin !fit-il.

Pour moi, assis dans mon coin, j’avais déjà commencé àmanger.

– Fort blessé ? lui demandai-je.

Il grogna, ou je devrais plutôt dire, il aboya :

– Si ce docteur était à bord, je serais remis sur pied en unrien de temps ; mais je n’ai pas de chance, vois-tu, moi, etc’est ce qui me désole. Quant à ce sagouin-là, il est mort et bienmort, ajouta-t-il en désignant l’homme au bonnet rouge. Ce n’étaitpas un marin, d’ailleurs… Et d’où diantre peux-tu biensortir ?

– Je suis venu à bord pour prendre possession de ce navire,maître Hands ; et jusqu’à nouvel ordre vous êtes prié de meconsidérer comme votre capitaine.

Il me regarda non sans amertume, mais ne dit mot. Un peu decouleur lui était revenue aux joues, bien qu’il parût encore trèsdéfait et qu’il continuât à glisser et à retomber selon lesoscillations du navire.

– À propos, continuai-je, je ne veux pas de ce pavillon, maîtreHands, et avec votre permission je m’en vais l’amener. Mieux vautrien du tout que celui-là.

Et esquivant de nouveau le gui, je courus aux drisses depavillon et amenai ce maudit drapeau noir, que je lançai par-dessusbord.

– Dieu protège le roi ! m’exclamai-je en agitant monbonnet ; c’en est fini du capitaine Silver !

Il m’observait attentivement, mais à la dérobée et sans lever lementon de sa poitrine.

– J’ai idée, dit-il enfin, j’ai idée, capitaine Hawkins, que tuaimerais bien aller à terre, maintenant. Nous causons,veux-tu ?

– Mais oui, répliquai-je, très volontiers, maître Hands. Ditestoujours.

Et je me remis à manger de bon appétit.

– Cet homme… commença-t-il, avec un faible signe de tête vers lecadavre, il s’appelait O’Brien… une brute d’Irlandais… cet homme etmoi avons mis les voiles dans l’intention de ramener le navire. Ehbien, maintenant qu’il est mort, lui, et bien mort, je ne vois pasqui va faire la manœuvre sur ce bâtiment. Si je ne te donne pasquelques conseils, tu n’en seras pas capable, voilà tout ce que jepeux dire. Eh bien, voici : tu me donneras nourriture etboisson, et un vieux foulard ou un mouchoir pour bander mablessure, hein ? et je t’indiquerai la manœuvre. C’est uneproposition bien carrée, je suppose ?

– Je vous annonce une chose, répliquai-je, c’est que je neretourne pas au mouillage du capitaine Kidd. Je veux aller dans labaie du Nord, et nous échouer là tranquillement.

– J’en étais sûr, s’écria-t-il. Au fond, tu sais, je ne suis pastellement andouille. Je me rends compte, pas vrai ? J’ai tentémon coup, eh bien, j’ai perdu et c’est toi qui as le dessus. Labaie du Nord ? Soit, je n’ai pas le choix, moi ! Jet’aiderai à nous mener jusqu’au Quai des Potences, crétonnerre ! c’est positif.

La proposition ne me parut pas dénuée de sens. Nous conclûmes lemarché sur-le-champ. Trois minutes plus tard, l’Hispaniolavoguait paisiblement vent arrière et longeait la côte de l’île autrésor. J’avais bon espoir de doubler sa pointe nord avant midi etde louvoyer ensuite jusqu’à la baie du Nord avant la marée haute,afin de nous échouer en paix et d’attendre que la marée descendantenous permît de débarquer.

J’amarrai alors la barre et descendis chercher dans mon coffrepersonnel un mouchoir de soie fine donné par ma mère. Je m’enservis pour aider Hands à bander la large blessure saignante qu’ilavait reçue à la cuisse. Après avoir mangé un peu et avalé quelquesgorgées d’eau-de-vie, il commença à se remonter visiblement, setint plus droit, parla plus haut et plus net, et parut un toutautre homme.

La brise nous servait admirablement. Nous filions devant ellecomme un oiseau, les côtes de l’île défilaient comme l’éclair et lepaysage se renouvelait sans cesse. Les hautes terres furent bientôtdépassées, et nous courûmes grand largue le long d’une contréebasse et sablonneuse, parsemée de quelques pins rabougris, au-delàde laquelle nous doublâmes une pointe de collines rocheuses quiformaient l’extrémité de l’île, au nord.

J’étais tout transporté par mon nouveau commandement, et jeprenais plaisir au temps clair et ensoleillé et aux aspects diversde la côte. J’avais désormais de l’eau à discrétion et de bonneschoses à manger, et la superbe conquête que je venais de faireapaisait ma conscience, qui m’avait cruellement reproché madésertion. Il ne me serait plus rien resté à désirer, n’eussent étéles yeux du quartier-maître, qui me suivaient ironiquement par toutle pont, et l’inquiétant sourire qui se jouait continuellement surson visage. Ce sourire contenait un mélange de souffrance et defaiblesse… comme le sourire hébété d’un vieillard ; mais il yavait en outre dans son air un grain de moquerie, une ombred’astucieuse traîtrise, tandis que de son coin il me guettait et meguettait sans relâche, au cours de mon travail.

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