L’Île au trésor

Chapitre 5Ce que j’entendis dans la barrique de pommes

– Non pas, dit Silver. Flint était capitaine ; moi,quartier-maître, à cause de ma jambe de bois. J’ai perdu ma jambedans la même bordée qui a coûté la vue à ce vieux Pew. Celui quim’amputa était docteur en chirurgie… avec tous ses gradesuniversitaires… du latin à revendre et je ne sais quoiencore ; mais n’empêche qu’il fut pendu comme un chien etsécha au soleil avec les autres, à Corso Castle. C’étaient deshommes de Roberts, ceux-là, et tout leur malheur vint de ce qu’ilsavaient changé les noms de leurs navires… la RoyalFortune, et cætera. Or, quand un navire est baptisé d’unefaçon, je dis qu’il doit rester de même. C’est ainsi qu’on a faitavec la Cassandra, qui nous ramena tous sains et saufs duMalabar, après qu’England eut capturé leVice-roi-des-Indes ; de même pour le vieuxWalrus, le navire de Flint, que j’ai vu ruisselant decarnage et chargé d’or à couler.

– Ah ! s’écria une autre voix (celle du plus jeune marin dubord, évidemment plein d’admiration), c’était la fleur du troupeau,que Flint !

– Davis aussi était un gaillard, sous tous rapports, repritSilver. Mais je n’ai jamais navigué avec lui : d’abord avecEngland, puis avec Flint, voilà tout ; et cette fois-ci pourmon propre compte, en quelque sorte. Du temps d’England, j’ai misde côté neuf cents livres, et deux mille après Flint. Ce n’est pasmal pour un homme de l’avant. Le tout déposé en banque. Gagnern’est rien ; c’est conserver qui importe, croyez-moi. Que sontdevenus tous les hommes d’England, à présent ? Je l’ignore. Etceux de Flint ? Hé ! hé ! la plupart ici à bord, etbien aises d’avoir de la tarte… avant cela, ils mendiaient,certains. Le vieux Pew, après avoir perdu la vue, n’eut pas hontede dépenser douze cents livres en un an, comme un grand seigneur.Où est-il maintenant ? Eh bien, maintenant il est mort, et àfond de cale ; mais les deux années précédentes, misère !il crevait la faim. Il mendiait, il volait, il égorgeait, et avecça il crevait la faim, par tous les diables !

– Ça ne vaut vraiment pas le coup, en somme, dit le jeunematelot.

– Pour les imbéciles, non, ça ne vaut pas le coup, ni ça niautre chose ! s’écria Silver. Mais tiens, écoute : tu esjeune, c’est vrai, mais tu es sage comme une image. J’ai vu cela dupremier coup d’œil, et je te parle comme à un homme.

On peut se figurer ce que j’éprouvai en entendant cet infâmevieux fourbe employer avec un autre les mêmes termes flatteurs dontil avait usé avec moi. Si j’en avais eu le pouvoir, je l’auraisvolontiers tué à travers la barrique. Cependant, il poursuivit,sans guère soupçonner que je l’écoutais :

– Tel est le sort des gentilshommes de fortune. Ils ont la viedure et risquent la corde, mais ils mangent et boivent comme descoqs en pâte, et quand vient la fin d’une croisière, ce sont descentaines de livres qu’ils ont en poche, au lieu de centaines deliards. Alors, presque tous se mettent à boire et à se donner dubon temps, et on reprend la mer avec sa chemise sur le dos. Maismoi, ce n’est pas mon genre. Je place tout, un peu ici, un peu là,et nulle part de trop, crainte des soupçons. J’ai cinquante ans,remarque ; une fois de retour de cette croisière, je m’établisrentier pour de bon. Et ce n’est pas trop tôt, diras-tu. Oui, maisj’ai vécu à l’aise dans l’intervalle ; jamais je ne me suisrien refusé, j’ai dormi sur la plume et mangé du bon, tout letemps, sauf en mer. Et comment ai-je commencé ? À l’avant,comme toi.

– Soit, dit l’autre ; mais tout l’argent que tu avais estperdu maintenant, pas vrai ? Tu n’oseras plus te montrer dansBristol après ce coup-ci.

– Ah bah ! où penses-tu donc qu’il est ? demandaSilver, ironique.

– À Bristol, dans les banques et ailleurs, répondit soncompagnon.

– Il y était, il y était encore quand nous avons levé l’ancre.Mais ma vieille bourgeoise a le tout, à présent. LaLongue-Vue est vendue, bail, clientèle et mobilier, et labrave fille est partie m’attendre. Je te dirais bien où, car j’aiconfiance en toi, mais cela ferait de la jalousie parmi lescopains.

