L’Île au trésor

Chapitre 4Jim Hawkins reprend son récit : la garnison de la palanque

En apercevant le pavillon, Ben Gunn fit halte, me retint par lebras, et s’assit.

– À présent, dit-il, ce sont tes amis, pour sûr.

– Il est plus probable que ce sont les mutins, répondis-je.

– Avec ça ? insista-t-il. Allons donc ! dans un lieucomme celui-ci où il ne vient que des gentilshommes de fortune, lepavillon que déploierait Silver, c’est le Jolly Roger[4] , il n’y a pas de doute là-dessus. Non,ce sont tes amis. Il y a eu bataille, du reste, et je suppose quetes amis ont eu le dessus et les voici à terre dans ce vieux fortinconstruit par Flint il y a des années et des années. Ah ! ilen avait une caboche, ce Flint ! Rhum à part, on n’a jamais vuson pareil. Il n’eut jamais peur de personne, sauf de Silver… Oui,Silver avait cet honneur.

– Bien, dis-je, c’est possible, et je vous crois ; maisraison de plus pour que je me dépêche de rejoindre mes amis.

– Nenni, camarade, répondit Ben, pas du tout. Tu es un bon gars,si je ne m’abuse, mais tu n’es qu’un gamin pour finir. Or, Ben Gunnest renseigné. Même pour du rhum, on ne me ferait pas aller là oùtu vas. Non, pas pour du rhum… jusqu’à ce que j’aie vu tongentilhomme de naissance et reçu sa parole d’honneur. Et n’oubliepas mes paroles : « Un riche coup (voilà ce que tudiras), un riche coup plus de confiance… » et puis tu lepinces.

 

Et il me pinça pour la troisième fois avec le même airentendu.

– Et quand on aura besoin de Ben Gunn, tu sauras où le trouver,Jim. Là même où tu l’as trouvé aujourd’hui. Et que celui quiviendra porte quelque chose de blanc à la main, et qu’il vienneseul… ah ! et puis tu diras ceci : « Ben Gunn, quetu diras, a ses raisons à lui. »

– Bien, répliquai-je, il me semble que je comprends. Vous avezune proposition à faire, et vous désirez voir le chevalier ou ledocteur ; et on vous trouvera où je vous ai trouvé. Est-cetout ?

– Et à quel moment, dis ? ajouta-t-il. Eh bien, mettonsentre midi et trois heures environ.

– Bon. Et maintenant puis-je m’en aller ?

– Tu n’oublieras pas ? demanda-t-il inquiètement. « Unriche coup » et « des raisons à lui », que tu diras.Des raisons à lui, voilà le principal ! Je te le dis enconfidence. Eh bien donc (et il me tenait toujours), je pense quetu peux aller, Jim. Et puis, Jim, si par hasard tu vois Silver, tun’iras pas vendre Ben Gunn ? On ne te tirera pas les vers dunez ? À aucun prix, dis ? Et si ces pirates campent àterre, Jim, que diras-tu s’il y a des veuves au matin ?

Il fut interrompu par une détonation violente, et un boulet decanon arriva, fracassant les branches, et alla s’enfoncer dans lesable, à moins de cinquante toises de l’endroit où nous étionsarrêtés à causer. À l’instant, nous prîmes la fuite à toutesjambes, chacun de notre côté.

Durant une heure, l’île trembla sous les détonations répétées,et les boulets ne cessèrent de ravager les bois. Je passais d’unecachette à l’autre, toujours poursuivi, ou du moins je mel’imaginais, par ces terrifiants projectiles. Mais vers la fin dubombardement, sans oser encore m’aventurer du côté du fortin, oùtombaient la plupart des boulets, j’avais retrouvé moncourage ; et, après un long circuit dans l’est, je descendisau rivage en me glissant parmi les arbres.

Le soleil venait de se coucher, la brise de mer se levait,agitant les ramures et la surface terne du mouillage ; lamarée, par ailleurs, était presque basse, et découvrait de largesbancs de sable ; le vent, après l’ardeur du jour, me faisaitfrissonner sous ma vareuse.

