L’Île au trésor

Chapitre 4Le voyage

Toute la nuit se passa dans un grand affairement, à mettre leschoses en place, et à recevoir des canots remplis d’amis duchevalier, et entre autres M. Blandly, qui vinrent luisouhaiter bon voyage et prompt retour. Il n’y eut jamais de nuit, àl’Amiral Benbow, où je travaillai moitié autant, etlorsque, un peu avant le jour, le sifflet du maître d’équipageretentit et que l’équipage se disposa aux barres de cabestan,j’étais exténué. Mais même deux fois plus las, je n’aurais pasquitté le pont.

Tout y était trop nouveau pour ma curiosité : les brefscommandements, le son aigu du sifflet, les hommes courant à leurspostes dans la faible clarté des falots du bord.

– Allons, Cochon-Rôti, donne-nous un refrain, lançaquelqu’un.

– Celui de jadis, cria un autre.

– Bien, camarades, répondit Long John, qui se tenait auprèsd’eux, reposant sur sa béquille.

Et aussitôt il attaqua l’air et les paroles que je connaissaistrop :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Et tout l’équipage reprit en chœur :

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

et au troisième ho ! tous poussèrent avec ensemble sur lesbarres de cabestan.

Malgré la minute palpitante, je fus reporté sur l’instant àl’Amiral Benbow, et je crus entendre se mêler au chœur lavoix du capitaine. Mais coup sur coup l’ancre sortit de l’eau,ruisselante, et s’accrocha aux bossoirs ; puis les voilesprirent le vent, la terre et les navires défilèrent à droite et àgauche. Avant que je me fusse couché pour prendre une heure derepos, le voyage de l’Hispaniola était commencé, et ellevoguait vers l’île au trésor.

Je ne relaterai pas en détail ce voyage. Il fut des plusfavorisés. Le navire se montra excellent, les gens de l’équipageétaient de bons matelots, et le capitaine connaissait à fond sonmétier. Toutefois, avant d’atteindre l’île au trésor, il seproduisit deux ou trois incidents que je dois rapporter.

Pour commencer, M. Arrow se révéla pire encore que ne lecraignait le capitaine. Il n’avait pas d’autorité sur les hommes,et avec lui on ne se gênait pas. Mais ce n’était pas le plusgrave ; car, après deux ou trois jours de navigation, il nemonta plus sur le pont qu’avec des yeux troubles, des jouesenflammées, une langue balbutiante ; bref, avec tous lessymptômes d’ivresse. À plusieurs reprises, il fut mis aux arrêts.Parfois il tombait et se blessait, ou bien il passait toute lajournée étendu dans son hamac de la dunette ; d’autres fois,pour un jour ou deux, il était presque de sang-froid et remplissaità peu près ses fonctions.

Cependant, nous n’arrivions pas à découvrir d’où il tenait sonalcool. C’était l’énigme du bord. Malgré toutes nos recherches,nous ne pûmes la résoudre. L’interrogeait-on directement, il vousriait au nez quand il était ivre, et s’il était de sang-froid, iljurait ses grands dieux qu’il ne prenait jamais autre chose que del’eau.

Non seulement il était mauvais officier et d’un fâcheux exemplepour les hommes, mais de ce train il allait directement à la mort.On fut peu surpris, et guère plus chagriné, quand par une nuitnoire, où la mer était forte et le vent debout, il disparutdéfinitivement.

– Un homme à la mer ! prononça le capitaine. Ma foi,messieurs, cela nous épargne l’ennui de le mettre aux fers.

Mais cela nous laissait dépourvus de second ; il fallutdonc donner de l’avancement à l’un des hommes. Job Anderson, lemaître d’équipage, était à bord le plus qualifié, et tout engardant son ancien titre, il joua le rôle de second.M. Trelawney avait navigué, et ses connaissances nousservirent beaucoup, car il lui arrivait de prendre lui aussi sonquart, par temps maniable. Et le quartier-maître, Israël Hands,était un vieux marin d’expérience, prudent et avisé, en qui onpouvait avoir pleine confiance en cas de nécessité.

C’était le grand confident de Long John Silver ; et puisqueje viens de le nommer, je parlerai de notre maître coq,Cochon-Rôti, comme l’appelait l’équipage.

À bord, pour avoir les deux mains le plus libres possible, ilportait sa béquille suspendue à une courroie passée autour du cou.C’était plaisir de le voir caler contre une cloison le pied decette béquille et, arc-bouté dessus, suivant toutes lesoscillations du navire, faire sa cuisine comme sur le plancher desvaches. Il était encore plus curieux de le voir circuler sur lepont au plus fort d’une bourrasque. Pour l’aider à franchir lesintervalles trop larges, on avait disposé quelques bouts de ligne,qu’on appelait les boucles d’oreilles de Long John ; et il setransportait d’un lieu à l’autre, soit en usant de sa béquille,soit en la traînant par la courroie, aussi vite que n’importe qui.Mais ceux des hommes qui avaient jadis navigué avec luis’apitoyaient de l’en voir réduit là.

– Ce n’est pas un homme ordinaire, Cochon-Rôti, me disait lequartier-maître. Il a reçu de l’instruction dans sa jeunesse, etquand ça lui chante il parle comme un livre. Et d’unebravoure !… un lion n’est rien comparé à Long John ! Jel’ai vu, seul et sans armes, empoigner quatre adversaires etfracasser leurs têtes les unes contre les autres !

Tout l’équipage l’aimait, et voire lui obéissait. Il avait lamanière de leur parler à tous et de rendre service à chacun. Enversmoi, il était d’une obligeance inlassable, et toujours heureux dem’accueillir dans sa cuisine, qu’il tenait propre comme un souneuf, et où l’on voyait des casseroles reluisantes pendues au mur,et dans un coin une cage avec son perroquet.