– Et tu te fies à ta bourgeoise ?

– Les gentilshommes de fortune se fient généralement peu les unsaux autres, et ils ont raison, sois-en sûr. Mais j’ai ma méthode àmoi. Quand un camarade me joue un pied de cochon – quelqu’un qui meconnaît, je veux dire – il ne reste pas longtemps dans le mêmemonde que le vieux John. Certains avaient peur de Pew, d’autres deFlint ; mais Flint lui-même avait peur de moi. Il avait peur,malgré son arrogance. Ah ! ce n’était pas un équipage commode,que celui de Flint ; le diable lui-même aurait hésité às’embarquer avec eux. Eh bien, tiens, je te le dis, je ne suis pasvantard, mais quand j’étais quartier-maître, ils n’avaient rien del’agneau, les vieux flibustiers de Flint. Oh ! tu peux êtresûr de ton affaire sur le navire du vieux John.

– Eh bien, maintenant je peux te l’avouer, reprit le gars, lacombinaison ne me plaisait pas à la moitié du quart ; maismaintenant que j’ai causé avec toi, John, j’en suis. Topelà !

– Tu es un brave garçon, et fin, avec ça, répliqua Silver, enlui secouant la main si chaleureusement que la barrique en trembla.Je n’ai jamais vu personne mieux désigné pour faire un gentilhommede fortune.

Je commençais à saisir le sens de leurs expressions. Un« gentilhomme de fortune », pour eux, ce n’était ni plusni moins qu’un vulgaire pirate, et le dialogue que je venais desurprendre parachevait la corruption de l’un des matelots restéshonnêtes – peut-être le dernier qui fût à bord. Mais sur ce pointje devais être bientôt fixé. Silver lança un léger coup de sifflet,et un troisième individu survint, qui s’assit auprès des deuxautres.

– Dick marche, lui dit Silver.

– Oh ! je savais bien que Dick marcherait, prononça la voixdu quartier-maître, Israël Hands. Ce n’est pas un imbécile queDick… (Il roula sa chique et cracha.) Mais dis, Cochon-Rôti, jevoudrais bien savoir combien de temps nous allons rester à boulinercomme un bateau à provisions ? Crénom ! j’en ai plein ledos du capitaine Smollett. Il y a assez longtemps qu’il m’embête.Tonnerre ! Je veux aller dans la cabine, moi aussi. Je veuxleurs cornichons, et leurs vins, et le reste.

– Israël, dit Silver, tu n’as pas beaucoup de jugeotte, et cen’est pas du nouveau. Mais tu es capable d’écouter, je pense ;du moins, tes oreilles sont assez grandes. Or, voici ce que jedis : vous coucherez à l’avant, et vous aurez la vie dure, etvous filerez doux, et vous resterez sobres, jusqu’à ce que je donnel’ordre d’agir ; et tu peux m’en croire, mon gars.

– Eh ! est-ce que je te dis le contraire ? grommela lequartier-maître. Je demande seulement : pour quandest-ce ? Voilà tout ce que je dis.

– Pour quand ? par tous les diables ! s’écria Silver.Eh bien donc, si tu veux le savoir, je vais te le dire, pour quand.Pour le plus tard qu’il me sera possible, voilà ! Nous avonsun navigateur de première classe, le capitaine Smollett, qui dirigepour nous ce sacré navire. Il y a ce chevalier et ce docteur quiont une carte et le reste… Je ne sais pas où elle est, cette carte,moi. Toi non plus, n’est-ce pas ? Alors donc, je veux que cechevalier et ce docteur trouvent la marchandise et nous aident àl’embarquer, par tous les diables ! Alors nous verrons. Sij’étais sûr de vous tous, doubles fils de Hollandais, j’attendraispour faire le coup que le capitaine Smollett nous ait ramenés àmoitié chemin.

– Mais quoi, nous sommes tous des navigateurs ici à bord, jepense, répliqua le jeune Dick.

– Dis plutôt que nous sommes tous des matelots de gaillardd’avant, trancha Silver. Nous pouvons tenir une route donnée, maisqui saura l’établir ? Vous en seriez bien empêchés, tous tantque vous êtes, vous les gentilshommes de fortune. Si on me laissaitfaire, j’attendrais que le capitaine Smollett nous ait ramenésjusque dans les alizés, au moins ; comme ça, ni sacrés fauxcalculs, ni rationnement à une cuillerée d’eau par jour. Mais jevous connais. J’en finirai avec eux sur l’île même, sitôt lamarchandise à bord, et c’est un vrai malheur. Mais vous n’êtesjamais contents qu’après avoir bu. Mort de mes os ! ça dégoûtede naviguer avec des types comme vous !