L’Hispaniola était toujours ancrée à la mêmeplace ; mais le Jolly Roger se déployait à son mât. Tandis queje la considérais, je vis jaillir un nouvel éclair de feu, uneautre détonation réveilla les échos, et un boulet de plus déchirales airs. Ce fut la fin de la canonnade.

Je restai quelque temps à écouter le hourvari qui succédait àl’attaque. Sur le rivage voisin de la palanque, on démolissaitquelque chose à coups de hache : notre infortuné petit canot,comme je l’appris par la suite. Plus loin, vers l’embouchure de larivière, un grand brasier flamboyait parmi les arbres, et entre cepoint et le navire, une yole faisait la navette. Tout en maniantl’aviron, les hommes que j’avais vus si renfrognés chantaient commedes enfants. Mais à l’intonation de leurs voix, on comprenaitqu’ils avaient bu.

À la fin, je crus pouvoir regagner la palanque. Je me trouvaisassez loin sur la langue de terre basse et sablonneuse qui ferme lemouillage à l’est et se relie dès la mi-marée à l’îlot duSquelette. En me mettant debout, je découvris, un peu plus loin surla langue de terre et s’élevant d’entre les buissons bas, une rocheisolée, assez haute et d’une blancheur particulière. Je m’avisaique ce devait être la roche blanche à propos de laquelle Ben Gunnm’avait dit que si un jour ou l’autre on avait besoin d’un canot,je saurais où le trouver.

Puis, longeant les bois, j’atteignis enfin les derrières de lapalanque, du côté du rivage, et fus bientôt chaleureusementaccueilli par le parti fidèle.

Quand j’eus brièvement conté mon aventure, je pus regarderautour de moi. La maison était faite de troncs de pins nonéquarris, qui constituaient le toit, les murs et le plancher.Celui-ci dominait par endroits d’un pied à un pied et demi leniveau du sable. Un vestibule précédait la porte, et sous cevestibule la petite source jaillissait dans une vasque artificielled’un genre assez insolite : ce n’était rien moins qu’un grandchaudron de navire, en fer, dépourvu de son fond et enterré dans lesable « jusqu’à la flottaison », comme disait lecapitaine.

Il ne restait guère de la maison que la charpente :toutefois dans un coin on voyait une dalle de pierre qui tenaitlieu d’âtre, et une vieille corbeille de fer rouillée destinée àcontenir le feu.

Sur les pentes du monticule et dans tout l’intérieur duretranchement, on avait abattu le bois pour construire le fortin,et les souches témoignaient encore de la luxuriance de cettefutaie. Après sa destruction, presque toute la terre végétale avaitété délayée par les pluies ou ensevelie sous la dune ; au seulendroit où le ruisselet se dégorgeait du chaudron, un épais tapisde mousse, quelques fougères et des buissons rampants verdoyaientencore parmi les sables. Entourant la palanque de très près – detrop près pour la défense, disaient mes compagnons – la forêtpoussait toujours haute et drue, exclusivement composée de pins ducôté de la terre, et avec une forte proportion de chênes verts ducôté de la mer.

L’aigre brise du soir dont j’ai parlé sifflait par toutes lesfissures de la rudimentaire construction, et saupoudrait leplancher d’une pluie continuelle de sable fin. Il y avait du sabledans nos yeux, du sable entre nos dents, du sable dans notresouper, du sable qui dansait dans la source au fond du chaudron,rappelant tout à fait une soupe d’avoine qui commence à bouillir.Une ouverture carrée dans le toit formait notre cheminée :elle n’évacuait qu’une faible partie de la fumée, et le restetournoyait dans la maison, ce qui nous faisait tousser etlarmoyer.

Ajoutez à cela que Gray, notre nouvelle recrue, avait la têteenveloppée d’un bandage, à cause d’une estafilade qu’il avait reçueen échappant aux mutins, et que le cadavre du vieux Redruth, nonenterré encore, gisait auprès du mur, roide, sous l’Union Jack.

S’il nous eût été permis de rester oisifs, nous serions tombésdans la mélancolie ; mais on n’avait rien à craindre de cegenre avec le capitaine Smollett. Il nous fit tous ranger devantlui et nous distribua en bordées. Le docteur, Gray et moi, d’unepart ; les chevalier, Hunter et Joyce, de l’autre. Malgré lafatigue générale, deux hommes furent envoyés à la corvée de bois àbrûler ; deux autres occupés à creuser une fosse pourRedruth ; le docteur fut nommé cuisinier ; je montai lagarde à la porte ; et le capitaine lui-même allait de l’un àl’autre, nous stimulant et donnant un coup de main où il en étaitbesoin.