– Allons, Hawkins, me disait-il, viens faire la causette avecJohn. Tu es le bienvenu entre tous, mon fils. Assieds-toi pourentendre les nouvelles. Voici capitaine Flint (j’appelle monperroquet ainsi, en souvenir du fameux flibustier), voici capitaineFlint qui prédit la réussite à notre voyage. Pas vrai,capitaine ?

Et le perroquet de prononcer avec volubilité :« Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces dehuit ! » jusqu’au moment où John couvrait la cage de sonmouchoir.

– Vois-tu, Hawkins, me disait-il, cet oiseau est peut-être âgéde deux cents ans. Ils vivent parfois plus que cela, et le diableseul a vu plus de crimes que lui. Il a navigué avec England, legrand capitaine England, le pirate. Il a été à Madagascar, auMalabar, à Surinam, à Providence, à Portobello. Il assistait aurepêchage des galions de la Plata. C’est là qu’il apprit :« Pièces de huit » ; et rien d’étonnant, il y enavait trois cent cinquante mille, Hawkins ! Il se trouvait àl’abordage du Vice-roi-des-Indes, au large de Goa, oui,lui-même. À le voir on croirait un innocent ; mais tu asflairé la poudre, hein, capitaine ?

– Garde à vous ! pare à virer ! glapissait leperroquet.

– Ah ! c’est un fin matois, disait le coq en lui donnant dusucre tiré de sa poche. (Et l’oiseau becquetait aux barreaux etlançait une bordée de blasphèmes d’une abomination à faire frémir.)C’est ainsi, mon gars ! ajoutait John, tel qui touche à lapoix s’embarbouille. Témoin ce pauvre vieil innocent d’oiseau, quijure feu et flammes, et n’en sait rien, bien sûr. Il jurerait toutpareil, si j’ose dire, devant un curé.

Et John portait la main à son front avec une gravitéparticulière que je jugeais des plus édifiantes.

Cependant, le chevalier et le capitaine Smollett se tenaienttoujours sur une défensive réciproque. Le chevalier n’y allait paspar quatre chemins : il détestait le capitaine. Le capitaine,de son côté, ne parlait que pour répondre aux questions, et encore,de façon nette, brève et sèche, sans un mot de trop. Ilreconnaissait, une fois mis au pied du mur, qu’il s’étaitapparemment trompé sur le compte des hommes, que certains étaientactifs à souhait, et que tous s’étaient fort bien comportéjusqu’ici. Quant au navire, il avait conçu pour lui un goûtextrême.

– Il navigue au plus près, mieux qu’on n’est en droit del’attendre de sa propre épouse, monsieur… Mais, ajoutait-il, toutce que je puis dire est que nous ne sommes pas encore rentrés cheznous, et que je n’aime pas cette croisière.

Le chevalier, là-dessus, se détournait et arpentait le tillacd’un bout à l’autre, le menton relevé.

– Cet homme m’exaspère, disait-il ; pour un rienj’éclaterais.

Nous rencontrâmes un peu de gros temps, et l’Hispaniolan’en montra que mieux ses qualités. Tout le monde à bord paraissaitenchanté, et il n’en pouvait guère aller autrement, car jamaiséquipage ne fut plus gâté, je crois, depuis que Noé mit son arche àla mer. Le double grog circulait sous le moindre prétexte ; onservait de la tarte aux prunes en dehors des fêtes, par exemple sile chevalier apprenait que c’était l’anniversaire de quelqu’un del’équipage ; et il y avait en permanence sur le pont unebarrique de pommes où puisait qui voulait.

– Ces manières-là, disait le capitaine au docteur Livesey, n’ontjamais profité à personne, que je sache. Gâtez les matelots, vousen faites des diables. Voilà ma conviction.

Mais la barrique de pommes nous profita, comme on va le lire,car sans elle rien ne nous eût avertis, et nous périssions tous partrahison.

Voici comment la chose arriva.

Nous avions remonté les alizés pour aller chercher le vent del’île que nous voulions atteindre, – je ne suis pas autorisé à êtreplus précis – et nous courions vers elle, en faisant bonne veillejour et nuit. C’était à peu près le dernier jour de notre voyaged’aller. Dans la nuit, ou au plus tard le lendemain dans lamatinée, l’île au trésor serait en vue. Nous avions le cap auS.-S.-O., avec une brise bien établie par le travers et une merbelle. L’Hispaniola se balançait régulièrement, et sonbeaupré soulevait par intervalles une gerbe d’embruns. Toutes lesvoiles portaient, hautes et basses ; et comme la premièrepartie de notre expédition tirait à sa fin, chacun manifestait laplus vaillante humeur. Le soleil venait de se coucher. J’avaisterminé ma besogne, et je regagnais mon hamac, lorsque je m’avisaide manger une pomme. Je courus sur le pont. Les gens de quartétaient tous à l’avant, à guetter l’apparition de l’île. L’homme debarre surveillait le lof de la voilure et sifflait tranquillementun air. À part ce son, on n’entendait que le bruissement des flotscontre le taille-mer et les flancs du navire.

J’entrai tout entier dans la barrique de pommes, qui étaitpresque vide, et m’y accroupis dans le noir. Le bruit des vagues etle bercement du navire étaient sur le point de m’assoupir,lorsqu’un homme s’assit bruyamment tout contre. La barrique oscillasous le choc de son dos, et je m’apprêtais à sauter dehors, quandl’homme se mit à parler. Je reconnus la voix de Silver, et iln’avait pas prononcé dix mots, que je ne me serais plus montré pourtout au monde. Je restai là, tremblant et aux écoutes, dévoré depeur et de curiosité : par ces dix mots je devenais désormaisresponsable de l’existence de tous les honnêtes gens du bord.

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