– Tout doux, Long John, protesta Israël. Qui donc tecontredit ?

– Hein, songez combien de grands navires j’ai vu amariner commeprises, et combien de vaillants gars sécher au soleil sur le quaides Potences ! et tout ça pour avoir été aussi pressés,pressés, pressés. Vous m’entendez ? J’ai vu quelques petiteschoses, en mer, moi. Si vous vouliez simplement tenir votre route,et au plus près du vent, bientôt vous rouleriez carrosse,oui ! Mais à d’autres ! Je vous connais. Soit ! vousaurez votre lampée de rhum demain, et allez vous fairependre !

– Tu prêches comme un curé, John, c’est connu, rétorquaIsraël ; mais d’autres ont su manœuvrer et gouverner aussibien que toi. Ils admettaient la plaisanterie, eux. En tout cas,ils étaient moins hautains et moins cassants. Ils acceptaient lesobservations en gais compagnons, tous ceux-là.

– Ouais ! reprit Silver. Et où sont-ils maintenant ?Pew était de ce calibre, et il a fini mendiant. Flint aussi, et ilest mort, tué par le rhum, à Savannah. Ah ! c’étaient destypes à la coule, eux ! Seulement, où sont-ils ?

– Mais, intervint Dick, quand nous les aurons à notre merci,qu’est-ce que nous ferons d’eux, pour finir ?

– Voilà un garçon qui me botte ! s’écria le cuisinier, avecadmiration. Ça s’appelle être pratique. Eh bien, votre avis ?Les abandonner à terre ? C’eût été la manière d’England. Oubien les égorger comme porcs ? C’est ce qu’auraient fait Flintou Billy Bones.

– Billy était homme à ça, convint Israël. Les morts ne mordentpas, qu’il disait. Bah, il est mort lui-même, à présent ; ilest renseigné là-dessus tout au long ; et si jamais rude marinentra au port, ce fut Billy.

– Tu dis bien, reprit Silver. Rude et prompt. Remarquez :je suis un homme doux… je suis tout à fait galant homme, pasvrai ? mais cette fois, c’est sérieux. Les affaires avanttout, camarades. Je vote : la mort. Quand je serai auParlement et roulant dans mon carrosse, je ne veux pas qu’un de ces« avocats de mer » de la cabine s’amène au pays, àl’improviste, comme le diable à la prière. Mon principe estd’attendre, mais l’occasion venue, d’y aller ferme !

– John, s’écria le quartier-maître, tu es un homme.

– Tu le diras, Israël, quand tu auras vu… Je ne réclame qu’unechose : Trelawney. De ces mains-ci, je lui dévisserai du corpssa tête de veau… Dick, en gentil garçon, lève-toi et donne-moi unepomme, pour m’humecter un peu le gosier.

Imaginez ma terreur. J’aurais sauté dehors et pris la fuite, sij’en avais trouvé la force ; mais le cœur me manquait, aussibien que les muscles. Au bruit, je compris que Dick selevait ; mais quelqu’un l’arrêta.

Et j’entendis la voix de Hands :

– Bah ! laisse donc ce fond de tonneau, John. Buvons uncoup de rhum, ça vaudra mieux !

– Dick, acquiesça Silver, je me fie à toi. Il y a une mesure surle baril. Voici la clef : tu empliras une topette et tu nousl’apporteras.

Ce devait être ainsi, j’y songeai malgré ma terreur, queM. Arrow se procurait les spiritueux qui l’avaient tué.

Dick parti, Israël profita de son absence pour parler àl’oreille du coq. Je ne pus saisir que peu de mots, mais parmi eux,ceux-ci, qui étaient d’importance :

« Pas un seul des autres ne se joindra à nous. » Donc,il y avait encore des hommes fidèles à bord.

Dick revenu, la topette passa de main en main. Tous troisburent. L’un dit :

– À notre réussite !

L’autre :

– À la santé du vieux Flint.

Et Silver prononça, sur un ton de mélopée :

– Je bois à nous, et tenez le plus près, beaucoup de butin etbeaucoup de galette…

À ce moment, une vague clarté m’atteignit au fond de mabarrique. Je levai les yeux, et vis que la lune s’était levée,argentant la hune d’artimon et brillant sur la blancheur de lamisaine. Presque en même temps, la vigie lança ce cri :

– Terre !

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