De temps à autre, le docteur venait à la porte pour respirer unpeu et reposer ses yeux tout rougis par la fumée, et il ne manquaitjamais de m’adresser la parole.

– Ce Smollett, prononça-t-il une fois, vaut mieux que moi, Jim.Et ce que je dis là n’est pas un mince éloge.

Une autre fois, il resta d’abord un moment silencieux. Puis ilpencha la tête de côté et me considéra, en demandant :

– Ce Ben Gunn est-il un homme comme les autres ?

– Je ne sais, monsieur, répondis-je. Je ne suis pas sûr qu’ilsoit sain d’esprit.

– S’il y a là-dessus le moindre doute, c’est qu’il l’est. Quandon a passé trois ans à se ronger les ongles sur une île déserte, onne peut vraiment paraître aussi sain d’esprit que vous et moi. Ceserait contraire à la nature. C’est bien du fromage dont il ditqu’il a envie ?

– Oui, monsieur, du fromage.

– Eh bien, Jim, voyez qu’il est parfois bon d’avoir le goûtraffiné. Vous connaissez ma tabatière, n’est-ce pas ? et vousne m’avez jamais vu priser : la raison en est que je gardedans cette tabatière un morceau de parmesan… un fromage fait enItalie, très nutritif. Eh bien ! voilà pour BenGunn !

Avant de manger notre souper, nous enterrâmes le vieux Tom dansle sable, et restâmes autour de lui quelques instants à nousrecueillir, tête nue sous la brise. On avait rentré une bonneprovision de bois à brûler, mais le capitaine la jugeainsuffisante ; à sa vue, il hocha la tête et nous déclaraqu’« il faudrait s’y remettre demain un peu plusactivement ». Puis, notre lard mangé, et quand on eutdistribué à chacun un bon verre de grog à l’eau-de-vie, les troischefs se réunirent dans un coin pour examiner la situation.

Ils se trouvaient, paraît-il, fort en peine, car les provisionsétaient si basses que la famine devait nous obliger à capitulerbien avant l’arrivée des secours. Notre meilleur espoir,conclurent-ils, était de tuer un nombre de flibustiers assez grandpour les décider, soit à baisser pavillon, soit à s’enfuir avecl’Hispaniola. De dix-neuf au début, ils étaient déjàréduits à quinze ; ils avaient de plus deux blessés, dont l’unau moins – l’homme atteint à côté du canon – l’était grièvement, simême il vivait encore. Chaque fois qu’une occasion se présenteraitde faire feu sur eux, il fallait la saisir, tout en ménageant nosvies avec tout le soin possible. En outre, nous avions deuxpuissants alliés : le rhum et le climat.

Pour le premier, bien qu’étant à environ un demi-mille desmutins, nous les entendions brailler et chanter jusqu’à une heureavancée de la nuit ; et pour le second, le docteur gageait saperruque que, campés dans le marigot et dépourvus de remèdes, lamoitié d’entre eux serait sur le flanc avant huit jours.

– Et alors, ajouta-t-il, si nous ne sommes pas tous tuésauparavant, ils seront bien aises de se remballer sur la goélette.C’est toujours un navire, et ils pourront se remettre à laflibuste.

– Le premier bâtiment que j’aurai jamais perdu ! soupira lecapitaine Smollett.

J’étais mort de fatigue, comme on peut le croire ; etlorsque j’allai me coucher, ce qui arriva seulement après encorebeaucoup de va-et-vient, je dormis comme une souche.

Les autres étaient levés depuis longtemps, avaient déjà déjeunéet augmenté de près de moitié la pile de bois à brûler, quand jefus éveillé par une alerte et un bruit de voix.

– Un parlementaire, entendis-je prononcer.

Puis, tout aussitôt, avec une exclamationd’étonnement :

– Silver en personne !

Je me levai d’un bond et, me frottant les yeux, courus à unemeurtrière.

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